Dans le chapitre premier de la deuxième partie de son ouvrage L'archipel des morts (1998), Jean-Didier Urbain met en évidence les politiques de la dissimulation esthétique de la mort. C'est l'« illisibilité » de la mort qui détermine la configuration des nécropoles nouvelles. « À l'invisibilité des cimetières et à la disparition des cérémonies dans la vie collective, écrit-il, se doivent donc de correspondre le refoulement du chagrin et l'escamotage du deuil*. [...] Dans cet univers qui récuse la mort en bannissant ses morts et qui se voudrait finalement, peut-être, sans nécropoles, la récupération culturelle que certains comptent faire d'anciens cimetières est particulièrement remarquable et significative » (p. 162-163). Voici, dans le texte qui suit, ce que J.-D. Urbain pense des projets de transformer les cimetières en musées.
Sous ce méritant projet de sauvegarde, de restauration-conservation de l'espace des morts, n'est-ce pas plutôt un projet de mise en ordre du présent qu'un projet de mise en ordre du passé qui se profile obscurément?
Réduire les cimetières du XIXe siècle à une sorte de collection de monuments « remarquables » n'est-ce pas vouloir en occulter les racines, faire d'une certaine façon de la nécropole un « herbier » de monuments, une collection de papillons? Sous la terre, il y a des morts : c'est sur la base de cette présence que ces monuments se sont dressés et prennent tout leur sens, étant de ce fait toujours plus que de simples documents. Ce projet de traitement muséologique des anciennes nécropoles, notamment celles du passé proche, ne peut-il être interprété dès lors comme un procès actif - complétant l'illusion contemporaine - de mise en ordre du présent au nom d'une rêverie historique telle que le passé contiendrait nos morts (et donc la mort) tandis que le présent ne contiendrait que nous, les vivants, et le futur notre éternité?
Faire du cimetière un musée, n'est-ce pas déclencher une dérive documentaire du lieu telle qu'elle oblitérera sa raison d'être essentielle - collective, sociale et psychologique? La mise au musée ou en musée du cimetière conduira à « vedettiser » certains et à « faire oublier les autres ». Dans le passé, des cimetières; dans le présent, plus de cimetières : contraste magique! En dernière instance, les cimetières ainsi muséifiés pourraient presque devenir dans l'espace culturel, sous couvert de pittoresque ou de patrimoine, les vestiges du temps ou les hommes mouraient encore. (o.c., p. 164-165).