Apprendre à lire avec Aristote

Claude Gagnon
Texte d'une conférence donnée durant le semestre d'hiver 1997 au département de philosophie du Collège Édouard-Montpetit. Il expose les justificatifs théoriques amenant à choisir Platon et Aristote pour débuter l'étude de la philophie.
À Pierre Brazé
Lorsque l'on entreprend l'étude d'une chose ou d'une science il est préférable de débuter par un objet ou une activité qui soient pleinement représentatifs. Ainsi, il est pertinent de supposer que l'on puisse débuter l'étude de la philosophie en suivant la démarche de celui que l'on a surnommé Le Philosophe. Et si jamais l'oeuvre d'Aristote s'avérait inutile pour l'initiation première, il faudrait alors se demander comment il est possible que la philosophie ne puisse être approchée par celui-­là même qui en a mérité le surnom.

Tous les apprentissages pratiques aussi bien que théoriques nécessitent un vocabulaire d'usage. Aucune technique ne s'acquiert sans un langage qui lui est propre, toute science se fonde sur un vocabulaire servant à découper le monde. Certes, la pensée ne se réduit pas au langage; mais on ne saurait penser sans image et les images de notre représentation du monde suivent nécessairement la logique de notre rai­son. En ce sens, le langage dont le philosophe se sert pour penser le monde, son vocabulaire propre pouvons-nous dire, constitue un aspect important de la philosophie; aspect qui montre que le monde n'apparaît que dans l'intellection du monde et qu'ainsi le monde sensible du commun ne prend forme et contenu qu'à l'intérieur d'une appréhension intellective du monde sensible. La philosophie a toujours servi à montrer d'abord et avant tout que le monde sensible, objet de la physique, n'est pas le seul monde puisqu'il s'incarne toujours dans une réflexion, un acte intellectif qui rend possible et donne son orientation à toute idée du monde sensible. Il y a donc deux mondes. La philosophie consiste à découvrir ou faire découvrir ce deuxième monde insoupçonné du commun, monde que les philosophes ont qualifié d'«intelligible».

En effet, la finalité propre de la philosophie pourrait être précisément l'enseignement du monde intelligible. Entendons bien ici un monde intelligible autonome qui ne se définit surtout pas comme une ombre du monde sensible, telle l'âme réduite à l'énergie, l'intelligence réduite au cerveau et les idées politiques réduites à des humeurs. Il suffit de lire une synthèse de l'histoire de la philosophie pour observer qu'à toute époque, il y a eu une tendance à la matérialisation de ce monde intelligible; de tous temps, certains ont cherché le siège matériel de l'âme dans le corps. Galien le situait dans le cerveau, Buridan au XIVe siècle constate la chaleur des organes du coeur et du cerveau, troublant ainsi le paradigme d'Aristote sur la nature incorporelle d'une partie de l'intellect. Descartes et tous ses suivants chercheront ce siège dans la glande pinéale ou d'autres glandes cervicales, et Kant ne rejetait pas l'idée de le situer dans la chimie de l'eau cervicale. Aujourd'hui, pour reprendre l'expression de Mario Bunge, nous en sommes réduits à une «psychologie sans tête et une neurologie sans âme» (1).

Ce qui a pour conséquence culturelle d'engendrer une conception commune qui réduit le réel au monde sensible, développant des vies axées sur les sens incluant les sensibleries qui s'ensuivent. Dans cette conception du monde, le monde intelligible n'est qu'un épiphénomène, une illusion, une ombre du monde matériel, un monde sans valeur en soi. Et la science? Mais c'est qu'il n'y a pas de concept commun de la science, dans la mesure où le monde de la science constituerait un monde autonome. Ce que le commun entend par «science» c'est «technique», incluant «art» mais jamais «métaphysique». C'est la raison pour laquelle on pourrait choisir le terme «métaphysique» comme le premier mot à apprendre dans le vocabulaire philosophique. Il est donc impossible d'entreprendre une démarche philosophique sans la pleine reconnaissance préalable d'un renversement nécessaire du postulat commun réduisant le monde des idées au monde des glandes.

La nécessité de renverser le postulat commun est absolue. Les concepts de base de la philosophie qui attendent l'étudiant au long de sa démarche en dépendent. Si le postulat n'est pas renversé, il sera impossible d'enseigner la Causalité, qui sera alors niée au nom d'une conception qui parle de Hasard mais qui se rapporte en fait au Chaos. Si le postulat n'est pas renversé, il sera impossible d'enseigner la Liberté, qui sera alors réduite à l'instinct, aux humeurs et aux accidents circonstanciels. Il faut donc enseigner d'abord à l'étudiant que le monde intelligible existe, qu'il existe réellement, que les preuves en sont l'existence des différentes sciences, la réussite de la médecine, la survie du sentiment esthétique dans l'existence de l'histoire de l'Art, la formation historique des sociétés démocratiques sur terre, niant ainsi l'inégalité naturelle des forces corporelles et les remplaçant par l'égalité des droits des peuples, des âges et des sexes. Il est facile pour le professeur de philosophie de donner des exemples en science, en art et en politique de l'autonomie du monde intelligible. Mais l'étudiant ne comprendra pas profondément le propre de ce monde intelligible qui est sans matière, sans espace et hors du temps si on ne lui fait pas expérimenter la dimension de ce monde. On lui proposera alors une expérience limite, qui lui permettra de comprendre et même de sentir avec son sens intérieur le relief de ce Nouveau Monde. Pour sentir le relief, on lui proposera de renverser le mouvement habituel de son véhicule gnoséologique: il essaiera de penser que ce ne sont pas ses idées qui sont les ombres des choses mais plutôt que ce sont les choses qui sont des répliques des idées. Il n'y arrivera pas seul; le vertige est trop grand, le renversement de perspective imposée dans cette expérience est impraticable sans une main guide. Le professeur se retiendra d'offrir la sienne et fera au plus tôt appel à Platon et son allégorie de la caverne. Avec le Livre VII de la République auquel on ajoute le passage du Timée sur la division tripartite de l'âme, sans oublier la preuve de l'immortalité de l'âme dans le Phédon, l'étudiant sera vraisemblablement libéré du monde matériel mais surtout de la causalité matérialiste. S'il ne devient pas idéaliste suite à la psychose que déclenche le choc de l'expérience, l'étudiant pourra mieux sentir qu'avant le fait que le monde matériel n'est peut-être pas le seul; il y a l'espoir existentiel d'un Nouveau Monde dont on lui a parlé et qui existe réellement peut-être s'il repensait aux exemples scientifiques, esthétiques ou politiques que le professeur lui a servis.

Ainsi, la meilleure façon d'apprendre la philosophie en se servant d'Aristote consiste à étudier d'abord Platon, son ancien maître. Car c'est le maître du Philosophe qui a trouvé la formule pédagogique définitive pour faire comprendre le postulat de l'existence du monde intelligible et son renversement gnoséologique conséquent, soit l'allégorie de la caverne. Il n'y a aucune formulation de ce type chez le péripatéticien. Et, à notre connaissance, il n'y en a eu aucune autre qui soit aussi forte par la suite dans l'histoire de notre réflexion, malgré des milliards de promenades en forêt et des centaines de méditations au coin du vieux poêle. L’allégorie de la caverne, comprise dans toute son ampleur, permet alors d'étudier la philosophie sans le préjugé qui consiste à penser que l'étude de la pensée dans son rapport originel avec le monde est d'une inutilité évidente puisque les idées ça n'existe pas réellement, donc qu'on peut fort bien s'en passer pour vivre.

Une fois donc admise l'existence possible d'un monde intelligible autonome, la démarche métaphysique n'est plus un jeu de langage mais constitue un itinéraire existentiel pourvu de multiples découvertes. De certaine de soi et arrogante qu'elle était sans même le vouloir, la connaissance passera par toutes les transes du doute; elle découvrira les incertitudes, les inquiétudes mais aussi les méditations productives d'idées retrouvées ou même de découvertes nouvelles.

Il faut cependant faire attention à la manipulation des êtres intelligibles. Un rien les divinise et le mythe revient s'incarner, les religions entrent en guerre. Dès lors que l'intelligible est admis, il faut l'éloigner du divin porteur de religion. Il faut épurer l'allégorie de la caverne du mythe de la métempsycose qui fait que l'on croit à tort que le monde intelligible est ailleurs ou constitue un ailleurs, un lieu, un paradis. L’intelligible doit être plutôt situé dans le monde d'ici, voire entremêlé au monde sensible perçu depuis toujours. Et c'est ici qu'Aristote est irremplaçable. Il est celui qui a découvert l'objet observable correspondant au monde intelligible: il l'a lui-même nommé la Forme. Comprendre que les Formes idéales dont parlait Platon n'existent pas autrement qu'entremêlées à la matière d'ici est la première grande joie de l'étudiant qui venait de découvrir un Nouveau Monde mais qui était, selon son formulateur, inaccessible ou pour le moins lointain. Aristote permet au contraire, par sa métaphysique hylémorphique, d'accéder facilement au monde des Formes, de les étudier, de les classer et de les ordonner afin de remonter jusqu'à leur Cause première qui, elle, n'est définitivement pas matérielle. Ainsi, sortir de la Caverne est sortir du monde sensible et c'est aussi, dans un sens plus fin, sortir de l'explication matérialiste du monde.

Par exemple, il y a quelque chose de gênant dans la théorie d'Alexandre Friedman (2) du Big Bang, reprise par tous les physiciens non-philosophes. Cette théorie a quelque chose de ridicule lorsqu'elle ignore l'horizon théologique qui l'entoure. Le Big Bang est formulé avant la lettre pour la première fois par Robert Grosseteste, au Xllle siècle, dans son Traité sur la Lumière(3).Le Big Bang repose sur une théophanie de la Lumière et plusieurs astrophysiciens qui la reprennent ne savent pas ce qu'ils font.

Aristote nous enseigne donc le concept de Forme substantielle, entretenant des rapports corrélatifs avec la matière dans la constitution de tous les êtres. L’exposé de ce postulat constitutif de l'essence de l'hylémorphisme est dans la Métaphysique. Cet ouvrage qui suit une démarche analytique est trop vaste pour qu'un passage, même très long, puisse transmettre l'ensemble de la doctrine. Même chose pour la Physique, oeuvre abondante exposant dans le détail la remontée depuis les corps sensibles mobiles jusqu'à l'immobilité du Premier moteur. Vient alors à l'esprit l'idée de se tourner vers le traité De l'âme: ouvrage court et dense exposant le rapport intime entre le corps et l'âme que l'on peut étudier chez les êtres vivants. Le corps est la matière, l'âme sa forme. Plus précisément, le sens ne se réduit pas à l'organe. L’organe n'est que la matière de la vision et il ne peut à lui seul constituer la vue. Aristote évoque les organes sans fonctions: preuve qui amènera l'étudiant à l'évidence que la forme intelligible, ici la vue, existe tout aussi réellement que l'oeil qu'elle habite.

Mais cette observation de la connaissance sensible ne doit pas pour autant être jugée suffisante. Il y aura aussi une connaissance purement intelligible, produite par une faculté qui est l'intellect et qui n'habite aucun organe. Une connaissance intellective échappant totalement au monde matériel sera tout de même difficilement admissible par l'étudiant si, auparavant, on n'a montré la possibilité d'une telle autonomie en s'appuyant sur une séparation absolue entre la matière et la forme, entre le corps et l'âme. En bon pédagogue, Aristote débute son traité de l'âme par la démonstration de cette séparation ontologique.

Si Platon a inventé l'allégorie de la caverne pour nous convaincre de l'existence d'un monde intelligible autonome puis dominant, Aristote a inventé plusieurs métaphores qui font comprendre et percevoir la forme pure présente mais distincte de la matière dans l'objet sensible. Parmi les métaphores utilisées par le Stagirite pour illustrer le rapport entre l'âme et le corps (la hache, le tableau, la lumière, la main, etc.), l'image du navigateur dans son navire et celle de la figure de la bague dans la cire ont connu une véritable fortune philosophique.

À la question de savoir si le navigateur est dans le navire comme l'âme est dans le corps, Aristote répond qu'on ne saurait dire s'il en est bien ainsi contrairement à Descartes qui prétendra savoir qu'il n'en est rien. Quant à Aristote, il affirme qu'il se pourrait fort que les qualités que l'on attribue au corps ne soient pas nécessairement applicables à l'âme, contrairement à ce que pensaient les philosophes avant lui. C'est dans cette perspective critique qu'Aristote attaque la logique des principes moteurs et des mouvements qu'ils engendrent dans les mobiles animés.

Anaxagore pensait que l'âme imprimait un mouvement au corps. Car selon l'argument logique voulant qu'un être doit posséder préalablement la qualité qu'il transmet, on postulait que l'âme devait être elle-même en mouvement pour faire bouger le corps. Il n'en est rien rétorque Aristote. Il n'est aucunement nécessaire que l'âme soit en mouvement pour que le corps le soit. Mieux, il ne faudrait pas que l'âme soit en mouvement car, imagine Aristote, elle bougerait par rapport au corps, pourrait éventuellement quitter le corps et le réintégrer; on assisterait à des résurrections animales. Or, il n'en est rien. On doit donc postuler le contraire: l'âme ne bouge pas par rapport au corps, elle se trouve en mouvement parce qu'elle est dans un mobile qui est le corps. Ce qui fait, remarque Aristote, que les navigateurs ne sont pas en mouvement au même titre que leur navire. L’âme n'est donc pas un principe de mouvement du corps. Un peu plus loin, Aristote précise que la pensée est une activité qui se fait sans aucun mouvement apparent ou perceptible; elle semble davantage s'identifier au mouvement circulaire créateur d'une certaine immobilité qu'au mouvement linéaire caractéristique des mouvements des corps sensibles pouvant parcourir des trajectoires en ligne droite.

Pour ce qui est du principe constitutif de la substance de l'âme, les atomistes qui suivent Démocrite ou les élémentaristes qui mènent à Platon se trompent. l'âme ne saurait être composée d'atomes ou d'éléments matériels, encore moins de nombres comme le prétendent les pythagoriciens. Certes, le postulat que «le semblable se connaît par le semblable» (405b15) est valide, mais il faut faire attention au mode d'application. L’âme est certainement le principe de connaissance du monde. Sa nature doit donc être compatible avec celle du monde. Mais on ne saurait dire, comme Platon et les autres élémentaristes, que l'âme est composée des mêmes éléments (eau, air, terre et feu) que ceux du monde matériel. Aristote propose plutôt de voir la similitude de l'âme et du monde dans leur forme précisément. Voilà l'hylémorphisme fondant et validant la connaissance: l'âme peut connaître le monde en ce qu'elle appréhende les formes du monde étant elle-même une pure forme. La connaissance deviendra donc, pour Aristote et pour quelques millénaires, l'activité qui consiste à abstraire des formes sensibles du monde matériel, les formes du monde intelligible épurées dans l'alambic de l'âme: «c'est dans les formes sensibles que se trouvent les intelligibles, les réalités qu'on dit abstraites et toutes celles qui forment les états ou les affections des grandeurs sensibles» (432a5).

Ceci signifie-t-il que la connaissance et, à plus large échelle, toute la vie de l'âme seraient indépendantes du monde matériel? Le monde de la connaissance, de la science, de la philosophie serait-il en fait une évasion du monde sensible? Serions-nous réduits à la métempsychose et à l'idéalisme? Non, puisque Aristote précise aussitôt la nécessité de passer par l'intermédiaire des formes déposées dans le monde sensible et recueillies par nos sens externes: «Et c'est pour cela que, sans l'exercice des sens, on ne peut rien apprendre, ni comprendre» (432a8).

«Apprendre», «comprendre»: voilà deux finalités d'ordre pédagogique sous la plume du fondateur du Lycée. Il veut dire ici que la connaissance sensible est une étape nécessaire dans tout processus de connaissance; ce qui place l'hylémorphisme au carrefour de l'empirisme et de la plus pure métaphysique. D'où sa renommée autant en Orient qu'en Occident. La lecture du traité De l'âme d'Aristote expose une théorie de la connaissance qui repose sur l'existence irréductible d'un monde intelligible composé de Formes qui sont aussi les arcanes de la pensée. Aristote prolonge mais dépasse aussi Platon en définissant une connaissance abstractive qui permet à l'âme de retrouver son chemin de destinée autrement qu'en rompant son lien avec le corps et avec le monde matériel.

La métaphysique d'Aristote permet de lire le monde intelligible dans l'observation du monde sensible: ces deux mondes ne s'opposent pas, ils s'imbriquent. La démarche humaine s'en trouve grandement modifiée. Il ne faut plus renoncer au. monde pour comprendre les idées mais c'est le monde sensible lui-même qui recèle le monde intelligible, à condition d'adopter l'hylémorphisme comme méthode de lecture du réel. Une fois l’hylémorphisme en application dans l’intelligence en action, la démarche philosophique devient une démarche naturelle. Elle consiste à s'interroger non plus tellement sur l'existence du monde physique, interrogation inutile et insensée pour un Wittgenstein par exemple, mais plutôt sur l'hylémorphisme en application dans l'intelligence en action, la démarche philosophique devient l'existence du processus même de la connaissance comme chemin qui mène au monde intelligible. Ainsi veut-on comprendre le monde dans le but plus ou moins conscient d'en arriver à comprendre les Formes qui modèlent et modulent le monde matériel du devenir apparemment aléatoire. Ainsi, l'étude du processus de compréhension devient un chemin primordial et privilégié pour la quête philosophique. L'existence du monde physique est un mystère et, ajoute l'écrivain Julien Green, l'écriture de ce mystère par moi sur cette page constitue un second mystère.

L'étude de la connaissance et de sa possibilité constitue un chemin au cours duquel il sera facile à l'étudiant d'apprendre l'existence d'un monde en comprenant que l'existence de la connaissance est un lieu de réflexion qui se déploie en-dehors de toute matérialité, de toute spatialité, dans une durée qui n'est plus chronologique et traitant d'êtres qui n'ont aucune matière réelle ou symbolique. Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris au Xlle siècle, a mis fin au malentendu qui pouvait jusqu'alors s'insinuer dans l'assomption du processus gnoséologique en statuant qu'«il n'y a de matière que dans les substances corporelles», contournant ainsi la tendance platonisante qui attend l'étudiant dans sa démarche philosophique. Il ne s'agit donc pas de nourrir un idéalisme au petit lait, d'une matière symbolique ou diminuée. Le monde des Formes articule le monde des faits et celui qui connaît la loi génétique des Formes, le philosophe, comprend et peut même maîtriser le monde matériel. L’avènement de la possible destruction de la planète par une guerre n'est que l'exemple le plus récent de la négation toujours possible du corps matériel par la volonté: le suicide a de tout temps été possible et il constitue chaque fois un geste philosophique.


Compte rendu d'un apprentissage

Dans une perspective plus concrète, la lecture d'Aristote par des débutants en philosophie amène certaines difficultés mais procure aussi certaines joies.

Ainsi donc, après avoir présenté la doctrine platonicienne de l'âme comme préalable, on peut aborder la mise en place d'un monde intelligible distinct mais non séparé du monde sensible. J'ai choisi de procéder à la manière des maîtres médiévaux c'est-à-dire que j'ai proposé un long commentaire du traité De l'Âme d'Aristote qu'ils avaient intégralement en main dans la récente traduction de Richard Bodeüs (4). La lecture suivait le texte; les séances en classe consistaient essentiellement à répondre aux questions des lecteurs débutants.

Ils apprenaient donc la lecture philosophique du réel en suivant la démarche d'Aristote. Je m'en servis auprès d'eux comme modèle de développement. Le premier Livre du traité De l'âme est une compilation des théories antérieures jusqu'à Platon inclusivement. Après avoir résumé les théories pythagoricienne, atomiste et élémentariste de l'âme, le Philosophe en réfute les principaux postulats: il rappelle l'immobilité des moteurs, le caractère non-morcelable de l'intelligence et le fait que l'âme ne peut être une grandeur. L’étudiant peut observer comment procède Aristote avec le réel: il compile d'abord, à sa façon il va sans dire, les théories antérieures, puis il critique les principaux postulats qui fondent ces théories. On note qu'il ne dit encore absolument rien de sa propre doctrine.

Le Livre Il attaque de plein fouet le concept principal de l'investigation: l'âme. Aristote fait le renversement intelligible nécessaire: «le corps ne saurait être l'âme» (412a18). L’âme est la forme du corps naturel vivant comme la forme détermine la matière de tout être matériel. Entendons bien ici que l'âme n'est pas la forme du corps mais que l'âme est la forme de l'être vivant dont la matière est le corps. Il en va de même pour les sens, nous l'avons vu plus haut. Et c'est ici qu'Aristote utilise sa seconde métaphore célèbre de la figure dans la cire, qui rejette jusqu'à la pertinence de poser la question de la réduction de l'âme au corps: «l'on n'a même pas besoin de chercher si le corps et l'âme font un, exactement comme on ne le demande pas non plus dans le cas de la cire et de la figure» (412b7).

Autrement dit, l'hylémorphisme est facile à comprendre; tous peuvent distinguer la figure formelle d'un sceau de la cire dans laquelle on l'imprime. Matière et forme sont donc des concepts élémentaires que l'on retrouve d'ailleurs dans le langage commun sous la distinction contenant-contenu. Ainsi, l'hylémorphisme s'appuie sur des distinctions qui correspondent au découpage de la conscience commune. Il transpose alors ce découpage dans l'ordre des êtres vivants; ce qui fait que l'âme devient la forme primordiale qui permet la réalisation des fonctions de l'être vivant. Le Livre Il se poursuit justement par l'application de la structure hylémorphique à la connaissance sensible. Aristote continue de parler de sa métaphore: «le sens constitue ce qui est propre à recevoir les formes sensibles sans la matière. Ainsi, la cire reçoit la marque de la bague» (424a17). La preuve de l'existence de la forme distincte la matière est ainsi faite. Mais il n'y a là aucune démonstration de la mécanique d'abstraction supposée par les sens. Aristote se contente de redonner sa métaphore pour l'hylémorphisme en général. Jamais il ne donnera d'exemple d'abstraction ou d'une quelconque extraction. Le pouvait-il seulement, étant donné que l'extraction comme méthode technique ne consiste jamais à dégager la forme de la matière mais plutôt un élément parmi la complexité physique du vivant (un breuvage d'extraits par exemple)?

Mais la démarche suit son cours et le Livre III expose le développement ultime de l'hylémorphisme appliqué au domaine du vivant. Rendu à l'intellect, Aristote conteste évidemment toute matérialité et toute grandeur ainsi qu'il l'annonçait déjà dans sa critique des doctrines antérieures. Mais cet intellect, qui est peut-être la seule faculté qui soit immortelle et éternelle, du moins en partie précise-t-il (430a23), il lui faut la considérer selon une structure hylémorphique. Il y aura donc une potentialité intellective, définie comme «l'intelligence propre à subir les impressions», qui sera corruptible malgré son immatérialité. Puis il y a une intelligence productrice de l'intelligible; il s'agit d'une intelligence séparée de la matière, impassible mais toujours en activité. Il y a donc un corrélat gnoséologique au monde intelligible, il s'agit de cette intelligence sans grandeur, immobile, éternellement active, pensant toujours l'intelligible comme le sens perçoit le sensible. Toute la différence est là, entre ces deux facultés de connaître: «le sensitif ne va pas sans le corps, tandis que l'intelligence en est séparée» (429b5).

Et c'est dans la compréhension de ce mécanisme hylémorphique de la connaissance intellective que réside un véritable trésor pour le philosophe, puisque l'intelligence constatant son propre principe de connaissance «est alors capable de se penser elle-même» (429b9). Ce qui est le début de la conscience, mais aussi le début de la sagesse devant un savoir dont l'incertitude est souvent soulignée par le Philosophe tout au long de son observation des êtres vivants.

Mise à part cette découverte de l'existence de la pensée, entendre ici une pensée en harmonie avec les formes du monde sensible mais absolument séparée dans son essence et appartenant à son monde - le monde intelligible - cette découverte faite en étudiant le processus même de la connaissance a indéniablement et définitivement une valeur persuasive auprès de beaucoup d'étudiants qui lisent le traité De l'âme.

Avant de lire Platon, le débutant réduisait le monde intelligible à une ombre aléatoire du monde sensible. En lisant Aristote, le lecteur trouve la faculté de connaissance correspondant à ce monde intelligible qui peut lui sembler lointain, divin ou magique. La faculté intellective est le corrélat du monde intelligible. Les sens peuvent toujours continuer de s'occuper du monde sensible, désormais l'étudiant dispose d'un Nouveau Monde et d'un nouveau navire pour y naviguer: l'activité intellective, la pensée pure qui travaille sur l'abstrait.

La connaissance abstractive d'Aristote est le véhicule de transport dans le monde intelligible distinct mais ancré dans le monde sensible. Le paysage du monde intelligible, qu'il soit scientifique, esthétique ou politique, est aisément praticable avec la démarche d'Aristote: critique des théories antérieures, proposition d'un concept nouveau (l'âme comme principe de réalisa­tion et non pas comme reflet du corps), en se fondant sur des métaphores empruntées au monde sensible (la bague et la cire; le navire et son navigateur). Le paysage et le voyage semblent parfaitement sécuritaires et même attrayants pour l'apprenti-philosophe, bien que la mise en place de ce monde et de son véhicule se fasse en marge de toute certitude positive. La lecture du réel avec Aristote et son chien hylémorphique mènent loin et haut: le mouvement et la matérialité de l'âme sont pourtant contestés, alors que l'existence d'une âme primordiale précédant les différentes facultés, de même que l'intelligence active incorruptible, sont avancées parallèlement. Tout cela produit tout de même quelques résistances chez le lecteur débutant.


Les résistances

La question de la matérialité de l'âme que la raison commune situe, depuis Galien, dans l'encéphale, est probablement la plus forte résistance. Mais la certitude du préjugé craque dès que l'on entreprend des fouilles dans l'histoire de la psychologie et celle de la médecine. Les neuropsychologues cherchent encore frénétiquement l'intellect dans les lobes pariétaux, d'autres cherchent à mesurer la grandeur de l'intelligence en calculant la surface du cortex déplié par leur imagination. Aucune idée en direct n'a pourtant été observée à ce jour dans la matière corporelle du vivant; cet état stagnant de la science depuis quelques milliers d'années renverse alors le soupçon chez l'étudiant face aux fausses certitudes scientifiques des différentes époques.

Sauf pour sa théorie de la lumière, pas une ligne du traité De l'âme du péripatéticien ne peut encore aujourd'hui être falsifiée. D'où sa grande actualité séculaire voire millénaire qui s'étend jusqu'à aujourd'hui: les éditions, les traductions et les analyses ne cessent de perpétuer ce modelage de la démarche d'Aristote sur notre façon de penser le vivant, mais aussi la connaissance privilégiée que peut avoir le vivant raisonnable, une fois sorti de la caverne du matérialisme. En ce sens la récente traduction éditée par Richard Bodeüs rafraîchit suffisamment le vocabulaire d'Aristote et rend plus facilement compréhensible sa doctrine: par exemple l'entéléchie devient le principe de réalisation et la puissance, le principe de capacité indéterminée. Ce rafraîchissement du vocabulaire de même que les multiples notes explicatives des phrases du texte à l'ensemble du corpus aristotélicien, font de cette édition un ouvrage proprement pédagogique qui aide vraiment à compren­dre la démarche du maître d'Alexandre (5).

Les étudiants n'adoptent pas nécessairement la conception d'un intellect séparé de toute matière. Mais ils sont bien obligés d'y voir le complément naturel du monde intelligible dont ils ont admis, temporairement du moins, l'existence. Ils doutent alors plus consciemment et ouvertement des postulats des nouveaux atomistes de l'âme. Et l'épineuse question de la partition de l'âme dans le corps leur paraît, après la lecture d'Aristote, moins évidente qu'avant. Parlant du rejet du morcellement de l'âme exposé par Aristote, on peut l'illustrer avec de multiples références littéraires ou scientifiques; j'ai, pour ma part, choisi d'évoquer brièvement un passage de Mary Schelly dans son Frankenstein. Le monstre sachant jouer de la flûte se demande où est localisée cette aptitude: dans les doigts, dans la tête, dans le coeur? Y a-t-il plusieurs âmes et s'il n'y en a qu'une seule primordiale qui produise la faculté nutritive, la faculté motrice et la faculté noétique, où réside-t-elle? Et si elle n'est pas une grandeur localisée dans un espace matériel, comment est-elle reliée au corps?

Toutes ces questions qui sont des préalables au texte du Philosophe ont des conséquences concrètes dans le vécu de l'apprentissage. La lecture d'Aristote enseigne moins une science de l'âme, une psychologie positive, qu'elle ne montre une façon d'interpréter ce que nous ne pouvons savoir.

L'hylémorphisme, s'il s'appuie sur deux métaphores, ne constitue pas moins une métaphysique invérifiable de la Forme et de la connaissance abstractive qui serait la faculté de connaissance correspondante. L'espace discursif est donc philosophique et non pas tant scientifique; le texte fourmille littéralement de questions sans réponses.

Une autre résistance observée chez les lecteurs débutants consiste dans l'évacuation du concept religieux de l'âme. Chez Platon, la métempsychose s'harmonise parfaitement avec une doctrine de vie céleste individuelle après la mort. L’aristotélisme est moins prometteur. Si l'âme est un être incorporel, cela ne suffit pas à lui trouver pour autant une nature divine. La démarche d'Aristote en est essentiellement une de naturaliste convaincu. On voudra le contester en rappelant son hylémor­phisme. Mais l'hylémorphisme a précisément une fonction comparable à celle qui est fournie par la théorie de l'évolution chez nos biologistes contemporains. C'est une science inductive comme le sont toutes les sciences d'observation; ça vaut ce que valent les inductions. La science ne se fait pas sans cadre. Et elle n'entraîne pas nécessairement vers la religion. Aristote ne reprend aucunement les mythes de l'âme; aucune place n'est faite à la vie du vivant après la mort du corps. L’étudiant suit une démarche essentiellement naturaliste. Cette démarche s'oppose radicalement au concept religieux traditionnel, de même qu'au concept proposé par les récentes métaphysiques balbutiées par les gurus du Nouvel Âge.

Au Lycée, l'âme n'est ni le corps ni le rayonnement du corps, serait-il appelé «corps astral». L'âme est à la fois naturelle et invisible, indivisible et principe formel de réalisation des facultés du corps vivant. Ainsi qu'il est dit au livre II, «l'on distingue trois choses, ce qui s'alimente, ce dont on s'alimente et ce qui fait qu'on s'alimente, et cette dernière chose représente l'âme primordiale (416b21). La pensée commune limite sa réflexion à la nourriture et au corps qui la mange, sans s'interroger sur le principe de cette fonction qui ne peut être identifié à ce même corps. L’exemple du jeûne volontaire montre pourtant facilement qu'il existe autre chose qu'un corps et sa nourriture dans le cycle de vie. Ainsi l'âme mi-religieuse de Platon est-elle remplacée ici par une âme naturelle et raison­nable qui anime, oriente et connaît le corps et agit sur le monde. Ce concept d'âme naturelle, inusité dans la connaissance commune, semble séduire plusieurs étudiants qui ne se satisfont pas de la psychologie qui réduit la liberté aux humeurs pas plus que des présupposés religieux anciens et nouveaux qui promettent une vie dite «personnalisée» après la mort du corps.

Une troisième résistance concerne le fait qu'Aristote a commis des erreurs graves au cours de sa démarche. Notamment, dans son livre Il, il expose une théorie de la transmission de la forme de l'objet au sens en empruntant le chemin d'un milieu intermédiaire. Cette transmission repose sur une théorie de la lumière qui postule la nature incorporelle de celle-ci de même que l'instantanéité de la réalisation de la luminosité dans un milieu vers un organe sensitif. Ainsi, il explique que la lumière ne se déplace pas sur le modèle du mouvement local mais affecte plutôt le milieu intermédiaire, suivant le modèle du mouvement qualitatif. Cette lumière activant la réalisation, il la distingue de la luminosité produite dans le milieu transparent, conséquemment à celle produite par les couleurs des surfaces des objets. La lumière du jour est instantanée et les objets ont une couleur propre. Cette théorie est fausse. Certains étudiants me demandent alors pourquoi je choisis de l'étudier. Une réponse peut être donnée: cette fausse explication de la per­ception du visible par la vue passe par un milieu intermédiaire entre le sujet et l'objet de même que par l'organe du sens. La fausse explication ne doit pas nous faire oublier qu'Aristote donne un horizon essentiellement subjectif à l'activité de connaissance. Pas de formes qui soient connaissables ou con­nues sans sujet connaissant: telle est l'acquis positif de l'erreur explicative. La fausse explication compte moins que l'exposé d'un nécessaire milieu entre l'être connaissant et l'être connu, lorsqu'il s'agit de la connaissance sensitive. Celle-ci est très différente de la connaissance intellective. L'essentiel de la différence réside dans le fait, rapporté par Aristote et compris facilement par les étudiants, que le sens qui a perçu un sensible violent demeure affecté un moment et perçoit plus difficile­ment un sensible moins intense. Alors que l'intelligence peut saisir un intelligible de haut niveau sans pour autant distinguer moins nettement dans l'immédiat un intelligible inférieur. Les étudiants comprennent cette différence; plusieurs la reformulent à partir de leur propre expérience. Ainsi deviennent-ils convaincus qu'il y a en eux non pas une mais bien deux façons de connaître, dont l'une n'est pas la similitude symbolique de l'autre. L’erreur sur la Lumière est ainsi compensée par la vérité d'une distinction entre la connaissance sensible et la pensée des formes intelligibles.


Évaluation du cheminement

Qu'apprend-on du réel quand on lit Aristote et comment peut-on le lire facilement? Il faut résoudre évidemment la deuxième question avant la première. Le texte d'Aristote est beaucoup plus difficile que celui de Platon, puisque le texte platonicien est cadré dans une forme dialoguée. Ainsi, l'explication dépasse rarement ce qu'un interlocuteur ou un lecteur postérieur peut absorber. Le texte d'Aristote suit la tradition des présocratiques: aucune rhétorique de mise en scène, phrases denses, développement qui relate une investigation dont l'écriture est le compte rendu.

Le débutant en philosophie n'a évidemment jamais lu rien de tel si ce ne sont que définitions de dictionnaires ou extraits d'encyclopédies. En travaillant la question préalable de l'existence du monde intelligible dans Platon, l'allégorie constitue un horizon textuel sécuritaire: il y a une histoire de prisonniers qui se font délivrer. La doctrine s'illustre dans une fiction. Aristote, dès le début de son texte, annonce qu'il s'agit d'un «examen qui porte sur l'âme» (403b20) et qu'il doit «prendre en compte l'ensemble des opinions» de ses prédécesseurs. Cette doxographie sera critiquée dans le but, précise-t-il, de mieux dégager les attributs naturels de l'âme. Ces attributs (motricité, nutrition, reproduction, connaissance) seront ensuite, dans le livre II, revus à la lunette de la thèse hylémorphique, le Livre III exposant la différence existant entre la connaissance sensible et la connaissance purement intelligible fondant l'activité de la pensée. La démarche est claire, ne dérape jamais dans des digressions du type maniaco-socratique. La phrase est dense mais la démarche progresse en s'appuyant sur la raison mais non pas moins sur l'imagination. En effet, de multiples images sont données pour illustrer l'argumentation et des métaphores royales aident le lecteur non habitué au discours spéculatif: le navigateur dans son navire et la figure dans la cire mais aussi le tranchant de la hache, la bile jaune amère, le tableau vierge auquel ressemble l'intellect potentiel, la lumière qui ressemble à l'intellect producteur, la main, cet instrument d'instruments comparable à l'intelligence qui est forme des formes, etc.

En donnant le plan de l'ouvrage à l'avance, l'étudiant n'est plus perdu dans les finalités et les étapes de l'enquête. Il lui reste à être persévérant avec un texte non répétitif, économique donc, qui avance à la vitesse d'une bonne philosophie, c'est-à-dire qui dit quelque chose à chaque paragraphe et qui donne finalement l'impression de voler à haute vitesse plutôt que de s'impatienter devant un Socrate qui fait encore une digression sinueuse et fait piétiner ses interlocuteurs et le lecteur.

Une fois que la question de la manière de lire est résolue, reste à répondre à la question première: que peut-on lire du réel avec Aristote? Qu'apprend-on à lire avec Aristote? Il s'agit moins d'apprendre une doctrine dépassée par certains aspects que de comprendre la façon dont le philosophe pense de façon efficace. On pense de façon efficace quand on reprend l'ensemble des opinions antérieurement transmises pour en dégager les thèses principales. Reprenant ensuite ces thèses, on est en droit d'essayer de montrer dans quelle mesure notre thèse en arrive à mieux comprendre le réel en cause. Ici, il s'agissait de l'essence de l'âme et du propre de l'âme humaine.

Dans la mesure où le réel constitue l'ensemble problématique primordial pour le philosophe, le débutant apprendra que nous pouvons difficilement comprendre ce réel qui échappe à notre lecture et à notre contrôle. En lisant Aristote traitant de l'âme, nous aurons un modèle explicatif plus cohérent que celui qui propose une âme reflet dont le principe de connaissance devient un paquet de viande habillé de circuits d'ordinateurs. Avec Aristote, comme avec beaucoup de philosophes, la pre­mière connaissance est précisément le rejet de la connaissance certaine. Et la deuxième connaissance offerte par le philosophe concerne moins l'essence des choses que la mesure de la possibilité de notre connaissance du réel. L'ancien élève de Platon apprend à ses élèves que le statut de la connaissance précède nécessairement le statut du connaissable.

Peu importe que le double Intellect aristotélicien soit dépassé depuis que les empiristes modernes, depuis John Locke, ont démontré le leurre de la connaissance abstractive; l'important est d'apprendre et de comprendre que le seul outil de l'investigation philosophique est la raison, aidée de la représentation bien sûr. «Aussi l'âme ne pense-t-elle jamais sans représentation» (431a17), écrit le Stagirite. Mais il ne faut pas que la raison soit au service de cette représentation qui est l'imagination au sens premier du terme. Nous pensons avec des images mais il faut bien distinguer encore une fois ici la matière et la forme. Aristote nous indique qu'il faut plutôt être attentif à l'aspect formel de notre examen du réel. Histoire de ne pas tomber dans le roman idéaliste de la vie, dans l'allégorie qui, elle, conduit droit au mythe et à l'âme religieuse plutôt qu'à la raison assumant son travail de compréhension du réel. Nous ne sommes pas sur terre pour souffrir ou pour retrouver un Monde perdu animé d'Idées d'origine surnaturelle. Nous ne savons pas pourquoi nous sommes sur terre; notre situation existentielle est le problème primordial. Notre tâche n'est pas de nous sauver dans un monde idéal mais bien de comprendre le réel matériel avec nos idées naturelles. Voilà peut-être l'enseignement ultime que nous livre Aristote; l'âme n'est pas une entité religieuse qui explique tout par sa seule présence. L’âme est une entité naturelle qui a pour finalité de connaître le monde dans lequel elle est. L’âme de Platon s'appuie encore sur un Ciel, fût-il intelligible. L’âme d'Aristote découvre que l'intelligible n'est pas ailleurs qu'ici devant nous, résidant dans la forme des substances matérielles d'abord puis, grâce à notre connaissance abstractive, résidant ensuite en nous et nous permettant ainsi de remplacer dans nos vies le hasard ou la fatalité par la raison et la sagacité (404b5), cette dernière étant précisément la raison sachant commander à l'action. Voilà ce qu'on apprend ultimement au Collège à l'heure du Lycée: la philosophie permet de mieux comprendre le vivant, de découvrir l'intelligence et d'agir sur le Monde.


Notes
*Conférence donnée à l'invitation du département de philosophie du Collège Édouard Montpetit, semestre d'hiver 1997.
1. Bunge (M.), «De la neurologie sans âme et de la psychologie sans tête à la neuropsychologie», La petite revue de philosophie, vol 5, n. l (automne 83) p.1 à 46.
2. cf. Hawking (S.), Une brève histoire du temps, France, Flammarion, 1989, p.70.
3. Grosseteste (R), On Light (De Luce), trad. C.C. Riedi, Marquette Univ. Press, 1978.
4. Aristote, De l'Âme, Trad. Richard Bodeüs, Paris, Garnier-Flammarion, Paris 1993, J'ai parfois préféré donner les leçons de la traduction de Tricot, J. Tricot, Paris, Vrin 1965. Sur l'édition de Bodeus, voir mon compte rendu dans Horizons philosophiques, vol 6 no 1.
5. Malgré certaines interprétations erronées du traducteur-commentateur qui attribue notamment l'activité de penser à certains animaux alors qu'Aristote la réserve explicitement aux animaux humains.

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