L'Encyclopédie sur la mort


Styx

Styx fleuveQu'à propos du fleuve Amélès, Platon* se soit, pour sa part, souvenu de l'eau du Styx, on peut à bon droit le supposer, puisque, dans la République (64), les âmes, aussitôt après avoir bu l'eau du fleuve, s'endorment en un coma analogue à celui qui enveloppe d'obscurité les dieux fautifs de la Théogonie: malgré tonnerre et tremblement de terre, elles ne s'en éveilleront pas durant le voyage qui les entraîne, comme des étoiles filantes, vers la génération. Il y a plus. Après Hérodote, Pausanias décrit une eau qu'il a vue dans les sauvages montagnes d'Arcadie et que les Grecs dénomment eau du Styx (65). Entre Pheneos et Nonacris elle s'écoule du haut d'un immense roc à pic avant d'aller rejoindre la rivière Crathis. C'est une eau de mort: aucun être vivant, ni homme ni animal, ne peut y boire impunément. Telle est sa puissance de destruction qu'elle brise et transperce tous les récipients faits de main d'homme -qu'ils soient de verre, de cristal, de pierre ou de terre cuite - qu'elle corrompt et dissout ceux de métal. Elle attaque l'or même, incorruptible pourtant comme le sont les dieux. Seule la corne du sabot d'un cheval peut vaincre cette force de ruine et retenir l'eau versée, sans doute parce que le sabot du cheval s'apparente lui-même au domaine néfaste de l'impur (66).

A proximité du Styx on trouve une grotte où, suivant la légende, les filles de Proïtos se terrèrent quand elles furent possédées du furieux délire de la mania; c'est là que Mélampos vint les prendre pour les guérir de leur souillure par des purifications de caractère secret qu'il leur administra en un lieu appelé Lousoi, Les Bains, dans le sanctuaire d'Artémis * Hémérasia, celle qui apaise. Précisément, il y a un peu plus loin une autre source d'eau fraîche auprès de laquelle pousse un platane et que Pausanias associe explicitement à la première en les opposant comme le bien au mal, le remède à la souffrance (67). Celui qu'un chien enragé a rendu furieux - et plus généralement celui qui est en proie au délire de la Lyssa, c'est-à-dire à l'accès de folie frénétique - trouve en buvant cette eau sa guérison, Aussi appelle-t-on cette source Alussos, celle qui écarte la furie.

Le musée d'antiquités que constitue l'Arcadie à l'époque de Pausanias nous livre ainsi, sinon l'origine du mythe des deux fontaines de Vie et de Mort, du moins une de ses versions les moins remaniées, très proche encore des réalités cultuelles. Mais, pour que le Styx, fleuve infernal chargé d'une puissance de souillure apportant à toute chose ici-bas la destruction, ait pu devenir le fleuve Amélès, symbole pour l'âme d'une existence enfoncée dans le corps et dans le flux temporel, il fallait que le travail de transposition, dont nous voyons chez Platon un aboutissement, ait été depuis longtemps engagé dans les confréries religieuses et dans les sectes philosophiques.

Le thème du Styx se prêtait d'ailleurs à ce renouvellement mythique fleuve infernal, il avait sa place marquée d'avance dans les récits eschatologiques décrivant le périple des âmes après la mort; fleuve d'impureté contrastant avec une fontaine aux vertus cathartiques, il répondait aux préoccupations majeures des sectes religieuses, à leur hantise de la souillure, à leur soif de purification. Cependant, dans le cadre de la pensée mystique, le thème légendaire des deux sources devait être profondément remanié de façon à traduire cette recherche du salut qui était devenue, dans les sectes, l'objet même de la vie religieuse. C'est l'existence terrestre qui apparaît désormais comme une souillure, comme la mort de l'âme à la vie bienheureuse qu'elle partageait, à l'origine, avec les dieux; réciproquement, l'eau de Vie, en purifiant du mal, ne confère plus sur cette terre vigueur et santé, elle ouvre à l'âme par delà la mort l'accès à la véritable vie. Par ce retournement de perspective, la vie se charge des valeurs mythiques attachées à la mort, la mort de celles qui étaient attribuées à la vie. Du même coup les deux fontaines opposées de Mémoire et d'Oubli prennent dans les textes mystiques la place qu'occupaient, en Arcadie, selon Pausanias, le fleuve Styx et la source Alussos. Pour les mythes de réincarnation, la souillure qu'apporte l'eau de mort, c'est en effet, avec la chute dans une nouvelle existence corporelle, l'oubli des vies antérieures et l'ignorance du destin de l'âme; la purification que consacre l'eau de Vie, c'est l'infaillible mémoire de l'initié concernant les choses de l'au-delà, cette sagesse qui va permettre son évasion définitive du cycle du devenir. Ainsi se trouvait ouverte, par le mythe, la voie dans laquelle allait s'engager la réflexion philosophique. Si Lèthé signifie retour à la génération, si la Vie impure est celle du devenir, c'est que le flux temporel est lui-même une force de ruine semblable au Styx arcadien, l'irrémédiable puissance de destruction qui anéantit toutes choses ici-bas, le monstrueux écoulement que rien ne peut retenir (68). La mélétè mnèmès, l'exercice de mémoire, peut prendre alors, dans les confréries philosophiques, la double signification d'une enquête intellectuelle visant au savoir le plus complet (69), et d'une discipline de salut apportant la victoire sur le temps et sur la mort.

Dans les dernières lignes de la République, Platon se félicite que le muthos d'Er le Pamphylien n'ait point péri: ceux qui gardent foi en lui auront chance d'être également sauvés: ils pourront franchir le fleuve Amélès sans «souiller» leur âme. Par cette remarque, Platon*, mi-sérieux, mi-plaisant, s'acquitte au terme du dialogue de sa propre dette envers les thèmes légendaires qu'il a transposés et qui gardent de leur enracinement dans le passé religieux de la Grèce une incomparable valeur de suggestion, Certes, pour lui, la philosophie a détrôné le mythe et pris sa place; mais si elle est valable, c'est aussi qu'elle a su sauver cette « vérité » qu'à sa façon le mythe exprimait.

Notes

64. République, 621, b.
65. Pausanias, VIII, 17, 6 et 18.
66, Cf. la représentation mythique d'Empousa, monstre infernal: elle a un pied en bronze, l'autre est un sabot équin.
67, Pausanias, VIII, W, 2.3,
68. Dans un long passage du dialogue Sur l'E de Delphes, directement inspiré des textes d'Épicharme opposant la permanence du divin au changement incessant qui l'effectue dans l'homme (fr.1 et 2), Plutarque reprenant les formules même de la République, écrit, au sujet du temps: « Péon àei kai stégon ôsper àggein sporâs kai genéseôs. » Le temps s'identifie entièrement au pithos percé des Danaides. - Plutarque ajoute que l'existence immuable s'appelle Apollon; le flux de l'avenir, Pluton. Le premier est accompagné des Muses et de Mnémosunè, le second de Lèthé et Siôpè, Silence (39~sq}.
69. Héraclite fait à la sagesse de Pythagore le reproche d'être une istoria, une polumatheia (fr. 129). Proclus (in Tim., 38 b) met en parallèle l'anamnèsis des vies antérieures des Pythagoriciens, par laquelle l'âme trouve son accomplissement (télos) et l'istoria des prêtres égyptiens conservant scrupuleusement, en remède à l'oubli produit par le temps, le souvenir de tout ce qui appartient au passé de leur peuple comme des autres peuples. Ces recherches, ajoute Proclus imitent la permanence des principes immuables de la nature et assimilent à l'ordre du Tout. L'exigence d'un savoir complet, total (retrouver le souvenir de chacun des événements de la journée, de chacune des choses qui composent dix ou vingt vies d'homme) rappelle, dans le rituel religieux, l'obligation de ne rien omettre.

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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-14

Notes

JEAN-PIERE VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, I. Paris, François Maspero, « PCM », 1981, p. 121-123.

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