L'Encyclopédie sur la mort


Aglavaine et Sélysette (Extraits)

Maurice Maeterlinck

«Le plus génial des drames de Maeterlinck est sans conteste son Aglavaine et Sélysette, un des joyaux de la littérature mondiale. Ce drame est d'une profonde mélancolie, mais recèle des trésors de poésie. Méléandre qui a épousé la douce et timide Sélysette se prend à aimer d'un amour partagé la noble Aglavaine. C'est un amour pur qui les soulève au-dessus de la poussière. Mais Sélysette souffre de ne point posséder seule le coeur de Méléandre. La tendre créature, toute d'abnégation, prend la résolution de se sacrifier pour le bonheur de son mari et d'Aglavaine...» (Discours de l'acceptation du Prix Nobel, 1911)
ACTE PREMIER

SCÈNE UNIQUE

Une salle du château

On découvre Méligrane endormie sur un siège à haut dossier, tout au fond de la salle. Entrent Méléandre et Sélysette.


MÉLÉANDRE

Voici la lettre d'Aglavaine :

Lisant.

«Ne sortez pas à ma rencontre. Attendez-moi dans la salle où vous attendez d'ordinaire que sonne l'heure du repos et je n'aurai pas l'air d'une étrangère. Je vous écris ceci en descendant du navire qui m'a porté vers vous. La traversée fut sereine et très belle, mais en débarquant, j'ai trouvé les chemins défoncés par les pluies; et le soleil sera probablement couché avant que j'aperçoive les tours du vieux château où la bonne Sélysette a voulu recueillir la veuve de son frère...

SÉLYSETTE, battant des mains

Oh! le soleil se couche!... Regarde donc. Elle doit être bien près... Je vais voir...

MÉLÉANDRE,la retenant d'un geste et continuant de lire

«... Je ne vous ai vu qu'une fois, Méléandre, au milieu de la dispersion et de l'embarras de mes noces ; - mes pauvres noces, hélas ! où nous n'avions pas aperçu le convive qu'on n'invite jamais et qui s'assoit toujours à la place du bonheur qu'on attend. -Je ne vous ai vu qu'une fois, il y a plus de trois ans; et cependant je viens vers vous avec moins d'inquiétude que si nous avions dormi tout enfants dans le même berceau...

[562]

SÉLYSETTE,se retournant

Oh ! Grand'mère dort encore !... Faudra-t-il l'éveiller quand Aglavaine sera là?...

MÉLÉANDRE

Oui; elle l'a demandé...

SÉLYSETTE

Ses cheveux blancs couvrent ses yeux... Elle n'est pas heureuse ce soir... Oh ! Je vais l'embrasser...

MÉLÉANDRE

Prends garde ; ne l'éveille pas avant l'heure...

Continuant de lire.

« ...Je suis si sûre de retrouver un frère !... Nous ne nous sommes presque rien dit, mais les quelques paroles que vous m'avez dites avaient un autre aspect que toutes celles que j'avais entendues jusque-là...

SÉLYSETTE

Ne lis pas si vite...

MÉLÉANDRE, continuant de lire

«... Et puis que j'ai donc hâte d'embrasser Sélysette!... Elle doit être si bonne, elle doit être si belle, puisqu'elle vous aime et puisque vous l'aimez ! Je vais l'aimer bien plus que vous ne l'aimerez jamais, car je sais aimer davantage; j'ai été malheureuse... Et maintenant, je suis heureuse d'avoir souffert ; je pourrai partager avec vous ce qu'on acquiert dans la tristesse. Il me semble parfois que le tribut que j'ai payé suffira pour nous trois; que le destin n'aura plus rien à réclamer et que nous pouvons nous attendre à une vie merveilleuse. Nous n'aurons plus d'autre inquiétude que celle du bonheur. Et pour vous et pour moi, pour Sélysette aussi, d'après le peu que vous m'en avez dit, le bonheur ne se trouve que dans ce qu'il y a de meilleur en nous-mêmes. Nous n'aurons plus d'autre souci que de devenir aussi beaux que possible afin de nous aimer tous les trois davantage ; et nous deviendrons bons à force de nous aimer. [563] Nous mettrons tant d'amour en nous-mêmes et tout autour de nous, qu'il n'y aura plus de place pour le malheur et la tristesse ; et s'ils veulent entrer malgré tout, il faudra bien qu'ils deviennent plus doux, avant d'oser frapper à notre porte... »

[...]

AGLAVAINE, alarmée

Qu'y a-t-il, qu'y a-t-il, Sélysette?-

SÉLYSETTE

Rien, rien, cela se passe... je croyais que je n'allais plus dire la vérité...

AGLAVAINE

Je ne la demanderai plus, Sélysette-

SÉLYSETTE

Mets ta main sur ma bouche quand je ne dirai plus la vérité- promets-le, promets-le, je t'en prie... [654]

AGLAVAINE

Je te le promets, Sélysette...

SÉLYSETTE, à Méléandre

J'ai quelque chose à lui dire, Méléandre-

Méléandre s'éloigne silencieusement.

Il est triste, il est triste... Tu lui diras un jour, un peu plus tard, lorsque l'oubli sera venu- mets ta main sur mes lèvres, Aglavaine, je souffre tout à coup...

AGLAVAINE

Dis-le-moi, dis-le moi, Sélysette-

SÉLYSETTE

J'ai oublié tout ce qu'il fallait dire... ce n'était pas la vérité, mais le mensonge qui venait... Mets ta main sur mes yeux, en même temps, Aglavaine... il faut que tu les fermes comme tu les a ouverts... Il est vrai, il est vrai...

AGLAVAINE

Sélysette?...

SÉLYSETTE, très faiblement

Je suis... je suis tombée en me penchant...

Elle meurt.

AGLAVAINE, appelant dans un sanglot

Méléandre...

MÉLÉANDRE, tombe en sanglotant sur le corps de Sélysette

Sélysette!...

Texte intégral:
http://ae-lib.org.ua/texts/maeterlinck__aglavaine_et_selysette__fr.htm
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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