« Ainsi que bien des lecteurs l'ont remarqué (1), et comme Bardamu le laisse à penser en s'écriant « La vérité c'est la mort », la question de la mort est au centre de l'oeuvre. Si Voyage est un roman « freudien », c'est en premier lieu parce que Céline fait sienne l'hypothèse de la pulsion de mort telle que Freud l'a avancée. On le voit dans le paragraphe, qui est la clef de voûte de son discours philosophique (M.-C. Bellosta, Céline ou l'art de la contradiction, Paris, CNRS Éditions, 2011, p. 116).
Note
1 Bernanos s'exclama par exemple : « La mort, sujet de votre livre, seul sujet » (« Propos recueillis par Robert de Saint-Jean » in CC1, p. 51).
Note
1 Bernanos s'exclama par exemple : « La mort, sujet de votre livre, seul sujet » (« Propos recueillis par Robert de Saint-Jean » in CC1, p. 51).
Décidément nous n'adorons rien de plus divin que notre odeur. Tout notre malheur vient de ce qu'il nous faut demeurer Jean, Pierre ou Gaston coûte que coûte pendant toutes sortes d'années. Ce corps à nous, travesti de molécules agitées et banales, tout le temps se révolte contre cette farce atroce de durer. Elles veulent aller se perdre nos molécules, au plus vite, parmi l'univers ces mignonnes! Elles souffrent d'être seulement « nous », cocus d'infini. On éclaterait si on avait du courage, on faille seulement d'un jour à l'autre. Notre torture chérie est enfermée là, atomique, dans notre peau même, avec notre orgueil (Céline, Voyage au bout de la nuit, V, p. 337, cité par M.-Bellosta, o.c., p. 116).
« Les Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, dernière partie des Essais de psychanalyse, avaient de quoi arrêter l'attention de Céline; Freud y propose en effet de « s'incliner devant la vérité » en sorte d'assimiler enfin le scandale de la guerre - ce scandale qui devait obnubiler presque toute l'œuvre du romancier. La thèse de Freud (aujourd'hui tombée dans le domaine public, mais choquante en son temps) est que la barbarie dans laquelle sont tombées, avec la guerre, « les grandes nations dominatrices de race blanche » ne doit pas nous étonner, car la guerre est le moment où les hommes croient « pouvoir se soustraire momentanément aux obligations découlant de la vie civilisée et donner libre cours à leurs penchants refoulés, avides de satisfaction »; elle «emporte les couches d'alluvions déposées par la civilisation et ne laisse subsister en nous que l'homme primitif »( « Considérations actuelles sur la guerre et la paix » in Essais de psychanalyse, p. 267, 236, 248, 266). Pour Céline aussi, elle est l'expérience éclairante qui révèle le barbare dans le civilisé, la « véritable réalisation de nos profonds tempéraments » (Voyage, p. 418) : « Ça venait des profondeurs et c'était arrivé » (p. 14) [...]
Par le biais de la narration ou des commentaires du narrateur Voyage fait la plus grande place à ce que Freud considérait comme les trois principales vérités que l'observation des primitifs nous apprend sur l'inconscient : « impénétrabilité à la représentation de notre propre mort, souhait de mort à l'adresse de l'étranger et de l'ennemi, ambivalence à l'égard de la personnes aimée » (Essais de psychanalyse, p. 257).
Premièrement donc, « il nous est absolument impossible de nous représenter notre propre mort », « dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité » (Ibid., p. 253-254), ce qui amène Freud* à expliquer l'héroïsme* [...] non par un sacrifice* à « de biens abstraits et universels plus précieux que la vie », mais par un occultation de la mort par l'inconscient, par un mouvement « instinctif et impulsif », où l'on « affronte le danger sans penser à ce qui peut en résulter » (Ibid., p. 263).
Deuxièmement, la guerre* ne fait qu'autoriser la virulence des souhaits de mort que nous refoulons d'ordinaire [...] La transformation des passagers de l'Amiral Bragueton en une bande d'assassins projetant la mort de Bardamu semble une réalisation romanesque de ces affirmations de Freud :
Dans la vie courante, réfléchissons que cent individus au moins dans le cours d'une seule journée bien ordinaire désirent votre pauvre mort, par exemple, tous ceux que vous gênez, pressés dans la queue derrière vous au métro, tous ceux encore qui passent devant votre appartement et qui n'en ont pas, tous ceux qui voudraient que vous ayez achevé de faire pipi pour en faire autant, enfin, vos enfants et bien d'autres. C'est incessant (Voyage, p. 116-117).
Troisièmement, l'expérience de la guerre* nous amène à comprendre qu'il n'y a chez l'homme « ni bons, ni mauvais » penchants, seulement des « penchants primitifs » remodelés par la société, mais dont certains restent ambivalents. Freud en donne pour exemple la « coexistence très fréquente chez la même personne d'un amour intense et d'une haine violente », si bien qu'il existe, au sein même de l'amour, une « hostilité qui peut comporter un souhait de mort inconscient » (Essais de psychanalyse, p. 243, 265).
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Louis Ferdinand Céline
(1894-1961)
« Les Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, dernière partie des Essais de psychanalyse, avaient de quoi arrêter l'attention de Céline; Freud y propose en effet de « s'incliner devant la vérité » en sorte d'assimiler enfin le scandale de la guerre - ce scandale qui devait obnubiler presque toute l'œuvre du romancier. La thèse de Freud (aujourd'hui tombée dans le domaine public, mais choquante en son temps) est que la barbarie dans laquelle sont tombées, avec la guerre, « les grandes nations dominatrices de race blanche » ne doit pas nous étonner, car la guerre est le moment où les hommes croient « pouvoir se soustraire momentanément aux obligations découlant de la vie civilisée et donner libre cours à leurs penchants refoulés, avides de satisfaction »; elle «emporte les couches d'alluvions déposées par la civilisation et ne laisse subsister en nous que l'homme primitif »( « Considérations actuelles sur la guerre et la paix » in Essais de psychanalyse, p. 267, 236, 248, 266). Pour Céline aussi, elle est l'expérience éclairante qui révèle le barbare dans le civilisé, la « véritable réalisation de nos profonds tempéraments » (Voyage, p. 418) : « Ça venait des profondeurs et c'était arrivé » (p. 14) [...]
Par le biais de la narration ou des commentaires du narrateur Voyage fait la plus grande place à ce que Freud considérait comme les trois principales vérités que l'observation des primitifs nous apprend sur l'inconscient : « impénétrabilité à la représentation de notre propre mort, souhait de mort à l'adresse de l'étranger et de l'ennemi, ambivalence à l'égard de la personnes aimée » (Essais de psychanalyse, p. 257).
Premièrement donc, « il nous est absolument impossible de nous représenter notre propre mort », « dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité » (Ibid., p. 253-254), ce qui amène Freud* à expliquer l'héroïsme* [...] non par un sacrifice* à « de biens abstraits et universels plus précieux que la vie », mais par un occultation de la mort par l'inconscient, par un mouvement « instinctif et impulsif », où l'on « affronte le danger sans penser à ce qui peut en résulter » (Ibid., p. 263).
Deuxièmement, la guerre* ne fait qu'autoriser la virulence des souhaits de mort que nous refoulons d'ordinaire [...] La transformation des passagers de l'Amiral Bragueton en une bande d'assassins projetant la mort de Bardamu semble une réalisation romanesque de ces affirmations de Freud :
Dans la vie courante, réfléchissons que cent individus au moins dans le cours d'une seule journée bien ordinaire désirent votre pauvre mort, par exemple, tous ceux que vous gênez, pressés dans la queue derrière vous au métro, tous ceux encore qui passent devant votre appartement et qui n'en ont pas, tous ceux qui voudraient que vous ayez achevé de faire pipi pour en faire autant, enfin, vos enfants et bien d'autres. C'est incessant (Voyage, p. 116-117).
Troisièmement, l'expérience de la guerre* nous amène à comprendre qu'il n'y a chez l'homme « ni bons, ni mauvais » penchants, seulement des « penchants primitifs » remodelés par la société, mais dont certains restent ambivalents. Freud en donne pour exemple la « coexistence très fréquente chez la même personne d'un amour intense et d'une haine violente », si bien qu'il existe, au sein même de l'amour, une « hostilité qui peut comporter un souhait de mort inconscient » (Essais de psychanalyse, p. 243, 265).
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Louis Ferdinand Céline
(1894-1961)