Le financement de Périclès

Plutarque
Il est difficile d'imaginer un homme d'État qui se soit plus approché de la perfection que Périclès. Hélas! Pendant tout le temps où il a exercé le pouvoir, un pouvoir devenu absolu vers la fin, on lui a adressé un reproche majeur qui semble justifié: pour financer ses grands travaux et s'attacher le peuple d'Athènes, il a puisé dans le trésor de la Confédération des cités grecques. C'est un peu comme si les présidents américains avaient, après la guerre de 1939-45, puisé en toute liberté dans le Trésor des Nations-Unies. Les cités grecques, en vue d'assurer leur défense commune contre les Perses, avaient constitué un trésor auquel elles contribuaient à proportion de leur importance. Le trésor avait d'abord été déposé à Délos. Endroit dangereux, dirent les Athéniens, à la portée de l'ennemi. Ils obtinrent ainsi qu'il soit transporté dans leur cité. La contribution des autres cités risquait alors de devenir une taxe devant servir au développement d'Athènes. C'est ce qui se produisit sous Périclès.
Mais ce qui flatta le plus Athènes, ce qui contribua davantage à son embellissement, ce qui surtout étonna tous les autres peuples, et atteste sent la vérité de tout ce qu'on a dit sur la puissance de la Grèce et sur son ancienne splendeur, c'est la magnificence des édifices publics dont Périclès décora cette ville. De tous les actes de son administration, c'était là ce que ses envieux ne cessaient de lui reprocher; c'était le texte ordinaire de leurs déclamations dans les assemblées des citoyens. «Le peuple, disaient-ils, se déshonore et, s'attire les plus justes reproches, en faisant transporter de Délos à Athènes l'argent de toute la Grèce. Une pareille conduite eût pu, aux yeux de ceux qui nous en font un crime, trouver son excuse dans la crainte de voir ce dépôt exposé dans Délos à devenir la proie des Barbares; danger qu'on avait voulu éviter, en le transférant à Athènes comme en un lieu plus sûr: mais ce moyen de justification, Périclès nous l'a enlevé. La Grèce ne peut se dissimuler que, par la plus injuste et la plus tyrannique déprédation, les sommes qu'elle a consignées pour les frais de la guerre sont employées à dorer, à embellir notre ville, comme une femme coquette que l'on couvre de pierres précieuses; qu'elles servent à ériger des statues magnifiques, à construire des temples dont tel a coûté jusqu'à mille talents.»

    Périclès, de son côté, représentait aux Athéniens qu'ils ne devaient pas compte à leurs alliés de l'argent qu'ils avaient reçu d'eux. Nous combattons, disait-il, pour leur défense, et nous éloignons les Barbares de leurs frontières; ils ne fournissent pour la guerre ni chevaux, ni galères, ni soldats; ils ne contribuent que de quelques sommes d'argent, qui, une fois payées, n'appartiennent plus à ceux qui les livrent, mais à ceux qui les reçoivent, lesquels ne sont tenus qu'à remplir les conditions qu'ils s'imposent en les recevant. La ville, abondamment pourvue de tous les moyens de défense, que la guerre exige, doit employer ces richesses à des ouvrages qui, une fois achevés, lui assureront une gloire immortelle. Des ateliers en tout genre mis en activité, l'emploi et la fabrication d'une immense quantité de matières alimentant l'industrie et les arts, un mouvement général utilisant tous les bras; telles sont les ressources incalculables que ces constructions procurent déjà aux citoyens, qui presque tous reçoivent, de cette sorte, des salaires du trésor public; et c'est ainsi que la ville tire d'elle-même sa subsistance et son embellissement.

    «Ceux que leur âge et leur force appellent à la profession des armes reçoivent de l'État une solde qui suffit à leur entretien. J'ai donc voulu que la classe du peuple qui ne fait pas le service militaire, et qui vit de son travail, eût aussi part à cette distribution de deniers publics: mais, afin qu'elle ne devint pas le prix de la paresse ou de l'oisiveté, j'ai appliqué ces citoyens à la construction de grands édifices, où les arts de toute espèce trouveront à s'occuper longtemps. Ainsi ceux qui restent dans leurs maisons auront un moyen de tirer des revenus de la république, les mêmes secours que les matelots, les soldats, et ceux qui sont préposés à la garde des places. Nous avons acheté la pierre, l'airain, l'ivoire, l'or, l'ébène, le cyprès; et des ouvriers sans nombre, charpentiers, maçons, forgerons, tailleurs de pierre, teinturiers, orfèvres, ébnistes, peintres, brodeurs, tourneurs, sont occupés à les mettre en oeuvre. Les commerçants maritimes, les matelots et les pilotes conduisent par mer une immense quantité de matériaux; les voituriers, les charretiers en amènent par terre; les charrons, les cordiers, les tireurs de pierre, les bourreliers, les payeurs, les mineurs exercent à l'envi leur industrie. Et chaque métier encore, tel qu'un général d'armée, tient sous lui une troupe de travailleurs sans profession déterminée, qui sont comme un corps de réserve et qu'il emploi en sous-ordre. Par-là tous les âges et toutes les conditions sont appelés à partager l'abondance que ces travaux répandent de toute part.»

    Ces édifices étaient d'une grandeur étonnante, d'une beauté et d'une élégance inimitables. Tous les artistes s'étaient efforcés à l'envi du surpasser la magnificence du dessin par la perfection du travail. Mais ce qui surprenait davantage, c'était la promptitude avec laquelle ils avaient été construits: il n'y en avait pas un seul qui ne semblât avoir exigé plusieurs âges et plusieurs successions d'hommes pour être conduit à sa fin; et cependant, ils furent tous achevés pendant le court espace de l'administration florissante d'un seul homme. On dit, à la vérité, que dans ce temps-là Zeuxis ayant entendu le peintre Agatharcus se glorifier de la facilité et de la vitesse avec laquelle il peignait toute sorte d'animaux: «Pour moi, lui dit-il, je fais gloire de ma lenteur. En effet, la promptitude et la facilité de l'exécution ne donnent ni beauté parfaite, ni solidité durable. Le temps associé au travail pour la production d'un ouvrage lui imprime un caractère de stabilité qui le conserve des siècles entiers». Aussi ce qui rend plus admirables les édifices de Périclès, c'est qu'achevés en si peu de temps, ils aient eu une si longue durée. Chacun de ces ouvrages était à peine fini qu'il avait déjà, par sa beauté, le caractère de l'antique; cependant aujourd'hui ils ont toute la fraîcheur, tout l'éclat de la jeunesse: tant y brille cette fleur de nouveauté qui les garantit des impressions du temps! Il semble qu'ils aient en eux-mêmes un esprit et une âme qui les rajeunissent sans cesse et les empêchent de vieillir.

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Alphonse de Lamartine


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