L'auteur de cet article critique la complaisance du cinéaste, des critiques cinématographiques et des médias, manifestée à l'égard d'un film considéré comme problématique avant sa sortie. Ce caractère «problématique» du film, l'auteur l'explique dès le début de son article: Pourquoi revenir sur Polytechnique ? La question se posait sur toutes les tribunes à l’époque de la sortie du film eu égard à «l’événement» et déjà même tout au long des semaines voire des mois interminables de saturation médiatique qui l’ont précédée : «Avons-nous besoin de rouvrir ces plaies toujours aussi vives ?» ; «Le Québec est-il prêt à regarder en face ses démons ?»; «Pourquoi reparler de cette tragédie ?», serinait-on dans les médias.
Le film a fini par sortir. Les médias étaient contents, soulagés (on tenait notre « auteur », notre enfant prodigue revenu des limbes de la pub, le film était de « bon goût »). Puis les médias se sont aussitôt tus : le « produit » avait été jugé digne, le « pari de Villeneuve » fut considéré esthétiquement et moralement « remporté », le film fut poussé à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes (grâce à la locomotive financière d’Alliance et de la SODEC, disons-le), et se retrouve depuis peu sur les tablettes des vidéoclubs. [...]
Pourquoi alors revenir sur Polytechnique ? Parce que précisément l’énormité de «cette histoire» ne mérite pas de se clore aussi facilement: elle montre le degré d’aveuglement, d’abrutissement non seulement de la critique (qui a encore une fois fait preuve d’une profonde démission, qui a démontré sa totale incapacité à «lire» et «comprendre» ce que produisait une image, ces images et ces sons), mais des médias en général qui ont prouvé une fois de plus que ce qu’un film contient, ce dont il est fait, est absolument secondaire quand vient le temps de créer un «événement cinématographique», voire un «débat de société ».
[...]
Jacques Rivette, dans un texte de 1961, à propos de l’infâme travelling dans Kapo de Pontecorvo (mais qui en verrait aujourd’hui l’infamie ?), écrivait une phrase célèbre :
«Voyez cependant dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’on plus profond mépris.»
Avant d’ajouter, quelques lignes plus loin:
«Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement; la mort en est une, sans doute ; et comment, au moment de filmer une chose aussi mystérieuse, ne pas se sentir un imposteur ? Mieux vaudrait en tout cas se poser la question, et inclure cette interrogation, de quelque façon, dans ce qu’on filme; mais le doute est bien ce dont Pontecorvo [et je rajouterais Villeneuve] et ses pareils sont le plus dépourvu. […] Faire un film, c’est donc montrer certaines choses, c’est en même temps, et par la même opération, les montrer par un certain biais ; ces deux actes étant rigoureusement indissociables [9]. »
L’abjection de Polytechnique est du même ordre : une suresthétisation de la tragédie, une embellie de ce qui aurait dû demeurer brute, brutal, intolérable, irrécupérable. Que Villeneuve ne vienne pas me dire qu’il a simplement voulu faire une œuvre artistique et que son Polytechnique vaut modestement Guernica de Picasso (mais il faut être fou pour dire des choses pareilles !). Guernica n’est pas une «belle» toile, une belle «vision» artistique d’une tragédie. Pas plus que Paisa ou Allemagne année zéro de Rossellini ou Les carabiniers de Godard ou Nuit et brouillard de Resnais ou Shoah de Lanzman ne sont des beaux films. L’abjection, c’est lorsque la volonté d’art, la volonté d’être un artiste, de faire une « belle œuvre artistique » se substitue à la responsabilité démesurée — faite de crainte et de tremblement, de doute et de réelle humilité — de témoigner malgré tout de ce qui nous dépasse entièrement. C’est accepter d’être un « imposteur », baisser la tête de honte en tant qu’humain, plutôt que de se réjouir sur toutes les tribunes médiatiques d’avoir fait un «beau film» [10]
Dans un texte d’André Bazin — aux accents batailliens —, «Morts tous les après-midis», on peut lire (je donne le passage au long) :
«S’il est vrai que pour la conscience, nul instant n’est identique à quelque autre, il en est un sur lequel converge cette différenciation fondamentale : c’est celui de la mort. La mort est pour l’être le moment unique par excellence. C’est par rapport à lui que se définit rétroactivement le temps qualitatif de la vie. Il marque la frontière de la durée consciente et du temps objectif des choses. La mort n’est qu’un instant après un autre, mais c’est le dernier. Sans doute aucun instant vécu n’est identique aux autres, mais les instants peuvent se ressembler comme les feuilles d’un arbre ; d’où vient que leur répétition cinématographique est plus paradoxale en théorie qu’en pratique: nous l’admettons en dépit de sa contradiction ontologique comme une sorte de réplique objective de la mémoire. Mais deux moments de la vie échappent radicalement à cette concession de la conscience: l’acte sexuel et la mort. L’un et l’autre sont à leur manière la négation absolue du temps : l’instant qualitatif à l’état pur. Comme la mort, l’amour se vit et ne se représente pas — ce n’est pas sans raison qu’on l’appelle la petite mort —, du moins ne se représente pas sans violation de sa nature. Cette violation se nomme obscénité. La représentation de la mort est aussi une obscénité, non plus morale comme dans l’amour, mais métaphysique. On ne meurt pas deux fois. […] On ne connaissait, avant le cinéma, que la profanation des cadavres et le viol des sépultures. Grâce au film, on peut violer aujourd’hui et exposer à volonté le seul de nos biens temporellement inaliénable. Morts sans réquiem, éternels re-morts du cinéma ! [11].»
En sortant du cinéma, cet après-midi de février, je fus pris d’un léger vertige devant toute l’obscénité de l’opération Polytechnique. Je me souviens avoir commencé à faire des calculs absurdes. Combien de copies de ce film circulaient en ce moment au Québec ? Soixante pensais-je, et sans doute y en avait-il beaucoup plus. Combien de projections par jour : trois, quatre au moins. Cela voulait dire que, à chaque jour, le massacre de Polytechnique se répétait, trois, quatre fois par jour, dans chacune des soixante salles qui présentaient le film. Deux cent quarante fois par jour, ces filles tombaient sous les balles d’un tireur fou. À tous les jours, pendant plusieurs mois, les mêmes images défilaient, les filles tombaient (c’est sans compter qu’elles meurent déjà plusieurs fois dans le film), près de deux mille fois par semaine, huit mille fois par mois, etc. Cette multiplication me faisait frémir (« éternels re-morts du cinéma !») d’autant plus que, une fois rentré à la maison, je tombais encore une fois sur la bande-annonce du film à la télévision.
Je me suis demandé si les réelles victimes du drame, ces quatorze filles abattues de sang froid, allaient au final sortir indemnes de cette boucherie cinématographique, de cette accumulation de cadavres dans les salles de cinéma du Québec, et maintenant en DVD, dans tous les foyers de la province. Ou s’il n’allait en rester, tout au bout, outre le minois affligé de la Vanasse et la gueule de détraqué de Gaudette, qu’un pâle souvenir en noir et blanc, celui de ces pauvres figurantes, floues, anonymes, muettes, mortes tous les après-midis, qui leur servaient de doublures fantoches, qui sont venues recouvrir ce que ces victimes, ce que cet événement, auraient peut-être pu nous « dire ».
Notes
[9] Jacques Rivette, « De l’abjection », Cahiers du cinéma, n° 120, juin 1961.
[10] La question serait peut-être de savoir quel aurait été le « bon film » à faire sur Polytechnique. On peut tout d’abord dire que, de la même manière que cela prit trente ans avant de pouvoir faire un «autre» vrai film sur le génocide des juifs d’Europe (Shoah de Claude Lanzman, en 1985, trente ans après Nuit et brouillard de Resnais, en 1955), il aurait peut-être fallu avoir l’humilité de dresser un embargo filmique de quinze ou vingt ans sur ce « thème » après Elephant de Gus Van Sant (le rapprochement était trop facile, l’influence trop notable, le risque de la banalisation et de la redite trop grand, on voit le résultat). Fallait-il alors nécessairement suivre la voie de la fiction ? Il y a eu, il y a plusieurs années, un troublant reportage sur la tuerie de Polytechnique (dans mon souvenir), diffusé sur Télé-Québec, infiniment plus frappant et évocateur que l’opération de Villeneuve-Vanasse. La voie du documentaire (ou du théâtre, comme l’a démontré la pièce Lortie de Pierre Lefebvre) aurait pu être plus viable. Cela aurait au moins évité l’odieux de devoir trouver des stars pour interpréter les rôles principaux. Mais le documentaire n’est pas un bon «véhicule »,ni pour un réalisateur ni pour une actrice, et c’est une option qui semble avoir été rejetée pour cette raison-même. Disant cela, on peut alors se demander si, au bout du compte, les intentions des uns et des autres étaient si nobles.
[11] André Bazin, « Morts tous les après-midis », Cahiers du cinéma, n° 7, décembre 1951.
Pourquoi alors revenir sur Polytechnique ? Parce que précisément l’énormité de «cette histoire» ne mérite pas de se clore aussi facilement: elle montre le degré d’aveuglement, d’abrutissement non seulement de la critique (qui a encore une fois fait preuve d’une profonde démission, qui a démontré sa totale incapacité à «lire» et «comprendre» ce que produisait une image, ces images et ces sons), mais des médias en général qui ont prouvé une fois de plus que ce qu’un film contient, ce dont il est fait, est absolument secondaire quand vient le temps de créer un «événement cinématographique», voire un «débat de société ».
[...]
Jacques Rivette, dans un texte de 1961, à propos de l’infâme travelling dans Kapo de Pontecorvo (mais qui en verrait aujourd’hui l’infamie ?), écrivait une phrase célèbre :
«Voyez cependant dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’on plus profond mépris.»
Avant d’ajouter, quelques lignes plus loin:
«Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement; la mort en est une, sans doute ; et comment, au moment de filmer une chose aussi mystérieuse, ne pas se sentir un imposteur ? Mieux vaudrait en tout cas se poser la question, et inclure cette interrogation, de quelque façon, dans ce qu’on filme; mais le doute est bien ce dont Pontecorvo [et je rajouterais Villeneuve] et ses pareils sont le plus dépourvu. […] Faire un film, c’est donc montrer certaines choses, c’est en même temps, et par la même opération, les montrer par un certain biais ; ces deux actes étant rigoureusement indissociables [9]. »
L’abjection de Polytechnique est du même ordre : une suresthétisation de la tragédie, une embellie de ce qui aurait dû demeurer brute, brutal, intolérable, irrécupérable. Que Villeneuve ne vienne pas me dire qu’il a simplement voulu faire une œuvre artistique et que son Polytechnique vaut modestement Guernica de Picasso (mais il faut être fou pour dire des choses pareilles !). Guernica n’est pas une «belle» toile, une belle «vision» artistique d’une tragédie. Pas plus que Paisa ou Allemagne année zéro de Rossellini ou Les carabiniers de Godard ou Nuit et brouillard de Resnais ou Shoah de Lanzman ne sont des beaux films. L’abjection, c’est lorsque la volonté d’art, la volonté d’être un artiste, de faire une « belle œuvre artistique » se substitue à la responsabilité démesurée — faite de crainte et de tremblement, de doute et de réelle humilité — de témoigner malgré tout de ce qui nous dépasse entièrement. C’est accepter d’être un « imposteur », baisser la tête de honte en tant qu’humain, plutôt que de se réjouir sur toutes les tribunes médiatiques d’avoir fait un «beau film» [10]
Dans un texte d’André Bazin — aux accents batailliens —, «Morts tous les après-midis», on peut lire (je donne le passage au long) :
«S’il est vrai que pour la conscience, nul instant n’est identique à quelque autre, il en est un sur lequel converge cette différenciation fondamentale : c’est celui de la mort. La mort est pour l’être le moment unique par excellence. C’est par rapport à lui que se définit rétroactivement le temps qualitatif de la vie. Il marque la frontière de la durée consciente et du temps objectif des choses. La mort n’est qu’un instant après un autre, mais c’est le dernier. Sans doute aucun instant vécu n’est identique aux autres, mais les instants peuvent se ressembler comme les feuilles d’un arbre ; d’où vient que leur répétition cinématographique est plus paradoxale en théorie qu’en pratique: nous l’admettons en dépit de sa contradiction ontologique comme une sorte de réplique objective de la mémoire. Mais deux moments de la vie échappent radicalement à cette concession de la conscience: l’acte sexuel et la mort. L’un et l’autre sont à leur manière la négation absolue du temps : l’instant qualitatif à l’état pur. Comme la mort, l’amour se vit et ne se représente pas — ce n’est pas sans raison qu’on l’appelle la petite mort —, du moins ne se représente pas sans violation de sa nature. Cette violation se nomme obscénité. La représentation de la mort est aussi une obscénité, non plus morale comme dans l’amour, mais métaphysique. On ne meurt pas deux fois. […] On ne connaissait, avant le cinéma, que la profanation des cadavres et le viol des sépultures. Grâce au film, on peut violer aujourd’hui et exposer à volonté le seul de nos biens temporellement inaliénable. Morts sans réquiem, éternels re-morts du cinéma ! [11].»
En sortant du cinéma, cet après-midi de février, je fus pris d’un léger vertige devant toute l’obscénité de l’opération Polytechnique. Je me souviens avoir commencé à faire des calculs absurdes. Combien de copies de ce film circulaient en ce moment au Québec ? Soixante pensais-je, et sans doute y en avait-il beaucoup plus. Combien de projections par jour : trois, quatre au moins. Cela voulait dire que, à chaque jour, le massacre de Polytechnique se répétait, trois, quatre fois par jour, dans chacune des soixante salles qui présentaient le film. Deux cent quarante fois par jour, ces filles tombaient sous les balles d’un tireur fou. À tous les jours, pendant plusieurs mois, les mêmes images défilaient, les filles tombaient (c’est sans compter qu’elles meurent déjà plusieurs fois dans le film), près de deux mille fois par semaine, huit mille fois par mois, etc. Cette multiplication me faisait frémir (« éternels re-morts du cinéma !») d’autant plus que, une fois rentré à la maison, je tombais encore une fois sur la bande-annonce du film à la télévision.
Je me suis demandé si les réelles victimes du drame, ces quatorze filles abattues de sang froid, allaient au final sortir indemnes de cette boucherie cinématographique, de cette accumulation de cadavres dans les salles de cinéma du Québec, et maintenant en DVD, dans tous les foyers de la province. Ou s’il n’allait en rester, tout au bout, outre le minois affligé de la Vanasse et la gueule de détraqué de Gaudette, qu’un pâle souvenir en noir et blanc, celui de ces pauvres figurantes, floues, anonymes, muettes, mortes tous les après-midis, qui leur servaient de doublures fantoches, qui sont venues recouvrir ce que ces victimes, ce que cet événement, auraient peut-être pu nous « dire ».
Notes
[9] Jacques Rivette, « De l’abjection », Cahiers du cinéma, n° 120, juin 1961.
[10] La question serait peut-être de savoir quel aurait été le « bon film » à faire sur Polytechnique. On peut tout d’abord dire que, de la même manière que cela prit trente ans avant de pouvoir faire un «autre» vrai film sur le génocide des juifs d’Europe (Shoah de Claude Lanzman, en 1985, trente ans après Nuit et brouillard de Resnais, en 1955), il aurait peut-être fallu avoir l’humilité de dresser un embargo filmique de quinze ou vingt ans sur ce « thème » après Elephant de Gus Van Sant (le rapprochement était trop facile, l’influence trop notable, le risque de la banalisation et de la redite trop grand, on voit le résultat). Fallait-il alors nécessairement suivre la voie de la fiction ? Il y a eu, il y a plusieurs années, un troublant reportage sur la tuerie de Polytechnique (dans mon souvenir), diffusé sur Télé-Québec, infiniment plus frappant et évocateur que l’opération de Villeneuve-Vanasse. La voie du documentaire (ou du théâtre, comme l’a démontré la pièce Lortie de Pierre Lefebvre) aurait pu être plus viable. Cela aurait au moins évité l’odieux de devoir trouver des stars pour interpréter les rôles principaux. Mais le documentaire n’est pas un bon «véhicule »,ni pour un réalisateur ni pour une actrice, et c’est une option qui semble avoir été rejetée pour cette raison-même. Disant cela, on peut alors se demander si, au bout du compte, les intentions des uns et des autres étaient si nobles.
[11] André Bazin, « Morts tous les après-midis », Cahiers du cinéma, n° 7, décembre 1951.