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Il ne fait pas de doute que l’aspiration à la mort habite le discours du Vicaire Savoyard. Ainsi, on lit sous sa plume: «J’aspire au moment où délivré des entraves du corps, je serai moi sans contradiction, sans partage, et n’aurai besoin que de moi pour être heureux» (Profession de foi du Vicaire Savoyard, Paris Gallimard, 1996, p. 152). Si l’hypothèse du suicide de Rousseau semble aujourd’hui écartée, Madame de Staël*, à l’instar de beaucoup de ses contemporains regardait «pour certain» que son maître à penser s’était donné la mort à cause de son isolement. En effet, elle écrit: «Rousseau s’est peut-être permis le suicide sans remords, parce qu’il se trouvait trop seul dans l’immensité de l’univers […]. Un jour, dans ces sombres forêts, il s’est dit: “Je suis isolé sur la terre, je souffre, je suis malheureux, sans que mon existence serve à personne: je puis mourir”» («Lettres sur les écrits et le caractère de J.-J. Rousseau», dans Œuvres complètes, Paris, Treuttel et Würtz, 1820-1821, vol. i, p. 101). Cependant, le célèbre auteur d’Émile ou de l’éducation et Du contrat social meurt au retour d’une promenade dans la campagne d’Ermenonville chez son hôte le marquis de Girardin. Le débat sur la pensée de Rousseau au sujet de la mort volontaire demeure pourtant ouvert pour la bonne raison que dans la troisième partie de Julie ou la Nouvelle Héloïse, l’auteur se livre à un débat d’une grande subtilité. Dans ce recueil de lettres «rassemblées et publiées» par Rousseau figurent, parmi la correspondance entre les deux amants, Julie et Saint-Preux, trois lettres où Saint-Preux propose ses arguments en faveur du suicide auxquels Milord Édouard répond par des arguments contre (lettres XXI-XXIV). Dans la controverse qui oppose les deux amis, le ton et le contenu des lettres du jeune Saint-Preux paraissent plus convaincants; par contre, le sage et pragmatique lord anglais a le mot de la fin (J.-A. Bédé, «Madame de Staël, Rousseau et le suicide», Revue d’histoire littéraire de France, no 1, 1966, p. 52-70). Les lettres de Saint-Preux à Milord Édouard sont inspirées par le prêtre suédois Johan Robeck* auteur d’une apologie du suicide.
Sous la plume de Saint-Preux, la mort volontaire devient une recherche de salut: «Délivrons-nous sans remords de la vie elle-même, aussitôt qu’elle est un mal pour nous, puisqu’il dépend de nous de le faire, et qu’en cela nous n’offensons ni Dieu ni les hommes» (lettre XXI, p. 365). Il reprend l’idée de Cicéron* selon laquelle la vie peut être un mal et la mort, un bien. On peut «supporter bien longtemps une vie pénible et douloureuse avant de se résoudre à la quitter; mais quand une fois l’ennui de vivre l’emporte sur l’horreur de mourir, alors la vie est évidemment un grand mal et l’on ne peut s’en délivrer trop tôt» (p. 361). Il est inopportun de tarder de faire ce pas et d’attendre que «la vieillesse et les ans nous attachent bassement à la vie […]. Nous sommes dans l’âge où l’homme sait encore mourir […]. Profitons d’un temps où l’ennui de vivre nous rend la mort désirable» (p. 366). Cette mort opportune ne va pas à l’encontre des devoirs que nous avons à l’égard de nous-mêmes, de Dieu et d’autrui. Saint-Preux met en évidence le caractère boiteux de l’argumentation sophiste: «après avoir nié que la vie puisse être un mal, pour nous ôter le droit de nous en défaire, ils disent ensuite qu’elle est un mal, pour nous reprocher de ne pas la pouvoir endurer» (p. 361).
Selon les mêmes «sophistes», parmi lesquels Saint-Preux compte Socrate* et Platon*, la vie humaine est un don de Dieu: ils regardent la vie «comme une chose qui n’est pas à nous, parce qu’elle nous a été donnée; mais c’est précisément parce qu’elle nous a été donnée qu’elle est à nous». La raison est une faculté qui nous habilite à discerner parmi les nombreux biens et nous autorise à choisir les uns et à rejeter les autres. Platon prête à Socrate l’image de l’homme vivant sur la terre comme un soldat mis en faction: «Dieu t’a placé dans ce monde, pourquoi en sors-tu sans son congé?» (p. 358). Or, Saint-Preux se demande si le congé divin n’est pas précisément dans l’état de mal-être qu’on éprouve et où la voix de la nature et la voix de Dieu coïncident. Ainsi, «quand je meurs naturellement, Dieu ne m’ordonne pas de quitter la vie, il me l’ôte: c’est en me la rendant insupportable qu’il m’ordonne de la quitter». Pourquoi ne pas offrir à Dieu la mort qu’il nous impose par la voix de la raison? «Versons paisiblement dans son sein notre âme qu’il redemande» (p. 365). «Tu ne tueras point», dit le Décalogue, mais la mort volontaire est une exception à la règle «parce qu’elle est exempte de violence et d’injustice» (p. 364). Socrate dit à Cébès: «Si ton esclave se tuait, ne le punirais-tu pas, s’il était possible, pour t’avoir injustement privé de ton bien?» Il aurait fallu dire: «Si tu charges ton esclave d’un vêtement qui le gêne dans le service qu’il te doit, le puniras-tu d’avoir quitté cet habit pour mieux faire son service?» C’est une grande erreur que de donner trop d’importance à la vie: «Notre vie n’est rien aux yeux de Dieu, elle n’est rien aux yeux de la raison, elle ne doit rien être aux nôtres; et, quand nous laissons notre corps, nous ne faisons que poser un vêtement devenu incommode» (p. 359).
Saint-Preux admet «qu’il est des devoirs envers autrui qui ne permettent pas à tout homme de disposer de lui-même». Ainsi en est-il du magistrat qui tient le salut de la patrie, du père de famille qui doit la subsistance à ses enfants, du débiteur insolvable qui ruinerait ses créanciers en mourant. «Mille autres relations civiles et domestiques forcent un honnête homme infortuné à supporter le malheur de vivre pour éviter le malheur plus grand d’être injuste» (p. 362). Cependant, si elle accepte l’existence d’un devoir vivre social, une personne peut aussi concevoir qu’il existe, quand la vie n’a plus de sens, un devoir mourir social: «celui dont la malheureuse existence ne peut produire aucun bien, pourquoi n’aurait-il pas au moins le droit de quitter un séjour où ses plaintes sont importunes et ses maux sans utilité?» (p. 363).
Saint-Preux ose même proposer à Milord Édouard de l’accompagner dans sa mort volontaire en vertu de la profonde amitié qui les unit: «Que l’amitié qui nous joint nous unisse encore à notre dernière heure. Oh! quelle volupté pour deux vrais amis de finir volontairement dans les bras l’un de l’autre, de confondre leurs derniers soupirs, d’exhaler à la fois les deux moitiés de leur âme» (p. 366). Ce suicide qui pourrait être qualifié d’«esthétique» ne s’accorde pas avec le regard que Milord Édouard porte sur la vie. Celui-ci répond à Saint-Preux avec la force de sa conviction: «Je suis anglais, je sais mourir, car je sais vivre» (lettre XXII, p. 366). Les violentes douleurs du corps, quand elles sont incurables et durables, peuvent autoriser une personne à disposer d’elle-même. Il n’en est pas ainsi des maux de l’âme. La tristesse, l’ennui, les regrets, le désespoir sont des douleurs vives, mais peu durables et s’effacent d’elles-mêmes. «Tu t’ennuies de vivre et tu dis: “La vie est un mal”. Tôt ou tard, la souffrance disparaîtra et tu diras: “la vie est un bien”» (p. 369).
Milord Édouard expose une éthique sociale assez conformiste et peu originale sur le suicide. Mais il reproche à Saint-Preux de se comparer aux illustres Romaines, comme Arria* ou Lucrèce*, et aux Romains. Il n’y a pas de commune mesure entre son correspondant et Brutus* ou Caton*: «Tu veux t’autoriser par des exemples; tu m’oses nommer des Romains! […] Dis-moi, Brutus mourut-il en amant désespéré, et Caton déchira-t-il ses entrailles pour sa maîtresse?» (p. 371). Il fut permis à ces vaillants Romains de cesser d’être, car Rome ne fut plus et ses lois furent anéanties. Ils n’eurent plus de patrie et, par conséquent, ils furent pleinement justifiés de disposer d’eux-mêmes en se rendant «à eux-mêmes la liberté qu’ils ne purent plus rendre à leur pays» (p. 372). Mais leur situation politique n’est pas celle de Saint-Preux. «Tu te crois affranchi de tout. Et la société à qui tu dois ta conservation, tes talents, tes lumières; la patrie à laquelle tu appartiens et les malheureux qui ont besoin de toi, ne leur dois-tu rien? […] Tout homme est utile à l’humanité, par cela seul qu’il existe. Apprends qu’une mort telle que tu la médites, c’est un vol fait au genre humain» (p. 371-373). «Viens, que je t’apprenne à aimer la vie» (p. 373), dit Milord Édouard qui recommande à son jeune ami, chaque fois qu’il sera tenté de sortir de la vie, de faire encore une bonne action avant de mourir: un indigent à secourir, un infortuné à consoler ou un opprimé à défendre. «Une entreprise, grande, belle» (lettre xxiii, p. 374) est un bon remède pour reprendre goût à la vie. Et voilà qu’il propose à Saint-Preux de participer à une expédition du tour du monde en trois ans en qualité d’ingénieur des troupes de débarquement. Ainsi, «le prix de la vie dépend de son emploi». Pour Milord Édouard, c’est la valeur de la vie qui compte et elle prend de la valeur par l’action humanitaire. Saint-Preux, dans une seule phrase, qui constitue la lettre xxiv, lui répond: «Faites, milord; ordonnez de moi» (p. 375).
Jusqu’à quel point Rousseau est-il détaché des personnages qu’il crée? Dans la mesure où son œuvre est autobiographique, il tente sans doute de répartir son propre rôle et ses idées personnelles de façon plus ou moins égale entre les deux personnages. Le grand écrivain ruse habilement avec ses lecteurs et les déroute en se réservant sa propre opinion. Il est tout probable que, dans ses lettres, il révèle à ses lecteurs le cheminement de sa propre réflexion et ses propres interrogations. Il peut être classé parmi les tenants de la morale nuancée, telle que décrite par Bayet*. Effectivement, dans une lettre à Voltaire* en réaction aux poèmes de ce dernier «sur la loi naturelle et le désastre de Lisbonne», Rousseau estime qu’il «vaut mieux exister que ne pas exister», mais, mine de rien, il confie à son destinataire: «Cela n’empêche pas que le sage ne puisse quelquefois déloger volontairement sans murmure et sans désespoir, quand la nature ou la fortune lui porte bien distinctement l’ordre du départ» (lettre du 18 août 1756, Œuvres complètes, II, Paris, Seuil, 1971, p. 317-318).