Albert Camus* est convaincu de l'inefficacité de la peine capitale en tant que moyen de dissuasion. «La peine capitale, écrit-il, ne saurait intimider d'abord celui qui ne sait pas qu'il va tuer, qui s'y décide en un moment et prépare son acte dans la fièvre ou l'idée fixe, ni celui qui, allant à un rendez-vous d'explication, emporte une arme pour effrayer l'infidèle ou l'adversaire et s'en sert alors qu'il ne voulait pas, ou ne croyait pas le vouloir. Elle ne saurait en un mot intimider l'homme jeté dans le crime comme on l'est dans le malheur. Autant dire alors qu'elle est impuissante dans la majorité des cas.»
On ne peut nier pourtant que les hommes craignent la mort. La privation de la vie est certainement la peine suprême et devrait susciter en eux un effroi décisif. La peur de la mort, surgie du fond le plus obscur de l'être, le dévaste; l'instinct de vie, quand il est menacé, s'affole et se débat dans les pires angoisses. Le législateur était donc fondé à penser que sa loi pesait sur un des ressorts les plus mystérieux et les plus puissants de la nature humaine. Mais la loi est toujours plus simple que la nature. Lorsqu'elle s'aventure, pour essayer d'y régner, dans les régions aveugles de l'être, elle risque plus encore d'être impuissante à réduire la complexité qu'elle veut ordonner.
[...] Depuis des siècles, la peine de mort, accompagnée souvent de sauvages raffinements, essaie de tenir tête au crime: le crime pourtant s'obstine. Pourquoi? C'est que les instincts qui, dans l'homme, se combattent, ne sont pas, comme le veut la loi, des forces constantes en état d'équilibre. Ce sont des forces variables qui meurent et triomphent tour à tour et dont les déséquilibres successifs nourrissent la vie de l'esprit , comme des oscillations électriques, suffisamment rapprochées, établissent un courant. [...] Ces déséquilibres sont généralement trop fugitifs pour permettre à une seule force de régner sur l'être entier. Mais il arrive qu'une des forces de l'âme se déchaîne, jusqu'à occuper tout le champ de la conscience; aucun instinct, fût celui de la vie, ne peut alors s'opposer à la tyrannie de cette force irréversible. Pour que la peine capitale soit réellement intimidante, il faudrait que la nature humaine fût différente et qu'elle fût aussi stable et sereine que la loi elle-même. Mais elle serait alors nature morte.
Elle ne l'est pas. C'est pourquoi, si surprenant que cela paraisse à qui n'a pas observé ni éprouvé en lui-même la complexité humaine, le meurtrier, la plupart du temps, se sent innocent quand il tue. Tout criminel s'acquitte avant le jugement. Il s'estime, sinon dans son droit, du moins excusé par les circonstances. Il ne pense pas ni ne prévoit: lorsqu'il pense, c'est pour prévoir qu'il sera excusé totalement ou partiellement. Comment craindrait-il la mort après le jugement, et non avant le crime. Il faudrait donc que la loi, pour être intimidante, ne laisse aucune chance au meurtrier, qu'elle soit d'avance implacable et n'admette en particulier aucune circonstance atténuante. Qui oserait, chez nous, le demander?
[...] L'instinct de vie, s'il est fondamental, ne l'est pas plus que [...] l'instinct de mort, qui exige à certaines heures la destruction de soi-même et des autres. Il est probable que le désir de tuer coïncide souvent avec le désir de mourir soi-même ou de s'anéantir. [...] Il arrive ainsi que le criminel ne désire pas seulement le crime, mais le malheur qui l'accompagne, même et surtout si ce malheur est démesuré. Quand cet étrange désir grandit et règne, non seulement la perspective d'une mise à mort ne saurait arrêter le criminel, mais il est probable qu'elle ajoute encore au vertige où il se perd. On tue alors pour mourir, d'une certaine façon.
[...] Depuis des siècles, la peine de mort, accompagnée souvent de sauvages raffinements, essaie de tenir tête au crime: le crime pourtant s'obstine. Pourquoi? C'est que les instincts qui, dans l'homme, se combattent, ne sont pas, comme le veut la loi, des forces constantes en état d'équilibre. Ce sont des forces variables qui meurent et triomphent tour à tour et dont les déséquilibres successifs nourrissent la vie de l'esprit , comme des oscillations électriques, suffisamment rapprochées, établissent un courant. [...] Ces déséquilibres sont généralement trop fugitifs pour permettre à une seule force de régner sur l'être entier. Mais il arrive qu'une des forces de l'âme se déchaîne, jusqu'à occuper tout le champ de la conscience; aucun instinct, fût celui de la vie, ne peut alors s'opposer à la tyrannie de cette force irréversible. Pour que la peine capitale soit réellement intimidante, il faudrait que la nature humaine fût différente et qu'elle fût aussi stable et sereine que la loi elle-même. Mais elle serait alors nature morte.
Elle ne l'est pas. C'est pourquoi, si surprenant que cela paraisse à qui n'a pas observé ni éprouvé en lui-même la complexité humaine, le meurtrier, la plupart du temps, se sent innocent quand il tue. Tout criminel s'acquitte avant le jugement. Il s'estime, sinon dans son droit, du moins excusé par les circonstances. Il ne pense pas ni ne prévoit: lorsqu'il pense, c'est pour prévoir qu'il sera excusé totalement ou partiellement. Comment craindrait-il la mort après le jugement, et non avant le crime. Il faudrait donc que la loi, pour être intimidante, ne laisse aucune chance au meurtrier, qu'elle soit d'avance implacable et n'admette en particulier aucune circonstance atténuante. Qui oserait, chez nous, le demander?
[...] L'instinct de vie, s'il est fondamental, ne l'est pas plus que [...] l'instinct de mort, qui exige à certaines heures la destruction de soi-même et des autres. Il est probable que le désir de tuer coïncide souvent avec le désir de mourir soi-même ou de s'anéantir. [...] Il arrive ainsi que le criminel ne désire pas seulement le crime, mais le malheur qui l'accompagne, même et surtout si ce malheur est démesuré. Quand cet étrange désir grandit et règne, non seulement la perspective d'une mise à mort ne saurait arrêter le criminel, mais il est probable qu'elle ajoute encore au vertige où il se perd. On tue alors pour mourir, d'une certaine façon.