L'Encyclopédie sur la mort


Kant Emmanuel

 

dessin de Putrich 1799Selon Les fondements de la métaphysique des mœurs, il n’y a qu’un impératif catégorique et il pourrait être formulé comme suit: «Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle.» Or, tous les impératifs du devoir sont dérivés de ce seul impératif comme de leur principe. Ainsi en va-t-il du devoir de vivre que le célèbre philosophe de Königsberg donne comme premier exemple de devoir parfait ou de devoir envers soi-même. Voici son raisonnement: à la suite d’une série de maux qui ont fini par le réduire au désespoir, un homme ressent le dégoût pour la vie. Cependant, il est assez maître de sa raison pour se demander si, par amour de soi, il a le droit d’abréger sa vie. Selon la méthode kantienne, la question est de savoir si ce principe de l’amour de soi peut devenir une loi universelle de la nature. Mais alors, une nature dont la loi serait de détruire la vie même serait en contradiction avec elle-même, car la fonction spécifique de la vie est précisément de se développer. Par conséquent, la maxime selon laquelle on peut, dans le malheur et le désespoir, se tuer par amour de soi, ne peut pas s’ériger par la volonté individuelle en loi universelle de la nature. Notons que Kant prend l’exemple d’un individu qui, assailli par le désespoir, est encore capable de raisonner et qui choisit le critère de l’amour de soi pour justifier sa mort volontaire. Le même exemple revient dans les Fondements au sujet de l’impératif pratique énoncé comme suit: «Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.» Quand un individu, pour échapper à une situation devenue intolérable, se détruit lui-même, il se sert de sa personne uniquement comme d’un moyen. Or, l’homme n’est pas un objet qui puisse être traité simplement comme un moyen, mais il doit toujours se considérer lui-même comme une fin en soi, dans toutes les actions qu’il accomplit. Ainsi, je ne puis disposer de l’humanité en ma personne, soit pour la mutiler, soit pour l’endommager, soit pour la tuer. Cependant, l’argumentation la plus décisive contre le suicide, Kant la développe dans Métaphysique des mœurs. En vertu de leur raison, les individus humains sont capables de créer la loi morale et d’agir en tant qu’agents moraux. À ce titre, ils méritent plein respect. Or, lorsqu’on détruit un être humain, on détruit, par le fait même, cette capacité éthique d’homme libre. Par le suicide, on détruit en sa personne un sujet moral capable de décider librement et, par voie de conséquence, on mine la possibilité et l’existence même de la moralité.

Selon la théorie de Kant, telle qu’elle appert dans les notes prises par un étudiant et publiées après sa mort, le devoir de vivre et de poursuivre la vie, malgré des difficultés, est incontournable. Kant emprunte à Cicéron* l’image de la sentinelle qui demeure à son poste jusqu’à ce que Dieu lui donne congé. Ainsi, écrit-il, le devoir de l’autopréservation nous incombe jusqu’à ce que vienne le temps où Dieu nous commande expressément de quitter cette vie. Les êtres humains sont des sentinelles sur la terre et ne peuvent pas abandonner leurs postes tant qu’ils n’y sont pas relevés par une autre main bienfaisante. Cependant, la vie demeure une valeur relative, car il y a dans le monde des choses plus importantes que la vie. Ainsi l’observation de la moralité lui est de loin supérieure. En effet, il est mieux de sacrifier sa propre vie que sa moralité. Vivre n’est pas une nécessité, mais vivre honorablement et ne pas déshonorer la dignité humaine, aussi longtemps qu’on vit, cela en est une. Si quelqu’un ne peut plus vivre honorablement, sa vie morale tire à sa fin. S’il ne peut plus préserver sa vie sauf par une mauvaise conduite, alors la vertu le relève de son devoir de vivre, parce qu’un devoir supérieur lui commande de sacrifier sa vie. Ce sacrifice de la vie pour échapper à la dégradation morale semble être, aux yeux de Kant, une mort volontaire, non pas au sens de s’enlever la vie, mais au sens d’être tué. Kant aurait admis une seule exception, celle de Caton*. Caton s’est donné la mort, sinon il serait tombé aux mains de César et il n’aurait plus été capable de vivre conformément à la vertu et à la prudence. Il aurait vécu comme un esclave qui aurait sacrifié les intérêts de son peuple afin d’assurer sa propre survie. Les apparences sont donc en sa faveur. La mort volontaire de Caton est donc le seul suicide moralement correct que l’histoire de ce monde ait pu offrir.

 

On lira avec intérêt «Kant and Respect for Human Moral Life», dans M. P. Battin, Ethical Issues in Suicide, p. 120–127.

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-18

Documents associés