L'Encyclopédie sur la mort


Œdipe

Héros mythique de la tragédie grecque. Averti par un oracle que le fils qu’il aura de Jocaste* deviendrait son assassin, le roi Laïos perça les chevilles de son fils à sa naissance (Οἰδίπους/Oidípous, «pieds enflés»). Il ordonna à son berger thébain d’abandonner sur le mont Cithéron celui qui ne pouvait plus marcher. Au lieu de le laisser mourir ainsi, l’homme le confia à un berger corinthien qui le porta au roi Polybos. Ce dernier l’adopta et le fit nommer Œdipe, ce qui signifie «pied enflé». Devenu adulte, Œdipe, en route vers Delphes, rencontre Laïos dans une gorge étroite. Laïos lui demande de lui donner priorité de passage. Œdipe refuse et, exacerbé par le harcèlement de Laïos, le tue, ignorant que celui-ci était son père. Devenu roi de Thèbes, après avoir tué le Sphinx, qui ravageait la région, il épouse Jocaste, la veuve de Laïos, sa propre mère. Lorsque Œdipe apprend qu’il a assassiné son père et qu’il a épousé sa mère, il se crève les yeux tandis que Jocaste se pend.

Le récit dŒdipe fut relatée pour la première fois dans le poème du Cénéton, intitulé l'Œdipodie (VIII° siècle avant J.-C.) Il est le sujet de nombreuses œuvres littéraires et musicales :

Œdipe roi et Œdipe à Colone
, tragédies grecques de Sophocle ;
Œdipe, tragédie romaine de Sénèque ;
Roman de Thèbes, œuvre anonyme du xiie siècle ;
Oedipe de Corneille (1659) ;
Œdipe de Voltaire ;
Les Sept contre Thèbes d'Eschyle;
La Machine infernale de Jean Cocteau ;
Œdipe d'André Gide;
Œdipe sur la route d'Henry Bauchau;
Contes et légendes de la mythologie grecque de Claude Pouzadoux.

Œdipe (1931), opéra de Georges Enesco.
Œdipus rex (1927), opéra d'Igor Stravinski.

Cinéma:
Œdipe roi, film de Pier Paolo Pasolini.

Peinture:
Oedipe et la Sphynge
peint au Ve siècle av.J-C
Œdipe et le Sphinx, 1864,

 

par Gustave Moreau (1826-1898),

 

Metropolitan Museum of Art
Œdipe, par Jean-Léon Gérôme (1867–1868)
Oedipe, par Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867)

Freud*
se servira de ce mythe pour élaborer le complexe d’Œdipe à l’intérieur de sa théorie de la phylogenèse de la morale (Totem et tabou [1913], Paris, Gallimard, 1993; Malaise dans la civilisation [1929], Paris, puf, 1971).
À l’origine de la conscience morale se trouve le sentiment de culpabilité*. Or, cette culpabilité est le résultat de la primitive ambivalence des sentiments des fils à l’égard de leur père. Les fils admiraient leur père, mais le haïssaient en même temps, parce qu’il leur imposait l’abstinence des femmes afin d’assouvir ses propres pulsions sexuelles. Ils le tuèrent, mais une fois leur haine satisfaite, ils demeurèrent fondamentalement insatisfaits. Ainsi, «l’amour réapparut dans le remords attaché au crime, engendra le Surmoi par l’identification au père, lui délégua le droit et le pouvoir que détenait celui-ci de punir en quelque sorte l’acte d’agression accompli sur sa personne, et enfin dressa les restrictions destinées à en empêcher le retour» (Malaise dans la civilisation, p. 90). Du fait que ce sentiment de culpabilité se transmet de génération en génération, «les désirs incestueux et l’ambivalence envers le père se manifestèrent dans le complexe d’Œdipe, instituèrent la conscience morale et entretinrent le sentiment de culpabilité» (A. Bourguignon, «Freud», dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, p. 587).

En 1930, lors de l’attribution du prix Goethe à Freud*, celui-ci revient dans son discours sur cette présence simultanée d’amour et de haine à l’égard de la figure du père: «Notre attitude vis-à-vis des pères et des maîtres est, après tout, ambivalente puisque notre vénération recèle toujours une part de révolte hostile» (M. Schur, La mort dans la vie de Freud, Paris, Gallimard, 1975, p. 26). L’amour intense est à l’origine du refoulement de la haine qui peut resurgir dans des situations extrêmes. Pour étoffer son hypothèse, Freud se réfère à l’ambivalence des sentiments de Brutus* à l’égard de son maître et ami: «César m’aimait, et je pleure; il fut fortuné, et je m’en réjouis; il fut vaillant, je l’en admire; mais il fut ambitieux, et je l’ai tué» (Shakespeare*, Jules César, v. 1599). La haine du père conduit très souvent à la haine de soi. Dans une lettre à K. Hiller, auteur d’un essai biographique sur Gotthold E. Lessing (1729-1781) en 1936, Freud précise que cette haine de soi «peut se produire lorsqu’un individu hait son père de façon intense et s’identifie néanmoins à lui; il en résulte une haine de soi et un clivage de la personnalité» (cité par P. Férault, «La haine de soi, l’autre face de la haine, point de vue psychanalytique», dans E. Benbassa et J. C. Attias (dir.), La haine de soi. Difficiles identités, Bruxelles, Complexe, 2000, p. 78). La haine de soi est une forme de mélancolie* qui traverse toute la vie et une sorte d’état d’humiliation extrême, source d’une irréductible souffrance, comme chez Simone Weil, qui n’est sortie de cet enfer que par l’arrachement au moi empirique et par la participation à l’universel à travers l’engagement philosophique et la foi en Dieu (M. Leibovici, «Simone Weil, la mal née», dans ibid., p. 229-250). Contrairement à Weil, toute la vie de Maurice Sachs a été un long processus d’autodestruction*. Ce Juif, honteux de sa propre race, va rejoindre les rangs de la Gestapo, puis la trahir et être emprisonné. Sur la route du Danemark, il sera, en sortant des rangs des prisonniers, abattu par les ss (H. Rackzymow, «Un grand écrivain contrarié: Maurice Sachs», dans ibid., p. 205-214).

Ainsi donc, la haine du père conduit à la haine de soi qui, à son tour, peut conduire au suicide. Or, cette main portée sur soi est fondamentalement une agression destinée au père, une forme de parricide déguisé, involontaire ou inconscient. Comme l’a fait remarquer Hegel, Œdipe ne savait pas qui était l’homme qu’il avait rencontré et tué sur sa route. La tragédie d’Œdipe consiste précisément dans le fait qu’il s’est battu, en connaissance de cause, avec un étranger rencontré sur sa route et qu’en réalité, en toute ignorance, il a tué son père (V. Descombes, «Les causes de l’action», dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, p. 227). Vue sous cet angle, l’action intentionnelle du suicidant est de s’enlever la vie, mais l’action symbolique, souvent inconsciente et involontaire, c’est de porter atteinte à son père, à ses parents, à l’autorité. En éthique* et plus particulièrement dans le domaine du suicide et de sa prévention*, l’explication psychologique de l’action par les motifs et les antécédents de l’auteur apporte un éclairage nouveau à la compréhension du geste exécuté ou tramé.

Michel Déon situe le destin tragique d’Œdipe dans la double écologie naturelle et sociale de la Grèce* antique: une terre assoiffée, des institutions qui gouvernent l’amour et la mort, une patrie et une fratrie où règne le principe d’une juste vengeance. Il écrit: «Des hauteurs de Thèbes on peut suivre la marche hésitante, à travers champs, d’Œdipe, guidé par la petite Antigone*, du héros aux orbites sanglantes, vaincu par son destin. Il avance dans la poussière, trébuche dans les sillons fraîchement creusés, s’accote, haletant, à un olivier dont l’ombre maigre le protège à peine, boit à une source qui portera son nom et reprend sa marche hagarde et fatale […]. Œdipe doit tuer son père. Cette terre et ce ciel ont besoin des frères ennemis, du sacrifice d’Antigone, mais aussi de Créon ou la raison d’État» (Le balcon de Spetsai, Paris, Gallimard, 1984, p. 114).

Bibliographie

Jean-Michel Quinodoz, Lire Freud, PUF, 2004 ; «À la recherche du concept», Le Point, Hors - série, Maîtres-Penseurs, n° 4, 2009, p.64-71, plus particulièrement «1910. Le complexe d'Oedipe p. 68-69.

IMAGE: «Oedipe à Colone», par Jean Hugues, 1885, musée d'Orsay, Paris.
http://www.histoire-fr.com/mythologie_grecque_mythes_3.htm

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-16

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