Simon Pierre et Judas ont tous deux, chacun à sa façon, trahi Jésus. Le premier a prétendu ne pas connaître son maître, tandis que le second l’a vendu. Or, ils ont recours à des modalités différentes pour gérer leur culpabilité*. Après le regard de Jésus posé sur lui, Pierre s’est libéré de sa faute en pleurant et en se livrant au pardon de Jésus. Judas, par contre, a assumé l’entière responsabilité de son reniement et a voulu effacer sa faute par un geste d’autopunition.
De sa mort, le Nouveau Testament nous offre deux récits contradictoires quant au moyen* de mourir. Selon Matthieu, Judas, qui avait livré Jésus, «fut pris de remords et rapporta les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens, en disant: “J’ai péché en livrant un sang innocent.” Mais ils dirent: “Que nous importe! C’est ton affaire!” Alors, il se retira en jetant l’argent du côté du sanctuaire, et alla se pendre. Après avoir tenu conseil, ils achetèrent avec cette somme le champ du potier pour la sépulture des étrangers. Voilà pourquoi jusqu’à maintenant ce champ est appelé: “Champ du sang”» (27, 3-8). Les Actes des Apôtres, par contre, rapportent le discours de Pierre, celui qui avait pourtant renié Jésus, mais qui ne craint pas de condamner Judas: «Frères, il fallait que s’accomplisse ce que l’Esprit Saint avait annoncé dans l’Écriture, par la bouche de David, à propos de Judas devenu le guide de ceux qui ont arrêté Jésus. Il était de notre nombre et avait reçu sa part de notre service. Or cet homme, avec le salaire de l’iniquité, avait acheté une terre; il est tombé en avant, s’est ouvert par le milieu, et toutes ses entrailles se sont répandues. Tous les habitants de Jérusalem l’ont su; aussi cette terre a-t-elle été appelée dans leur langue, Hakeldama, c’est-à-dire “Terre de sang”. Il est bien écrit dans le livre des Psaumes: Que sa résidence devienne déserte et que personne ne l’habite et encore: Qu’un autre prenne sa charge. Il y a des hommes qui nous ont accompagnés durant tout le temps où le Seigneur Jésus a marché à notre tête […]; il faut que l’un d’eux […] prenne, dans le service de l’apostolat, la place que Judas a délaissée pour aller à la place qui est la sienne» (Actes, 1, 16-26). La place qui est celle de Judas n’est autre que le séjour des morts, décrit comme un lieu de torture en Luc 16, 28.
Les deux récits concordent au sujet du sort final de l’argent de la vente servant à l’achat de la terre. Mais surtout, ils montrent tous les deux la fin violente de Judas et son châtiment au-delà de la mort. Les premières communautés chrétiennes, celle de Jérusalem autant que celle de Rome, ont donc condamné la conduite de Judas, tandis qu’elles ont choisi Pierre comme chef de l’Église. Ce traitement inégal, sans doute inspiré par des stratégies de politique interne très éloignées de l’éthique, de deux manières différentes de vivre la culpabilité peut étonner des gens d’autres cultures, même des chrétiens qui n’ont pas été élevés selon la tradition occidentale (M. Pinguet, La mort volontaire au Japon, p. 50).
Des études contemporaines proposent une interprétation du Judas historique qui diffère considérablement du Judas de la tradition chrétienne. Selon J.-J. Lavoie, «loin de dire que ce geste est immoral, les textes néotestamentaires affirment, au contraire, que Judas est l’instrument indispensable de la Rédemption sans qui ne pouvaient s’accomplir les Écritures! Judas est donc totalement innocent» («Peut-on parler d’une obligation absolue de vivre?», Frontières, vol. 12, no 1, 1999, p. 20). Cette thèse est défendue par H. Stein-Schneider («À la recherche du Judas historique. Une enquête exégétique à la lumière d es textes de l’Ancien Testament et des logia», Études théologiques et religieuses, no 60, 1985, p. 403-424). De son côté, C. F. Whelan a bien montré que l’interprétation négative de la mort de Judas est due à une vue postaugustinienne et ethnocentrique du suicide («Suicide in the Ancient World: A Re-Examination of Matthew 27, 3-10», Laval théologique et philosophique, no 49, 1993, p. 505-522). Une interprétation positive de la mort de Judas est également défendue par W. Klassen, Judas: Betrayer or Friend of Jesus? (Minneapolis, Fortress, 1996). Les avis des commentateurs de cet ouvrage sont toutefois partagés. On en trouvera une recension positive dans Sciences religieuses, no 26, 1997, p. 367-368, et une négative dans le Journal of Biblical Literature, no 117, 1998, p. 134-136.
La chanson d'amour de Judas Iscariot (Paris, Cef, «Littérature», 2010) de Juan Asensio n'est pas crédible. L'auteur présente la figure de Judas comme celle d'un traître, d'un menteur, d'un avare, d'un félon. Pour ce faire, il ne se prive pas d'attaquer des écrivains comme Roger Caillois*, Paul Claudel* et bien d'autres éminents anthropologues, exégètes, philosophes et poètes. Un échantillon de cette littérature grinçante: «D'où l'absurdité de vouloir sauver Judas, notre époque de femmelettes et de procureurs se mêlant de tout réhabiliter, de se faire l'avocat du diable avec Gurdieff, ou même Thomas de Quincey, avec Roger Caillois encore [...]. Judas n'a pas besoin de ces fontaines d'eau tiédie, il est bien trop haut dans la lumière coupante du mal pour que l'atteignent les jérémiades de tous ces faibles, ces petits juges. Au contraire, il ne faut pas craindre d'écrire qu'aucune injure n'est trop exagérée pour condamner la trahison, ces injures ne s'ajoutant pas, comme l'âme femelle pourrait de croire à la punition du suicide, mais, d'avance acceptées, constituant en quelque sorte le gain escompté du marchandage.» (op. cit., p. 98)