Le pouvoir de la figure paternelle peut agir d'une façon répressive sur le fils, comme il appert dans Le Verdict de Kafka*. La présence du père peut être trop puissante, mais l'absence du père a aussi son lot de problèmes. Le père défunt, le père disparu, le père inconnu prive le sujet d'une ressemblance, d'un double, d'un modèle, d'un miroir qui lui servira d'un objet d'identification et d'orientation dans son existence. Un portrait du père peut se présenter ainsi comme un lieu de mémoire* qui, dans la douce tristesse de la mélancolie, enracine le sujet dans le terreau de la communauté ancestrale, familiale et humaine. Le texte ci-dessus est emprunté au récit d'Adalbert Stifter, L'homme dans postérité, Éditions Phébus, « Points », 1995, p. 140-142.
Au mur était accrochée une unique peinture, de forme ronde, comme ces toiles sur lesquelles on a coutume de peindre les armoiries; elle était entourée d'un large cadre ajouré et doré, fort ancien.
- C'est le portrait de ton père, à qui tu ressembles tellement, fit l'oncle.
Un adolescent d'une beauté extraordinaire, plutôt encore un enfant à vrai dire, y était représenté en habit bouffant de couleur brune bordé de tresses d'or. La peinture, sans être un chef-d'œuvre, était cependant traitée avec cette exactitude et cette profondeur qui s'observe encore si souvent dans les portraits de famille du siècle dernier. Aujourd'hui, c'est le superficiel et la brutalité des couleurs qui remportent. Les tresses d'or du vêtement avaient été représentées avec un soin tout particulier. Elles brillaient dans la demi-obscurité de la pièce et par contraste se détachaient nettement des boucles couvertes de poussière blanche et du gracieux visage dont les ombres étaient particulièrement pures et transparentes.
- Dans cette école aristocratique, dit l'oncle, une sotte coutume voulait qu'on fît le portrait de tous. les jeunes élèves à titre de souvenir, pour le placer ensuite dans ces espèces d'écussons ronds et l'accrocher dans les galeries, les salles, ou même les chambres. Les élèves achetaient les cadres eux-mêmes. Ton père a toujours été vaniteux et il s'est fait peindre. J'étais alors beaucoup plus beau que lui, et je ne me suis jamais fait peindre. Lorsque l'école disparut, j'ai acheté ce tableau.
Victor, qui ne pouvait se rappeler ni son père ni sa mère, puisqu'il les avait perdus tout enfant, sa mère d'abord, son père peu après, se tenait devant le portrait de celui à qui il devait la vie! Le cœur tendre de l'adolescent fut envahi peu à peu par ce sentiment que les orphelins doivent bien souvent éprouver quand ils se trouvent, eux, en présence des portraits peints de leurs parents alors que d'autres ont devant les yeux leurs père et mère en chair et en os. C'est un sentiment plein d'une profonde mélancolie, mais qui prodigue aussi une consolation d'une douce tristesse. Le portrait renvoyait à un passé écoulé depuis longtemps : le sujet représenté était alors plein d'un jeune bonheur, riche d'espérance, tout comme celui qui le contemplait à présent, jeune lui aussi et débordant de son inépuisable espoir offert au monde.
Victor ne parvenait pas à se l'imaginer en homme fait, peut-être en vêtement strict et foncé, et penché avec inquiétude sur son propre berceau; il ne pouvait davantage se le représenter sur son lit de malade, puis en cadavre blême posé dans son étroit cercueil et descendu dans une fosse. Tout cela était arrivé dans un temps lointain où l'enfant ne percevait pas encore les impressions de ce monde, ou alors était incapable de les conserver plus d'une heure. Il regardait maintenant le visage extraordinairement gracieux, franc et insouciant du jeune garçon. Il pensait que s'il vivait encore, il serait aussi vieux que l'oncle; mais il n'arrivait pas à s'imaginer que son père aurait pu ressembler à son oncle. Il resta longtemps à le regarder, et lui vint l'idée que s'il entretenait un jour de meilleures relations avec son onde, il lui demanderait de lui faire cadeau du tableau, car à coup sûr lui ne devait pas beaucoup y tenir pour le laisser accroché là, seul sur le mur de cette pièce en désordre, le cadre couvert de poussière.
L'oncle cependant, debout à côté de Victor, regardait tantôt le tableau tantôt le jeune homme. Il n'avait pas montré d'émotion particulière, et comme Victor s'éloignait du tableau, il passa aussitôt devant pour le conduire hors de ces pièces. Sans rien ajouter à propos du tableau ni du père, il lâcha simplement ces seuls mots :
- La ressemblance est étonnante!
- C'est le portrait de ton père, à qui tu ressembles tellement, fit l'oncle.
Un adolescent d'une beauté extraordinaire, plutôt encore un enfant à vrai dire, y était représenté en habit bouffant de couleur brune bordé de tresses d'or. La peinture, sans être un chef-d'œuvre, était cependant traitée avec cette exactitude et cette profondeur qui s'observe encore si souvent dans les portraits de famille du siècle dernier. Aujourd'hui, c'est le superficiel et la brutalité des couleurs qui remportent. Les tresses d'or du vêtement avaient été représentées avec un soin tout particulier. Elles brillaient dans la demi-obscurité de la pièce et par contraste se détachaient nettement des boucles couvertes de poussière blanche et du gracieux visage dont les ombres étaient particulièrement pures et transparentes.
- Dans cette école aristocratique, dit l'oncle, une sotte coutume voulait qu'on fît le portrait de tous. les jeunes élèves à titre de souvenir, pour le placer ensuite dans ces espèces d'écussons ronds et l'accrocher dans les galeries, les salles, ou même les chambres. Les élèves achetaient les cadres eux-mêmes. Ton père a toujours été vaniteux et il s'est fait peindre. J'étais alors beaucoup plus beau que lui, et je ne me suis jamais fait peindre. Lorsque l'école disparut, j'ai acheté ce tableau.
Victor, qui ne pouvait se rappeler ni son père ni sa mère, puisqu'il les avait perdus tout enfant, sa mère d'abord, son père peu après, se tenait devant le portrait de celui à qui il devait la vie! Le cœur tendre de l'adolescent fut envahi peu à peu par ce sentiment que les orphelins doivent bien souvent éprouver quand ils se trouvent, eux, en présence des portraits peints de leurs parents alors que d'autres ont devant les yeux leurs père et mère en chair et en os. C'est un sentiment plein d'une profonde mélancolie, mais qui prodigue aussi une consolation d'une douce tristesse. Le portrait renvoyait à un passé écoulé depuis longtemps : le sujet représenté était alors plein d'un jeune bonheur, riche d'espérance, tout comme celui qui le contemplait à présent, jeune lui aussi et débordant de son inépuisable espoir offert au monde.
Victor ne parvenait pas à se l'imaginer en homme fait, peut-être en vêtement strict et foncé, et penché avec inquiétude sur son propre berceau; il ne pouvait davantage se le représenter sur son lit de malade, puis en cadavre blême posé dans son étroit cercueil et descendu dans une fosse. Tout cela était arrivé dans un temps lointain où l'enfant ne percevait pas encore les impressions de ce monde, ou alors était incapable de les conserver plus d'une heure. Il regardait maintenant le visage extraordinairement gracieux, franc et insouciant du jeune garçon. Il pensait que s'il vivait encore, il serait aussi vieux que l'oncle; mais il n'arrivait pas à s'imaginer que son père aurait pu ressembler à son oncle. Il resta longtemps à le regarder, et lui vint l'idée que s'il entretenait un jour de meilleures relations avec son onde, il lui demanderait de lui faire cadeau du tableau, car à coup sûr lui ne devait pas beaucoup y tenir pour le laisser accroché là, seul sur le mur de cette pièce en désordre, le cadre couvert de poussière.
L'oncle cependant, debout à côté de Victor, regardait tantôt le tableau tantôt le jeune homme. Il n'avait pas montré d'émotion particulière, et comme Victor s'éloignait du tableau, il passa aussitôt devant pour le conduire hors de ces pièces. Sans rien ajouter à propos du tableau ni du père, il lâcha simplement ces seuls mots :
- La ressemblance est étonnante!