Notons que nous entendons « par lieux de mémoire funéraires » non seulement soit les espaces géographiques (cimetière, jardin) ou architecturaux (complexes funéraires, crématorium) mais aussi des objets matériels (monuments, livres, cierges, etc.), ou encore des objets immatériels (prières, chants, oraisons funèbres, souvenirs, etc.). Halbwachs résume dans les pages qui suivent sa pensée sur « la mémoire collective et l'espace » dans La mémoire collective (Edition critique établie par Gérard Namer, Paris, Albin Michel, 1997, p. 232-236). Dans le même ouvrage, nous lisons : « C'est que l'histoire, en effet, ressemble à un cimetière où l'espace est mesuré, et où il faut, à chaque instant, trouver de la place pour de nouvelles tombes (o.c., p. 100) ». Le texte ci-dessous montre les liens fondamentaux entre l'espace (permanence, immobilité, stabilité) et le temps (mémoire, passé, avenir). « Les lieux participent de la stabilité des choses matérielles et c'est en se fixant sur eux, en s'enfermant dans leurs limites et en pliant son attitude à leur disposition, que la pensée collective du groupe des croyants a le plus de chance de s'immobiliser et de durer : telle est bien la condition de la mémoire ». (M. Halbwachs) (o,c, p. 232).
Résumant tout ce qui précède, nous dirons que la plupart des groupes, non seulement ceux qui résultent de la juxtaposition permanente de leurs membres, dans les limites d'une ville, d'une maison ou d'un appartement mais beaucoup d'autres aussi, dessinent en quelque sorte leur forme sur le sol et retrouvent leurs souvenirs collectifs dans le cadre spatial ainsi défini. En d'autres termes, il y a autant de façons de se représenter l'espace qu'il y a de groupes. On peut fixer son attention sur les limites des propriétés, sur les droits qui sont attachés aux diverses parties du sol, distinguer les lieux occupés par les maîtres et les esclaves, les suzerains et les vassaux, les nobles et les roturiers, les créanciers et leurs débiteurs, comme des zones actives et passives, d'où rayonnent ou sur lesquelles s'exercent les droits attachés ou retranchés à la personne. On peut aussi songer aux emplacements occupés par les biens économiques, qui n'acquièrent une valeur que dans la mesure où ils sont offerts et mis en vente dans les marchés et les boutiques, c'est-à-dire à la limite qui sépare le groupe économique des vendeurs et leurs clients; ici encore, il y a une partie de t'espace qui se différencie des autres: c'est celle où la partie la plus active de la société qui s'intéresse aux biens réside ordinairement, et sur laquelle elle a mis son empreinte. On peut, enfin, être sensible surtout à la séparation qui passe au premier plan de la conscience religieuse, entre lieux sacrés et lieux profanes, parce qu'il y a des parties du sol et des régions de l'espace que le groupe des fidèles a choisies, qui sont « interdites » à tous les autres, où ils trouvent à la fois un abri et un appui sur lequel poser leurs traditions. Ainsi chaque société découpe l'espace à sa manière, mais une fois pour toutes ou toujours suivant les mêmes lignes, de façon à constituer un cadre fixe où elle enferme et retrouve ses souvenirs. Nous faisons une place considérable aux images spatiales dans l'explication de la mémoire comme si la conservation (et nous nous appuyons sur) des souvenirs s'expliquait par la permanence des lieux ou par la durée de la matière. Mais n'est-ce point là une sorte de cercle vicieux et ne pourrait-on nous opposer ce qu'on objectait à l'explication de la mémoire par le cerveau : comment la matière pourrait-elle rendre compte de la mémoire puisque ce n'est que par la mémoire seulement que nous connaissons la matière ou que nous connaissons du moins la durée et la stabilité de la matière? On donne quelquefois à cet argument la forme suivante : comment le cerveau serait-il le support de la mémoire puisque ce n'est que par la mémoire que nous sommes assurés que le cerveau subsiste? On dira de même que ce n'est pas l'image des lieux, c'est-à-dire de certaines parties de l'espace qui peut nous aider à nous souvenir puisqu'elle ne se conserve elle-même que dans l'esprit des hommes qui s'en souviennent. À quoi il est, en effet, difficile de répondre, si l'on s'en tient à considérer d'une part l'esprit individuel dont les états de conscience se dérouleraient dans le temps. D'autre part l'espace (des géomètres) dépouillé de toute signification, tableau instantané qui n'existe qu'un moment. Mais cela revient à mettre l'espace hors du temps. Il est trop évident, dès lors, qu'une mémoire individuelle qui ne se déroule que dans le temps ne peut s'appuyer sur un espace qui ne dure pas. Cependant on peut se demander si ces deux notions d'un esprit situé hors de l'espace (car (c'est bien cela) c'est ainsi qu'est conçue la mémoire purement individuelle) et d'un espace extra-temporel correspondent bien à quelque réalité (mais nous pensons jamais qu'en nous plaçant au point de vue d'un ou de plusieurs groupes et d'autre part). L'espace n'est pas une réalité d'un instant, il n'est pas instantané mais immobile, et l'immobilité n'est possible et concevable (que dans le temps) qu'à travers la durée. (Recueillons-nous, fermons les yeux.) Dira-t-on que l'espace des géomètres est tout entier dans le présent, c'est-à-dire dans ce moment sans durée qui n'est
que la limite entre le passé et l'avenir? Mais l'espace tel que se le représente la société des géomètres est au contraire ce qui dure le plus puisque les propriétés qu'on y découvre sont vraies non seulement au (moment) temps où on les démontre, mais qu'elles l'ont été depuis qu'il y a eu des hommes capables de se les représenter. Il n'en est pas de même de l'espace ou des aspects du monde matériel que Ies peintres s'efforcent de reproduire et de fixer et l'on pourrait en allant à la limite admettre, en effet, (que la vision) qu'un artiste (correspond) s'intéresse avant tout aux jeux de couleurs et aux combinaisons de forme telles qu'elles apparaissent pour la première fois et qui ne se reproduiront pas : vision fugitive ou comme dit M. Bergson, coupe instantanée dans un courant continu de réalité. II est d'ailleurs probable que même ici, dans la mesure où il y a des traditions artistiques en peinture comme dans les autres arts, du moment que les peintres (s'attachent) sont sensibles plus particulièrement à telles harmonies ou oppositions des tons, à tels types (de visage) ou à telles attitudes et qu'ils nous ont habitués à fixer notre attention sur tels aspects de la nature sensible plutôt que sur d'autres, le tableau qu'elle déroule sous leurs yeux comme sous les nôtres, contient bien des éléments relativement stables. En tout cas c'est au prix d'un effort artificiel, en se dégageant et en nous dégageant de tous les autres groupes et de leurs préoccupations qu'ils réussissent à se placer ainsi à peu près dans l'instantané. Mais il n'y a rien de moins naturel.
Toute société, pour acquérir quelque consistance et simplement pour durer doit mettre ses membres en mesure de s'accorder les uns avec les autres, de se rapprocher et de se retrouver de façon à réaliser collectivement ce qui est la raison d'être de leur groupe. Cette nécessité s'impose plus ou moins, suivant que l'activité commune est continue ou intermittente, et suivant qu'il s'agit de la partie de la société qui est elle-même le plus ou le moins active. Mais elle s'impose toujours à quelque degré. Comme le groupe vit dans l'espace et sur le sol, c'est sur le sol que ses membres sont dispersés et qu'ils doivent se retrouver. C'est dans l'espace que la société doit leur apprendre à s'accorder. On ne peut connaître ainsi l'espace que parce que ses parties sont immobiles et ne changent pas de place l'une par rapport à l'autre : c'est ce qui permet au groupe de régler son action et ses mouvements par rapport à cette disposition stable du monde matériel. Mais dans cette mesure on peut dire que la société immobilise une partie d'elle-même, une partie de sa pensée, celle qui est tournée vers le monde matériel. Elle peut se persuader ainsi, et persuader ses membres, qu'elle ne change point pour l'essentiel, (et qu'elle dure) qu'elle ne devient pas autre qu'elle n'était, c'est-à-dire qu'elle dure. L'espace social est donc nécessairement dans le temps. S'il n'apparaissait qu'à un moment pour disparaître aussitôt après, il n 'y aurait aucune raison pour que la société s'y intéresse, ni pour qu'on puisse parler d'un espace social, et d'autre part on ne voit pas, en son absence, sur quelle base la société pourrait fonder le sentiment de son identité.
Nous pouvons maintenant répondre à l'objection présentée plus haut comment la durée de l'espace serait-elle la condition de notre mémoire puisqu'elle ne nous est garantie que par notre mémoire elle-même? En réalité, ce qui dure ou ce que parait durer c'est le rapport entre une certaine figure ou disposition matérielle, la forme ou le dessin du groupe ou de son activité projetée dans l'espace et la pensée ou les représentations essentielles de la société : c'est l'attitude du groupe telle qu'elle résulte de ses rapports avec les choses. On ne peut donc pas dire que, si nous sommes assurés que l'espace subsiste, c'est parce que le groupe a mis sur lui sa marque, l'a construit à son image et parce qu'il s'en souvient. Car le groupe lui-même ne dure et ne se souvient que dans la mesure où il s'appuie sur cette figure stable de l'espace et qu'il y a en quelque sorte attaché ses souvenirs. Mais on ne peut pas dire non plus que si le groupe est assuré qu'il dure, s'il a en ce sens une mémoire, c'est parce qu'il se confond avec l'espace par toute une partie de lui-même, c'est parce que la matière et les lieux durent d'eux-mêmes. Car l'image de l'espace ne dure que dans la mesure où le groupe fixe sur elle son attention et l'assimile à sa pensée.
Recueillons-nous maintenant, fermons les yeux, remontons le cours du temps aussi loin qu'il nous est possible, tant que notre pensée peut se fixer sur des scènes ou sur des personnes dont nous conservons le souvenir. Jamais nous ne sortons de l'espace. Nous ne nous retrouvons pas, d'ailleurs, dans un espace indéterminé, mais dans des régions que nous connaissons, ou dont nous savons bien que nous pourrions les localiser, puisqu'elles font toujours partie du milieu matériel où nous sommes aujourd'hui. J'ai beau faire effort pour effacer cet entourage local, pour m'en tenir aux sentiments que j'ai éprouvés ou aux réflexions que j'ai formées autrefois. Sentiments, réflexions, comme tous les événements quelconques, doivent bien se replacer en un lieu où j'ai résidé ou par lequel j'ai passé à ce moment et qui existe toujours. Essayons de remonter plus loin. Lorsque nous touchons à l'époque où nous ne nous représentions pas encore, au moins confusément, les lieux, nous arrivons aussi à des régions du passé où notre mémoire n'atteint plus. Il n'est donc pas exact que pour se souvenir il faille se transporter en pensée hors de l'espace, puisque au contraire c'est l'image seule de l'espace qui, en raison de sa stabilité, nous donne l'illusion de ne point changer à travers le temps et de retrouver le passé dans le présent; mais c'est bien ainsi qu'on peut définir la mémoire; et que l'espace seul est assez stable pour pouvoir durer sans vieillir ni perdre aucune de ses parties.
Toute société, pour acquérir quelque consistance et simplement pour durer doit mettre ses membres en mesure de s'accorder les uns avec les autres, de se rapprocher et de se retrouver de façon à réaliser collectivement ce qui est la raison d'être de leur groupe. Cette nécessité s'impose plus ou moins, suivant que l'activité commune est continue ou intermittente, et suivant qu'il s'agit de la partie de la société qui est elle-même le plus ou le moins active. Mais elle s'impose toujours à quelque degré. Comme le groupe vit dans l'espace et sur le sol, c'est sur le sol que ses membres sont dispersés et qu'ils doivent se retrouver. C'est dans l'espace que la société doit leur apprendre à s'accorder. On ne peut connaître ainsi l'espace que parce que ses parties sont immobiles et ne changent pas de place l'une par rapport à l'autre : c'est ce qui permet au groupe de régler son action et ses mouvements par rapport à cette disposition stable du monde matériel. Mais dans cette mesure on peut dire que la société immobilise une partie d'elle-même, une partie de sa pensée, celle qui est tournée vers le monde matériel. Elle peut se persuader ainsi, et persuader ses membres, qu'elle ne change point pour l'essentiel, (et qu'elle dure) qu'elle ne devient pas autre qu'elle n'était, c'est-à-dire qu'elle dure. L'espace social est donc nécessairement dans le temps. S'il n'apparaissait qu'à un moment pour disparaître aussitôt après, il n 'y aurait aucune raison pour que la société s'y intéresse, ni pour qu'on puisse parler d'un espace social, et d'autre part on ne voit pas, en son absence, sur quelle base la société pourrait fonder le sentiment de son identité.
Nous pouvons maintenant répondre à l'objection présentée plus haut comment la durée de l'espace serait-elle la condition de notre mémoire puisqu'elle ne nous est garantie que par notre mémoire elle-même? En réalité, ce qui dure ou ce que parait durer c'est le rapport entre une certaine figure ou disposition matérielle, la forme ou le dessin du groupe ou de son activité projetée dans l'espace et la pensée ou les représentations essentielles de la société : c'est l'attitude du groupe telle qu'elle résulte de ses rapports avec les choses. On ne peut donc pas dire que, si nous sommes assurés que l'espace subsiste, c'est parce que le groupe a mis sur lui sa marque, l'a construit à son image et parce qu'il s'en souvient. Car le groupe lui-même ne dure et ne se souvient que dans la mesure où il s'appuie sur cette figure stable de l'espace et qu'il y a en quelque sorte attaché ses souvenirs. Mais on ne peut pas dire non plus que si le groupe est assuré qu'il dure, s'il a en ce sens une mémoire, c'est parce qu'il se confond avec l'espace par toute une partie de lui-même, c'est parce que la matière et les lieux durent d'eux-mêmes. Car l'image de l'espace ne dure que dans la mesure où le groupe fixe sur elle son attention et l'assimile à sa pensée.
Recueillons-nous maintenant, fermons les yeux, remontons le cours du temps aussi loin qu'il nous est possible, tant que notre pensée peut se fixer sur des scènes ou sur des personnes dont nous conservons le souvenir. Jamais nous ne sortons de l'espace. Nous ne nous retrouvons pas, d'ailleurs, dans un espace indéterminé, mais dans des régions que nous connaissons, ou dont nous savons bien que nous pourrions les localiser, puisqu'elles font toujours partie du milieu matériel où nous sommes aujourd'hui. J'ai beau faire effort pour effacer cet entourage local, pour m'en tenir aux sentiments que j'ai éprouvés ou aux réflexions que j'ai formées autrefois. Sentiments, réflexions, comme tous les événements quelconques, doivent bien se replacer en un lieu où j'ai résidé ou par lequel j'ai passé à ce moment et qui existe toujours. Essayons de remonter plus loin. Lorsque nous touchons à l'époque où nous ne nous représentions pas encore, au moins confusément, les lieux, nous arrivons aussi à des régions du passé où notre mémoire n'atteint plus. Il n'est donc pas exact que pour se souvenir il faille se transporter en pensée hors de l'espace, puisque au contraire c'est l'image seule de l'espace qui, en raison de sa stabilité, nous donne l'illusion de ne point changer à travers le temps et de retrouver le passé dans le présent; mais c'est bien ainsi qu'on peut définir la mémoire; et que l'espace seul est assez stable pour pouvoir durer sans vieillir ni perdre aucune de ses parties.