Aimer sans conditionnel

Hélène Laberge
Un couple adopte dix-sept  enfants handicapés après avoir eu et élevé trois enfants bien à lui. Et il raconte avec une tendresse réaliste l'histoire de chacun de ces enfants adoptés, y compris celle de trois d'entre eux dont le passé antérieur est toujours présent; lorsqu'ils sont morts, leurs parents adoptifs ont dû apprendre comme les parents biologiques frappés de ce malheur « à apprivoiser ce[s] deuil[s] difficile[s]: il n'y a pas de mort plus insensée que celle d'un enfant ».

Mais gardons-nous de rester sur cette note sombre, car tout le livre distille une joie de vivre que les images pleines de fraîcheur de la conception graphique (signée François Roy) rendent merveilleusement sensible.
France Beaudoin et Michel Desrosiers racontent la vie de leur famille dans  Aimer sans conditionnel Bâtir un futur simple pour des enfants au passé décomposé .

Qui sont ces enfants et de quoi sont-ils atteints ? L'éventail est large, il va des conséquences biologiques de la prématurité à la trisomie 21 en passant par la déficience intellectuelle, l'autisme, les multiples effets de la paralysie cérébrale: spasticité, paralysie partielle, troubles du langage, etc. Ils sont parfois orphelins; parfois abandonnés; chacun a une histoire tragique, aussi tragique que celle de leur mère monoparentale ou de leurs parents biologiques forcés de les confier en adoption.

Et justement, pourquoi les adopter et ne pas se contenter de leur offrir un foyer d'accueil? La réponse des Desrosiers: « L'adoption permet d'établir un lien solide et durable, reconnu socialement et légalement, afin que nos enfants puissent connaître une vraie vie de famille […]. Pour un enfant, n'importe quel enfant, vivre et grandir au sein d'une famille aimante et stable constitue la base de la construction de sa personnalité. Fondamental pour toute personne, le lien d'attachement l'est doublement pour nos enfants qui ont vécu la coupure tragique et irréversible des liens de filiation par le sang. »

Dans ce livre ne cherchez aucune théorie psychologique, aucune mise en accusation de la société; les Desrosiers aiment leurs enfants sans conditionnel et par conséquent inconditionnellement et nous les présentent un à un, non comme une histoire de cas mais comme une histoire de vie. Une histoire qui comprend bien évidemment toutes les démarches médicales nécessaires au bien-être, à l'amélioration ou au maintien des meilleures conditions vitales. On pense au mot de Ghika: « La vraie pitié est une muette aux mains agiles. » Un mutisme auquel il faut donner un sens très précis: celui des émotions du guérisseur. Il ne s'agit pas pour lui de s'apitoyer mais d'agir avec le maximum de pertinence et d'efficacité. Une action qui s'adapte à chaque enfant selon ses besoins spécifiques. D'où une panoplie de soignants: pneumologues, cardiologues, pédiatres, orthopédistes, physiatres, psychologues, orthophonistes, physiothérapeutes dont les consultations, les soins et au besoin, les hospitalisations et les interventions chirurgicales sont cruciales.

Mais pour les Desrosiers, le premier besoin de l'enfant, le fondement même de ses besoins physiques c'est la chaleur d'un foyer. Signalons qu'ils ont construit eux-mêmes leur maison « avec des matériaux solides, nobles et durables » et beaucoup de fenêtres laissant pénétrer la lumière, à proximité de Drummondville, dans un grand boisé  permettant « la communion directe et constante avec la nature extérieure ».Ils l'ont agrandie au fil des ans pour répondre le plus agréablement possible aux nécessités quotidiennes intérieures. Et ils ont aménagé un grand espace de jeu à l'extérieur avec des arbres, des fleurs, un jardin potager...

« Vue du chemin, elle apparaît cossue, discrète et secrète à la fois, un brin austère peut-être. Tel un monastère, on la dirait construite pour braver les années. Nichée parmi les arbres où elle est solidement enracinée, la maison Beaudoin-Desrosiers recèle un trésor caché. [...] L'extérieur de la maison intrigue, l'intérieur impressionne. Les pièces sont spacieuses et dégagées; six des enfants y circulent quotidiennement en fauteuil roulant. Le soleil baigne généreusement l'immense rez-de-chaussée ...[...] Le calme, la sérénité et l'ordre règnent en ces murs. Le silence aussi. Paradoxal, tout de même » (Luc Benoît, paroisse catholique du Bon-Pasteur, Drummondville).

Les Desrosiers appartiennent à l'association Emmanuel l'Amour qui sauve fondée en 1987, un organisme à but non lucratif qui regroupe plus de 175 membres à travers le Québec, soit 80 familles en attente d'adoption ou ayant adopté près de 300 enfants avec diverses incapacités.

France et Michel ont hésité avant d'écrire ce livre; leur témoignage a d'autant plus de prix. On sent qu'ils n'ont pas voulu dorer la pilule. Aussi font-ils état avec un sobre réalisme des obligations, des complications et parfois des urgences auxquelles les infirmités des enfants les soumettent. Mais comme le tournesol, c'est toujours vers le soleil du bien-être et du bonheur de l'enfant qu'ils se tournent. Leur fille Catherine (mariée et mère d'un enfant) décrit Camille, l'une de leurs premières filles adoptées, de la façon suivante. Elle souligne d'abord que malgré toutes sortes d'interventions, dont celles de son père Michel, coordonnateur en adaptation scolaire et d'une enseignante qui l'a suivie pendant plusieurs années, « Camille sait à peine écrire son nom. Mais pendant ses années primaires son intégration n'a pas du tout été un échec. Elle tissait des liens, transformait ses amis de classe. Elle a croisé une centaine d'enfants qui, lorsqu'ils évoquent son souvenir, ont un gros sourire. Camille a le don de semer le bonheur. [...] Un message souvent répété à mes parents est qu'ils allaient la transformer et enlever son handicap avec tout l'amour et la stimulation qu'ils lui donnaient. [...] C'est elle, Camille, qui nous a transformés et libérés de nos handicaps. Elle, elle est tout simplement là, source de vie et de joie. »

Le mot est dit et répété tout au long du livre: c'est l'enfant aimé qui transforme le parent aimant... du rêve à la réalité.

« Notre rêve nous portait
Rêve insensé d'un cœur dilaté
Rêve que la vie ne pouvait qu'être infinie
Une vie que rien ne peut combler
Sinon la conquête de l'amour. (...)

Étions-nous deux?
N'étions-nous pas mille?
Mille voyageurs de la nuit
Brûlant du feu de ceux qui refusent de mourir
Dans la douceur des gens normaux
D'ailleurs quelle mort
pouvait encore menacer les voyageurs de l'espace infini?

Où les Desrosiers puisent-ils leur force et la fidélité à leur « rêve insensé »? En premier lieu dans la pratique d'un sport: pour Michel le vélo, pour France la natation. Et par le contact privilégié avec la nature que procure le jardinage. « Loin de nous prendre de l'énergie, l'exercice physique régulier nous en procure. »Et trois fois par année ils se ressourcent en prenant des vacances: ski en mars, vélo en juin, plein air en septembre à la montagne. Ces répits, essentiels pour les parents d'un enfant handicapé, le sont à plus forte raison pour ceux qui ont choisi d'en adopter dix-sept.

C'est avec pudeur que ces catholiques (Michel est diacre) évoquent la nourriture de leur âme: « Notre vie spirituelle se nourrit de la conviction de cette Parole: « Tout ce que nous faisons aux plus petits d'entre les siens, c'est à Dieu lui-même que nous le faisons » (Mathieu 25). Avec le témoignage en contrepartie qu'ils reçoivent « au centuple ce qu'ils leur donnent ». « On ne partage pas le quotidien d'êtres aussi exceptionnels que nos enfants sans en sortir meilleurs et grandis. »

On retient au plus profond de soi le sentiment d'admiration qu'on éprouve lorsqu'on referme ce livre. Sans doute parce qu'on a compris que ces parents adoptifs, tout sportifs qu'ils soient! ne livrent pas au grand public le récit d'un exploit mais d'une vie dans laquelle s'écoulent, à travers les travaux et les jours, les eaux éternelles de l'amour.

Notes

1. Édition France Beaudoin 2011
880 boulevard Patrick
Drummondville (Québec)
J2E 0B9 Canada
courriel: micheldesrosiers@dr.cgocable.ca

2.Fondation Beaudoin-Desrosiers
880, boulevard Patrick
Drummondville (Québec)
J2E 0B9

3. Vivre... et mourir dans la dignité. France Beaudoin a présenté un mémoire à la Commission parlementaire sur « Mourir dans la dignité » qu'elle a intitulé Vivre... et mourir dans la dignité. Ce mémoire a été reproduit en annexe du livre. On y trouve le passage suivant qui résume clairement et humainement la question du dépistage prénatal de la trisomie 21 qu'elle dénonce comme «une forme déguisée d'euthanasie ». « Nous sommes tout près de la dérive de l'eugénisme; jusqu'où irons-nous dans le choix du bébé parfait? […] Je pense que pour l'instant le système médical dispose de suffisamment de possibilités pour que nous évitions l'euthanasie légalisée. »

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