La révolution woke ou l’illusoire refuge de la bibliothèque privée

Carl Bergeron
Écrivain, auteur de La grande Marie ou le luxe de sainteté (Médiaspaul, 2022)

Réécrire les œuvres au nom de la morale? Outre l’intégrité des œuvres, c’est la liberté des auteurs et le refuge de la bibliothèque privée qui sont menacés selon l’écrivain Carl Bergeron.

Dans sa chronique du 4 mars dernier (« Lectrice hypersensible », La Presse), Chantal Guy critique la réécriture des œuvres de Ian Fleming et de Roald Dahl. Si insupportable que soit cette entreprise de falsification du passé, elle dit trouver une consolation dans sa bibliothèque privée, où elle peut trouver refuge pour relire l’œuvre non-expurgée de ses auteurs préférés.

Je partage son goût de la bibliothèque privée, qui est une création, le reflet chatoyant de nos intérêts et de notre tempérament, un hommage au mystère irréductible de notre personnalité.

En revanche, j’aimerais partager son optimisme : croit-elle qu’il lui sera toujours possible de se retirer dans sa bibliothèque pour lire en toute liberté ? « Le privé est politique » : ce slogan n’est certainement pas inconnu à Chantal Guy, une journaliste culturelle d’expérience qui l’a sans doute entendu plusieurs fois, dans la bouche des auteurs à la mode qu’elle a interviewés au fil des ans pour La Presse. Il doit être ici entendu en son sens littéral ; il a valeur de dogme pour tout révolutionnaire qui se respecte. On semble, au Québec, cultiver une conception publicitaire de la « révolution », en raison d’un manque d’expérience et de culture historiques, passant sous silence sa part sombre, pour ne pas dire maléfique : est révolutionnaire non pas tant « celui qui descend dans la rue pour protester contre les méchants et les puissants », que celui qui revendique la subordination de l’être humain et de l’existence à une idéologie absolue.

Selon l’État de droit, l’espace domestique est inviolable. Mais cela restera vrai pour combien de temps ? Dans les dernières années, on a vu avec quelle facilité la révolution woke a pu faire fi de la présomption d’innocence et du respect du patrimoine. Un jour, qui sait ? Ce sera peut-être le tour d’autres principes, comme l’inviolabilité du domicile, que d’être remis en cause.

Les lois nous protègent jusqu’à un certain point. Si l’esprit qui inspire leur application est subverti, plus rien ne va : on perd la chose pour ne garder que le nom. Il est tout à fait possible pour un régime « démocratique » de préserver une armature libérale, tout en poursuivant une politique contraire. Dès qu’on accepte de laisser violer l’intégrité du langage (« l’écriture inclusive ») et des œuvres (« la réécriture »), au nom d’une conception dévoyée de l’égalité et du bien, l’on cède sur le point le plus fondamental de la démocratie : la liberté de l’esprit. Cette transgression première, d’une extrême gravité, ne peut qu’ouvrir la porte à toutes les autres.

L’évolution des démocraties occidentales suscite l’étonnement des intellectuels de l’époque soviétique en Europe centrale et orientale, qui sont assez vieux pour avoir connu la propagande subie avant la chute du Mur de Berlin. La « bienveillance » arc-en-ciel du « néo-progressisme » ne les trompe pas ; le totem de « l’équité », de « l’inclusion » et de la « diversité » renvoie à une idole familière. Toute l’œuvre d’un Milan Kundera, romancier d’origine tchèque, représente la traduction esthétique d’un combat ontologique contre ce même lyrisme pervers.

Au sein de l’opposition au wokisme, il y a les durs et les mous. Les premiers inclinent trop souvent à étiqueter les seconds comme collabos, en sautant trop vite aux conclusions devant ce qui est, chez certains, un réflexe légitime d’autoconservation familiale et économique. Les seconds, socialement plus exposés, outrepassent leurs droits lorsqu’ils enferment les premiers dans une caricature de polémistes délirants, qui seraient moins intéressés par la recherche de la vérité et de la justice que par la « polarisation » et le pouvoir. Cette stratégie rhétorique, qui consiste à fabriquer aux dépens d’autrui un repoussoir à l’aune duquel rentabiliser une position mondaine d’interlocuteur raisonnable, humaniste et pragmatique, n’est pas loyale, et neutralise à l’avance l’alliance que la gravité de la situation exigera tôt ou tard face à la révolution woke.

Dans le monde de la réalité, de la culture et de l’histoire, et non dans le monde virtuel des positionnements médiatiques, toute action véritable part du respect de la vérité et des mots. Il faudrait pouvoir nous entendre sur une vérité élémentaire, quoique difficile à admettre : le wokisme n’est pas animé de « bonnes intentions », comme on le dit couramment non sans une forte dose d’aveuglement volontaire, pour s’éviter l’inconfort d’avoir à agir à la hauteur, mais de mauvaises sous couvert de bonnes ; il n’est pas non plus une mode, mais un totalitarisme.

J’invite ceux qui croient que j’exagère à se poser la question : pourquoi, dans l’exemple qui nous occupe, les lecteurs ne subiraient-ils pas le même sort que les auteurs ? En vertu de quelle loi le sanctuaire de leur bibliothèque serait-il plus inviolable que le sanctuaire d’une œuvre ?

Je fais partie de ces réalistes, c’est-à-dire de ces mystiques, qui pensent que tout se tient : ce qui a lieu en un point se répercute nécessairement en un autre. Si le principe de l’intégrité du langage et des œuvres a été violé, alors l’intégrité de tout l’édifice démocratique est exposée. De même qu’on peut imaginer que la révolution woke ne se satisfera pas toujours de « l’homme blanc hétérosexuel » comme bouc émissaire, et qu’elle déplacera le curseur de l’ostracisme sur une autre catégorie une fois la purge achevée, on peut imaginer que les écrivains ne feront pas toujours seuls les frais de la censure, mais que ce sera tôt ou tard au tour des lecteurs, qui se croyaient protégés dans leur maison, d’entendre frapper à leur porte, tel K. dans Le Procès, pour apprendre leur « culpabilité » de la bouche du « tribunal » sans nom.

Extrait

Selon l’État de droit, l’espace domestique est inviolable. Mais cela restera vrai pour combien de temps ? Dans les dernières années, on a vu avec quelle facilité la révolution woke a pu faire fi de la présomption d’innocence et du respect du patrimoine. Un jour, qui sait ? Ce sera peut-être le tour d’autres principes, comme l’inviolabilité du domicile, que d’être remis en cause.

À lire également du même auteur

Facebook et le management du désir
Le dernier numéro de la revue Argument (printemps-été 2113) est divisé e

Appel aux dons pour un ermite

L’auteur aimerait profiter de cette tribune pour lancer un appel aux dons en faveur d’un ermite du Dauphiné, auprès de qui il a le bonheur de suivre des cours de latin par Zoom depuis plusieurs mois. Frère Toussaint est ermite depuis 10 ans et moine bénédictin depuis 35. Avec une patience remarquable, il enseigne les rudiments de l’ancêtre du français à un Québécois, dont il est à craindre qu’il ait perdu la discipline d’étude de ses jeunes années, mais qui n’en est pas moins motivé à poursuivre ce qu’il a déjà appelé « l’Épreuve » : la reconquête de son humanité par celle de la culture, la reconquête de la culture par celle de sa langue maternelle.

Ce sympathique ermite, qui gagne son pain en donnant des cours de latin et de chant grégorien en sus de son travail manuel dans son jardin, a transformé une ancienne ferme en chapelle. Mal isolée, très exposée au froid et à l’humidité, elle se prête mal à la dignité de l’office divin. Il aimerait par conséquent récolter des fonds pour l’agrandir et pour réhabiliter l’édifice voisin, afin d’y accueillir convenablement des retraitants. Tous les détails peuvent être consultés ici :

https://www.ermites-saint-benoit.com/agrandissement-de-la-chapelle-sainte-monique/

https://www.ermites-saint-benoit.com/faire-un-don/

 




Articles récents