Contemporain de Jésus de Nazareth, né à Cordoue en Espagne vers l'an 1 (vers 3 ou vers 4), Lucius, Annaeus Seneca (Sénèque) vint à Rome* où il se passionna pour la philosophie. Sous le règne de Tibère, il suivit les cours du pythagoricien Sotion et du cynique Demetrius, mais il devint le disciple du stoïcien* Attale, moraliste et auteur dramatique latin, conseiller et précepteur de l’empereur Néron. Il fut exilé en Corse par l’empereur Claude en 41, à la suite d’une accusation d’adultère avec Livilla, soeur de Caligula et d'Agripinne. Celle-ci, devenue épouse de l’empereur Claude, le rappela en l’an 49 à Rome pour lui confier l’éducation de son fils Néron. Après l’assassinat d’Agrippine en 59 et voyant le tournant sanglant que prenait le règne de Néron, il quitta son siège au sénat et se retira progressivement de la vie publique pour se consacrer exclusivement à l’activité philosophique. Compromis dans la conjuration de Pison en 65, Sénèque se donna la mort, en s’ouvrant les veines et en ingurgitant du poison sur l’ordre de Néron en rendant la liberté à tous ses esclaves. Pauline, sa jeune épouse, aurait imité son mari si elle n’en avait pas été empêchée par Néron.
Auteur de plusieurs traités, Sénèque ne créa pas une doctrine originale, mais il appliqua à son âme ainsi qu’à l’âme de ses amis la sagesse des stoïciens. Il s’interrogea, en fin observateur et avec beaucoup de rigueur intellectuelle, sur l’art de bien vivre et de bien mourir (P. Hadot, «Sénèque», M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, p. 1367-1371). Pour mieux saisir la pensée de Sénèque sur la mort volontaire, on se référera tout particulièrement à ses Lettres à Lucilius, dont un choix a été publié sous le titre Apprendre à vivre (Paris, Arléa, 1990, 2 tomes). Dans l’introduction de cette édition, Alain Golomb considère les lettres, écrites par un Sénèque vieillissant et retiré du monde, à la fois comme un journal épistolaire, un testament spirituel et le bilan d’une vie. Elles s’adressent à Lucilius Junior, procurateur en Sicile et ami de Sénèque. Quelques spécialistes se croient en présence d’une correspondance fictive.
Pour Sénèque, vivre est une forme de générosité à l’égard de ses proches, de ses concitoyens et de la cité entière. Si le sage désire vivre, c’est pour rendre service à ceux qu’il aime. «L’homme de bien est tenu de rester dans le monde, non autant qu’il lui plaît, mais autant qu’il le faut. Celui qui ne fait pas assez de cas d’une épouse, d’un ami pour prolonger sa vie, mais qui s’obstine à mourir est un douillet» (lettre CIV, cité dans Y. Grisé, Le suicide dans la Rome antique, p. 209). S’imposer de vivre, quand l’intérêt des personnes aimées l’exige, compte parmi les devoirs de l’âme. Lui-même souffrait de l’asthme ou de crises aiguës d’une «respiration difficile» (lettre LIV, Apprendre à vivre, I, p. 58) et pourtant, il s’est abstenu de porter la main sur lui: «Souvent, l’envie m’a pris de m’arracher à la vie. Le grand âge de mon excellent père m’en a empêché. J’ai pensé, en effet, non pas au courage que je montrerais par ma mort mais à celui qui lui manquerait pour supporter ma perte. C’est pourquoi je me suis imposé de vivre. Il est des circonstances où c’est vivre qui est courageux.» Ce souci des conséquences sociales de ses actes lui interdit de se lancer à la légère et à corps perdu dans la mort, même si sa raison lui conseille d’en finir. Et Sénèque de condamner la nouvelle mode de son temps: le taedium vitae* ou l’envie de mourir, ce «mécontentement de soi», ce «dégoût de la vie», ce «tourbillonnement d’une âme qui ne se fixe à rien, cette sombre impatience qui nous cause notre propre inaction» (La tranquillité de l’âme, cité dans Y. Grisé, op. cit., p. 71).
Le philosophe est pourtant nuancé dans ses propos, car il est conscient de la relativité de la vie dont l’importance dépend de la qualité de la liberté* qui y est pratiquée. Il estime que, par sa maladie, il a un certain «entraînement à la mort», «une longue expérience de la mort». Il ne tremblera donc pas «au moment ultime, car il est d’ores et déjà préparé». Sénèque est de bonne composition devant la mort: «Avant d’être vieux, j’ai pris soin de bien vivre. Devenu vieux, je tâche de bien mourir. Et bien mourir, c’est mourir de bon cœur» (lettre LXI, Apprendre à vivre, I, p. 63). La pensée du sage ne se porte pas sur la durée de la vie, mais sur sa qualité (cogitat semper qualis vita, non quanta sit). Ce n'est pas le vivre qui compte, mais le comment vivre. Sénèque opte pour une éthique du sens et non pas pour celle de la quantité: «Ce qui compte, c’est de vivre bien, pas de vivre longtemps. Et souvent le bien, c’est, justement, que la vie ne dure pas longtemps» (lettre CI, ibid., p. 158). «Il ne faut pas chercher à vivre longtemps, mais vivre pleinement. Vivre longtemps, c’est le destin qui décide. Vivre pleinement, c’est ton âme. La vie est longue si elle est pleine» (lettre XCIII, ibid., p. 122-123). À celui qui veut savoir quelle est la bonne durée d’une vie, il répond: «vivre jusqu’à la sagesse. Celui qui l’a atteinte touche non pas le terme le plus reculé, mais le terme suprême» (p. 124). «En outre, si la vie la plus longue n’est pas toujours la meilleure, la mort qui se prolonge est toujours la pire. […] Pour sa vie, on a des comptes à rendre aux autres, pour la mort, à soi-même. La meilleure mort? Celle qui nous plaît» (lettre IXX, ibid., p. 82). Et il s’évertue à suggérer plusieurs modes de mort volontaire. Si «la Fortune peut tout pour celui qui est en vie», elle «ne peut rien contre celui qui sait mourir» (p. 80). À celui qui objecte: «Mais c’est que je veux vivre, moi! J’accomplis tant d’actions honnêtes. C’est contre ma volonté que j’abandonne les devoirs de la vie dont je m’acquitte de toute ma loyauté, de toute mon énergie», Sénèque répond: «Comment? Tu ne sais pas que l’un des devoirs de la vie, c’est de mourir? Tu n’abandonnes aucun de tes devoirs. Le nombre de ceux que tu dois remplir n’est pas fixé d’avance» (lettre LXXVII, ibid., p. 94).
Au même titre que je choisis mon bateau quand je m’embarque pour un voyage ou que je choisis la maison* où je veux habiter, j’ai le droit de choisir la manière et l’heure pour quitter la vie: la porte est ouverte (patet exitus). Un voyage demeure inachevé lorsqu’on s’arrête au milieu du chemin avant le terme qu’on s’était fixé. En revanche, «la vie n’est pas inachevée quand elle est honnête» (lettre LXXVII, ibid., p. 89). La vie est comme une pièce de théâtre: «ce qui compte ce n’est pas qu’elle dure longtemps, mais qu’elle soit bien jouée. L’endroit où tu t’arrêtes, peu importe. Arrête-toi où tu voudras pourvu que tu te ménages une bonne sortie» (p. 95). Sénèque utilise une métaphore empruntée à la guerre*: «si tu ne veux pas combattre, tu peux fuir» (si pugnare non vultis, licet fugere), alors qu’il estime pourtant que «l’homme de cœur, le sage ne s’enfuit pas de la vie, mais il en sort».
Dans Les essais (livre I, chap. xx), lorsque Montaigne* écrit: «La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, a désappris à servir», il s’est sans doute inspiré de la lettre XXVI de Sénèque à Lucilius: «Entraîne-toi à la mort: qui dit cela t’ordonne de t’entraîner à la liberté. Qui a appris à mourir a désappris à être esclave.» Son modèle de la liberté est présenté de manière saisissante dans la LXXVII où il évoque l’histoire du jeune Spartiate qui, fait prisonnier, s’écria: «Je ne serai esclave!» «Il tint parole. À la première besogne servile et dégradante qu’on lui imposa (il devait apporter un pot de chambre), il s’écrasa la tête en fonçant contre un mur» (ibid., p. 92). Voilà la liberté selon Sénèque, qui demande à son destinataire: «Tu ne préférerais pas, toi, que ton fils périsse de cette façon plutôt que de vieillir dans la lâcheté?»
À l'instar de son maître stoïcien* Zénon, Sénèque considère l'esclave égale au maître. Ainsi, il écrit à Luciius (Lettre 78): «Des esclaves! Dis plutôt des hommes. Des esclaves? Dis des camarades. Des esclaves? Dis des compagnons d'esclavage. Celui que tu appelles esclave est né de la même semence que toi, il jouit du même ciel, respire le même air, vit et meurt comme toi.»
Sénèque est témoin de l’universalité du suicide qui touche toutes les classes de la société romaine «des hommes de tous les rangs, de toutes les fortunes, de tous les âges qui, par la mort, ont coupé court à leurs maux» (Lettre XXIV, citée dans Y. Grisé, Le suicide dans la Rome antique, p. 55). Le phénomène du suicide ne se confine donc pas aux familles illustres et ne prend pas nécessairement une allure spectaculaire. Beaucoup de suicides anonymes ont lieu sans attirer l’attention des chroniqueurs, et cela dans les milieux les plus humbles. Cependant, qui dit universel ne dit pas nécessairement nombreux, car il ne semble pas que le suicide ait proliféré dans le peuple romain à l’époque de Sénèque.
Bibliographie
Paul Morand, L'art de mourir avec les lettres de Sénèque sur la mort et le suicide, L'esprit du temps, «Contrastes», 1992. Choix de dix lettres dans leur traduction par J. Baillard, Hachette, 1861.
Sénèque, Traités de la colère, de la brièveté de la vie, de la tranquillité de l'âme, de la clémence, de la vie heureuse. Présentation et notes de Guy Rachet, Paris, France Loisirs, «Bibliothèque de la sagesse», 1994.
Pierre Maréchaux, Lettres à Lucilius, de Sénèque, PUF, «Bibliothèque Major», 2000.
Cette édition propose aux apprentis comme aux latinistes confirmés, une traduction synoptique : un mot à mot latin suivi d'une traduction française littérale, des remarques grammaticales et une traduction littéraire.
Sénèque, De la vie heureuse et De la tranquillité de l'âme, Editions Librio, «Philosophie et spiritualité», 2005.
Toutes les oeuvres de Sénèque:
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/seneque/table.htm
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Luca Giordano, «La mort de Sénèque», vers 1684
www.educnet.education.fr/ louvre/mort/mortsen.htm