L'Encyclopédie sur la mort


De la brièveté de la vie

Sénèque

C'est cet extrait Sur la brièveté de la vie que Denis Diderot* cite dans son Essai de la vie de Sénèque et dont il dit: «Je n'ai pas lu le chapitre 3 du De brevitate vitae sans rougir: c'est mon histoire. Heureux celui qui n'en sortira point convaincu qu'il n'a vécu qu'une très petite partie de sa vie!». Dans Apories, Jacques Derrida se plaît à évoquer la gêne de Diderot qui, en montrant le doigt à Sénèque, semble s'accuser lui-même, d'une mauvaise gérance du droit de propriété sur notre propre vie. (op. cit. , Galilée, 1996, p. 15-21) Pour lire les commentaires de Diderot sur le texte de Sénèque, lire dans la présente Encyclopédie sur la mort, le document associé au dossier «Diderot», intitule «De la brièveté de la vie».

rubens III. Ne crois donc pas qu'on te doive rien pour de tels offices: lorsqu'en effet tu les rendais, c'était, non par désir de te donner à autrui, mais par impuissance de rester avec toi. Quand les plus brillants génies qui furent jamais s'uniraient en ce point, ils ne pourraient s'émerveiller assez d'un tel aveuglement de l'esprit humain. On ne laisse envahir ses champs par qui que ce soit; au plus mince différend sur les limites, on a recours aux pierres et aux armes ; mais sur sa vie on laisse empiéter qui le veut; bien plus: soi-même on introduit les usurpateurs. Vous ne trouvez personne qui veuille partager son argent avec vous: entre combien de gens n'éparpille-t-on pas son existence? Sévères économes de nos patrimoines, s'agit-il de dépenser le temps, nous sommes prodigues à l'excès du seul bien dont il serait beau d'être avare. Volontiers prendrais-je dans la foule des vieillards le premier venu pour lui dire: «Te voici arrivé au dernier période de la vie humaine; cent ans ou plus pèsent sur ta tête: voyons, rappelle ton passé, fais-lui rendre compte. Dis ce que t'en a dérobé un créancier, une maîtresse, un plaideur, un client, tes querelles conjugales, l'ordre à maintenir parmi tes gens, tes courses officieuses par la ville. Ajoute les maladies qui furent ton ouvrage, et tout le temps que tu laissas stérile, tu te verras plus pauvre d'années que tu n'en supputes. Repasse en ta mémoire combien de fois tu as été fixe dans tes projets; combien de jours ont eu l'emploi que tu leur destinais; quel usage tu as fait de ton être; quand ton front est demeuré calme et ton âme exempte de trouble; quelle œuvre dans un si long espace a été par toi menée à fin; que de gens ont mis ta vie au pillage quand toi tu ne sentais pas ce que tu perdais; combien les vaines douleurs, les folles joies, les avides calculs, les conversations décevantes ont absorbé de tes moments: vois le peu qui t'est resté de ton lot; tu reconnaîtras que tu meurs trop jeune.»

IV. D'où vient donc tout le mal, ô hommes? Vous vivez comme si vous deviez toujours vivre; jamais il ne vous souvient de votre fragilité. Loin de mesurer la longueur du temps écoulé, vous le laissez perdre comme s'il coulait à pleins bords d'une source intarissable; et peut-être ce jour que vous sacrifiez à tel homme ou à telle affaire est le dernier de vos jours. Vous craignez tout, comme de chétifs mortels; et comme des dieux vous voulez tout avoir. Rien de si ordinaire que d'entendre dire: «À cinquante ans je quitterai tout pour la retraite; à soixante ans je prendrai congé des emplois.» Et qui donc te garantit que tu dépasseras ce terme? Qui permettra que les choses aillent comme tu les arranges? N'as-tu pas honte de ne te réserver que les restes de ton existence, et de destiner à la raison le seul temps qui ne soit bon à rien? Qu'il est tard de commencer sa vie à l'époque oh elle doit finir! Quel fol oubli de la condition mortelle que de remettre à cinquante ou soixante ans les projets de sagesse, que de vouloir entrer dans la carrière à un âge où peu d'hommes ont poussé la leur! Vois comme il échappe aux plus puissants et aux plus élevés d'entre les humains des paroles de regret, des vœux pour ce repos qu'ils préconisent, qu'ils préfèrent à toutes leurs prospérités. Ils voudraient bien par instants descendre de leur faîte, s'ils le pouvaient impunément : car lors même qu'au dehors rien ne l'attaque ou ne l'ébranle, toute haute fortune tend à crouler sur elle-même.

http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/seneque/brievete.htm

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Peter Paulus Rubens. La mort de Sénèque, ca 1615
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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