L'Encyclopédie sur la mort


Maison

 

« La Mort est aujourd'hui devant moi
Comme le retour à la maison après une expédition

La Mort est aujourd'hui devant moi
Comme le désir qu'a un homme de revoir sa maison
Après avoir passé nombre d'années en captivité »

(Le Chant du harpiste aveugle, 1400 avant J.-C.,
cité par M. Delclos et J.-L. Caradeau, Le Livre de morts
égyptien décrypté,
Trajectoire, 2007, p.5)

« .... pour apaiser la douleur du caractère éphémère
de l'existence [...] avons-nous construit à travers
les années, les siècles et les millénaires, des abris
de fortune pour nous protéger de notre propre finitude

(Irvin Yalom, Apprendre à mourir. La Méthode Schopenhauer,
Paris, Galaade, 2005, p. 19)

La maison, métaphore du corps, de la vie, de la communauté, du monde, du cosmos.

Le trait fondamental de l’existence humaine est le fait d’habiter: « La façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres humains sommes sur terre est l’habitation. Être humain veut dire: être sur terre comme mortel, c’est-à-dire: habiter » (M. Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 173). Conformément au sens fondamental du mot ethos, « le terme d’éthique doit indiquer que cette discipline pense le séjour de l’homme […]. La pensée travaille à construire la maison de l’être, maison par quoi l’être en tant que ce qui joint, enjoint à chaque fois à l’essence de l’homme, conformément au destin, d’habiter dans la vérité de l’être. Cet habiter est l’essence de l’être au monde.

Parler de la maison de l’être, ce n’est nullement reporter sur l’être l’image de la maison. Bien plutôt, c’est à partir de l’essence de l’être, pensée selon ce qu’elle est, que nous pourrons un jour penser ce qu’est une maison et ce qu’est habiter » (M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, 1964, p. 151-157). Les humains sont, dans la racine même de leur être, en crise d’habitation. Non seulement peuvent-ils, à cause de la conjoncture économique, être en crise de logement, mais plus radicalement, ils sont en quête de la bonne manière de séjourner parmi les êtres et les choses. Les suicides sont des signes révélateurs de ce mal d’habiter qu’éprouvent les humains cherchant un lieu où aménager leur existence sur une terre déjà occupée par d’autres humains et régie par des lois qui les précèdent. Ils entrent dans une langue comme dans une maison qui a été bâtie avant eux et, avec cette langue, dans des mœurs et des coutumes qu’ils n’ont pas choisies, dans des modèles culturels et anthropologiques qui ne correspondent pas à leur image de l’homme ou de la femme. La maison du monde des humains aurait pu être construite autrement et mieux, mais hélas, on ne reconstruit pas l’histoire. Hiroshima et Auschwitz sont des lieux et ont eu lieu, nous n’y pouvons plus rien. Et, malheureusement, ils se répéteront encore. Demandez-le aux Kosovars et aux Rwandais de la fin du vingtième siècle.

Cependant, chaque peuple, chaque époque et chaque culture souffre d’un manque d’être, d’un mal d’habiter. Ce mal d’habiter est contemporain des humains de tous les temps et de tous les lieux, parce qu’il est lié à l’être même de l’homme. Il semble, par ailleurs, affecter plus définitivement certaines personnes, par exemple, Klaus Mann*, cet Allemand at home nulle part, qui poursuit ses errances sans trêve ni repos à travers l’Europe. Jean Cocteau dira de lui que c’est «un jeune homme qui habite mal sur la terre». Lui-même mal à l’aise dans ce monde, il l’appelle son compatriote. Le fils du célèbre Thomas Mann trouve un abri temporaire dans l’écriture, déballant son «matériel d’écrivain et [sa] petite bibliothèque portative» et les rangeant «avec une maniaquerie quelque peu névrotique» (K. Mann, Le tournant, , Malakoff, Solin, 1984, p. 288-289). Il cherchera un repos qu’il ne trouvera nulle part sinon dans la mort volontaire. « Et après? », se demande-t-il.

 Plusieurs philosophes anciens se servent de la métaphore de la maison pour signifier le corps humain ou la vie humaine. Ainsi Sénèque* présente la vie comme une maison dont la porte est ouverte, et le suicide comme une manière de quitter la maison où l’on habite. Bion de Borystène (Dniepr), de l’école des cyniques, estime que, « de même que nous quittons une maison lorsque celui qui l’a louée, n’ayant pas recouvré le prix du loyer, a enlevé la porte, le toit, et bouché le puits, ainsi je quitte ce pauvre corps lorsque la nature qui me l’a prêté m’enlève les yeux, les oreilles, les mains, les pieds » (Stobée, Florilège, v, 67, cité dans Y. Grisé, Le suicide dans la Rome antique, p. 179). En exposant la théorie des nombres de Pythagore*, Ambroise Macrobe, néoplatonicien, décrit l’âme quittant le corps prématurément comme « forcément expulsée de son domicile […] Ses chaînes se trouvent rompues et non détachées, cette rébellion contre la nécessité a une passion pour cause; l’âme s’entache donc dès l’instant où elle brise ses liens » (Commentaire du Songe de Scipion, i, xiii). La maison est le lieu de la femme*, le lieu de l’effacement et du silence, le lieu de l’attente et de la douleur, le lieu où parviennent les rumeurs ou les messages dramatiques. Par exemple, dans la tragédie grecque, à l’annonce de la mort de son mari au champ de bataille, la femme de cœur s’inflige la mort sous le coup de la honte « dans sa demeure bien close » (N. Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, p. 32). Leur mort hideuse a lieu en privé et doit être cachée.

Dans l’article « De Caton* et du suicide » de son Dictionnaire philosophique, Voltaire* note subtilement et avec humour que «les apôtres du suicide nous disent qu’il est très permis de quitter sa maison quand on en est las. D’accord, mais la plupart des hommes aiment mieux coucher dans une vilaine maison que de passer la nuit à la belle étoile.» Par contre, il cite un extrait d’une lettre de Memmius à Cicéron* dans laquelle il approuve le suicide de Lucrèce*: « Il aurait souffert et il ne souffre plus. Il s’est servi du droit de sortir de sa maison quand elle est prête à tomber. Vis tant que tu as une juste espérance; l’as-tu perdue, meurs; c’était là sa règle, c’est la mienne » (Lettre i). Lucrèce, lui-même, afin de décrire le taedium vitae* a recours à l’image de l’homme qui quitte sa riche demeure en ville et se hâte vers sa maison de campagne où, gagné par l’ennui*, il retourne en ville (La nature des choses, Paris, Arléa, 1992, p. 143-144).

Habiter, c’est séjourner parmi les êtres et les choses. Or, Chrysippe, une des figures dominantes du stoïcisme*, présente la vie habitante en termes de séjour, lorsqu’il déclare qu’un homme ayant perdu jusqu’à sa raison même de vivre peut préférer la liberté* à la vie et choisir la mort. «On ne séjourne pas dans la vie en proportion des biens qu’on possède pas plus qu’on ne la quitte en proportion des maux qui nous accablent, mais on y séjourne en proportion des choses indifférentes qui sont conformes à notre raison de vivre» (Plutarque, Contre les stoïciens, xviii). Dans La divine comédie, Dante trouve en enfer un de ses compatriotes d e Florence qui s’étant pendu lui confesse son acte en ces termes: « De ma propre maison, moi, j’ai fait mon gibet » (« Enfer », chant treizième, v. 151).

 L’imaginaire d’Améry* relatif à la vie humaine s’inspire de l’archétype de la maison. Vivre, c’est construire une maison; mourir, c’est la détruire ou la voir détruite. Vivre, c’est édifier l’homme; mourir, c’est le démolir ou le voir démoli. L’homme est «un être qui bâtit sa maison tout en sachant qu’elle sera démolie dès l’instant où l’on fêtera la fin du chantier […]. Il bâtit sa maison à la sueur de son front, pose une brique après l’autre, encastre ses châssis — tout cela se fera en vain» (Porter la main sur soi, p. 49-50). En effet, l’homme vit dans la connaissance croissante de la mort qui viendra un jour le ravir. Tout ce qu’il peut faire, c’est se protéger contre elle le mieux qu’il peut par les détours de la parole sachant qu’elle aura raison de lui. D’un événement contre nature, la mort s’en vient donc progressivement à être considérée comme étant «naturelle». Il en va de même du suicide. L’homme finit toujours par y penser à un moment donné de son existence comme quelque chose qui peut lui arriver. « La maison que le négociant en blé avait bâtie ne fut pas démolie à la fin du chantier, c’est lui qui la détruisit de propos délibéré, dans un acte d’auto-malveillance, oui, il en était arrivé à mal veiller sur son œuvre, il en avait eu la volonté et le courage » (p. 52). L’interprétation du suicide comme un acte « naturel » est très liée à la reconnaissance de l’échec* de la vie ou à « la certitude que la maison sera démolie » (p. 58). Cette acceptation de la dimension naturelle du suicide n’est pas seulement propre à la personne suicidaire. « Quiconque est confronté à l’idée de la mort, même sans la prendre au sérieux, se dira un jour comme le confirme Max Frisch: “puisque de toute façon je ne vis que pour mourir, je ne construis ma maison que pour qu’elle s’effondre à la fin du chantier, il vaut mieux que je fuie dans la mort avant la mort”, ou bien, s’il approfondit et précise sa pensée: que je quitte l’absurdité de l’existence pour plonger dans l’absurdité du néant » (p. 57).

La maison est traditionnellement associée à la femme et à la vie. La fonction première de la maison est d’offrir un toit et de protéger les habitants contre les intempéries et la mort. Parfois la maison dégénère en un lieu de destruction ou de crime. Alors que sa vocation est d’abriter les corps dans leur vulnérabilité, elle devient menace de mort. Or, dans une maison où demeure la bien-aimée, l’arme de la haine se tait et le sang s’efface. On n’y tue plus; tout au plus, on y meurt dans la présence attentive de l’autre. Henri de Montherlant* exprime admirablement cette image archaïque de la maison dans son poème intitulé «La maison menacée»: « Qu’elle vienne, qu’elle vienne, cette bien-aimée, dans la maison menacée, /Où le revolver a tapé, où le sang de l’homme a giclé./Mes yeux, comme ceux des chevaux, regardent encore sur les côtés./Mes yeux brillent comme brillent les choses qui brillent pour la dernière fois./Asseyez-vous, bien-aimée, en bas, dans la salle à manger./Que je tienne entre mes doigts le lacet de votre soulier./Que je glisse un doigt entre votre soulier et votre bas et le tienne là./La bien-aimée est cela auprès de quoi l’on ne meurt pas./Et si l’on y meurt, qu’on y meure, puisque c’est à son côté/Qu’on y meure, avec les grands yeux fixes de sa joie. »

Dans tous les pays de l’Afrique noire*, la mort n’est pas une destruction de l’individu, mais un départ. Une personne âgée ou malade, qui sent sa mort prochaine, dira: « Je vais à la maison » ou « Je suis prête à partir à la maison ». La famille dira: « Le père est parti à la maison » ou « il est allé dans le grand village où jamais le soleil ne se couche ».

Pour une étude de l’éthique* à partir de la métaphore de la maison comme protection contre la mort, la vie habitante étant pour l’homme le mode d’être au monde: E. Volant, La maison de l’éthique, Montréal, Liber, 2002. La revue Liberté consacre son numéro 266 (janvier 2005) au thème Habiter hors de, sous la direction de Louise Lachapelle. On y conteste le rôle traditionnel de la maison comme « niche » ou « havre de paix », trop liée à une perception masculine de la maison. Habiter hors de serait la manière contemporaine d’habiter le monde: une « ex-istence » frontalière ou liminaire où l’exil et le carrefour deviennent les métaphores d’une éthique du seuil, orientée vers l’agora des cultures.

Afin de tisser le lien entre le corps, la maison et la mort, Georges Candilis raconte sa dernière rencontre avec le vieux Rhodakis. Celui-ci lui montra un bateau qu'il avait dessiné au-dessus de la cheminée: « J'avais compris qu'il se préparait à mourir. [...] Penant ce temps, je le vis poser sa main sur la pierre poreuse de la cheminée et, avec un petit couteau, tracer le contour de ses doigts. Il sculptait sa main. À un moment, il rompit le silence et prononça les mots les plus admirables que j'aie jamais entendus.

- Tu vois, quand je serai parti et que des amis viendront me dire bonjour, ils ne me retrouveront plus. Ce n'est pas poli, ça ne se fait pas. Alors, je laisse ma main. Et peut-être, si toi aussi tu viens, tu poseras ta main sur ma main, et tu diras: "Bonjour, Rhodakis, comment ça va?"

Je ne l'ai plus revu.

Il y a eu la guerre, l'exil, la France. Dès que cela a été possible, longtemps après, je suis retourné en Grèce avec ma femme et mes enfants pour leur montrer les lieux de ma jeunesse, les endroits où jai été heureux! Le pèlerinage aux sources.

Et naturellement, j'ai dit : « On va à la maison de Rhodakis. » [...] Une route banale conduisait à unemaison presque en ruine. [...]

- Qu'est ce que vous faites là?

Je la reconnus. C'était sa fille, une vieille femme acariâtre.

- Je voudrais revoir la maison. Qu'est ce qu'il est devenu le vieux?

- Il est mort depuis longtemps.

- Je peux visiter sa chambre?

- Il n'y a plus de chambre. C'est un dépôt de bois.

- Permettez moi d'insister.

Et je lui donnai un peu d'argent qu'elle empocha aussitôt.

Nous avons dégagé les fagots entassés dans la chambre, et j'ai réussi à parvenir jusqu'à la cheminée.

La main était là. J'y ai posé la mienne. »

(Bâtir la vie. Un architecte témoin de son temps, « Archigraphy, Infolio, Golion, Suisse, 2012).

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-11-19

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