Virginia Woolf* trace un portrait saisissant du grand poète et écrivain John Donne, personnalité aussi riche que complexe, paradoxale et attachante. «Je suis un petit monde adroitement formé de divers éléments», dit Donne de lui-même. À la fois sceptique et désireux de la vérité, homme mondain et esprit libre, être sensuel et pieux, sage et excentrique. Virginia cite aussi quelques vers du doyen de la cathédrale de Saint-Paul qui attestent de la légèreté de sa poésie religieuse. Donne y exprime ses sentiments de deuil* éprouvés à l'égard de sa bien-aimée en des termes d'une authenticité originale.
Sache douter avec sagesse; étrangement,
On ne s'égare pas en s'interrogeant bien;
On le fait en dormant ou en se fourvoyant (1)
Pour ce poète qui avait fait acte de soumission à tant de grands princes, le corps, le roi, l'Église anglicane, il était impossible d'atteindre cet état de complétude et de certitude que les poètes aux vies plus pures étaient capables d'entretenir. Sa dévotion elle-même était fébrile et capricieuse. «Mes accès de piété arrivent et s'en vont comme une étrange fièvre»(2). Elles sont pleines de contradictions et d'angoisses. De même que sa poésie amoureuse, au plus fort de sa sensualité, révèle tout d'un coup le désir d'une unité supérieure «au-delà de l'Homme et de la Femme» (3), de même que ses lettres les plus respectueuses adressées à de grandes dames deviennent soudain les poèmes ardents d'un homme amoureux à une femme de chair et de sang, de même ces derniers poèmes religieux sont des poèmes d'ascension et de chute, de vociférations incongrues et de graves solennités, comme si les portes de l'église s'ouvraient soudain sur le tumulte de la rue. C'est peut-être la raison pour laquelle ils suscitent encore l'intérêt et le dégoût, le mépris et l'admiration. Car le doyen avait gardé la curiosité incorrigible de sa jeunesse. La tentation de dire la vérité pour braver le monde, même quand il avait pris tout ce que le monde avait à lui donner, le travaillait toujours. Un intérêt obstiné pour la nature de ses propres sensations perturbait son grand âge et troublait son repos comme il avait perturbé sa jeunesse et avait fait de lui le plus énergique des satiristes et le plus passionné des amants. Il n'y avait ni repos, ni fin, ni solution, même au sommet de la gloire et au bord de la tombe, pour une nature tissée de tant de fils. Les célèbres préparatifs qu'il fit quand il sentît la mort approcher, posant couché dans son linceul pour faire sculpter sa tombe, sont aux antipodes de l'endormissement d'un homme las et satisfait. Il ressent encore le besoin de faire bon visage et de se tenir droit: avertissement peut-être, présage sans doute, il était alors consciencieusement et remarquablement lui-même. Et c'est, au bout du compte, l'une des raisons pour lesquelles nous nous tournons encore vers Donne aujourd'hui; l'une des raisons pour lesquelles, après trois cents ans et plus, nous entendons encore le son de sa voix nous parler si distinctement par-delà des époques. Il se peut que, lorsque nous essayons par curiosité de découper ce qu'il écrit et d'«inspecter chaque partie», nous soyons comme les médecins qui «ne savent pas pourquoi» (4) : nous ne parvenons pas, à comprendre comment des qualités aussi différentes peuvent se rencontrer en un seul homme. Mais nous n'avons qu'à le lire, à nous soumettre au son de cette voix passionnée et pénétrante, pour que sa silhouette s'élève à nouveau au-delà du désert des années, plus droite, plus impérieuse, plus insondable qu'aucune autre de son temps. Les éléments eux-mêmes semblent avoir respecté cette identité lorsque presque tous les monuments de Saint-Paul furent détruits dans l'incendie de Londres, l'effigie de Donne demeura intacte, comme si les flammes elles-mêmes avaient trouvé ce noeud trop dur à défaire, cette énigme trop difficile à lire, cette figure trop entièrement elle-même pour se changer en boue.
Notes
1. Satire 3 (La douce pitié étouffe ma colère»), v. 77-79:
«Adorer une image, ou bien la mépriser,
Protester, tout cela peut être fort mauvais.
Sache douter avec sagesse; étrangement,
On ne s'égare pas en s'interrogeant bien ;
On le fait en dormant ou en se fourvoyant.
2. Méditations divines, sonnet 19, v. 12-13:
«Mes accès de piété arrivent et s'en vont
Comme une étrange fièvre: hormis que ce sont là
Les meilleurs de mes jours, quand je tremble de peur.»
3. Voir p. 35, note 1.
4. «La Mofette», v. 1-3.
«Je mourrai, les docteurs ne sauront pas pourquoi,
Et mes amis curieux me feront découper
Pour qu'on puisse inspecter chaque partie de moi...»
* * * * *
«Depuis que mon aimée a payé pour toujours
Sa dernière créance à Nature et aux siens,
Tout mon bien est parti, et depuis que son âme
A été emportée trop tôt au fond des cieux,
Mon esprit à ces cieux pleinement se consacre.»
(Méditations divines, sonnet 17, v. 1-4)