L'Encyclopédie sur la mort


La Machine infernale

Jean Cocteau

«Si certains, en assistant au spectacle, ont perçu en Cocteau «le seul écrivain tragique de notre époque» (Raïssa Maritain), d'autres n'ont vu qu'une grande légende antique réduite à un niveau très voisin de la comédie des moeurs ou du vaudeville.
Cependant le véritable sujet de La Machine infernale est sans doute celui du libre arbitre. À la machination des dieux, qui est infinie, car les dieux eux-mêmes ont leurs dieux, l'homme, en Œdipe oppose la conscience de sa faute. (Bernard Benech dans Jean Cocteau, Romans/Poésies, Poésie critique, Théâtre/Cinéma, La Pochothèque, Le Livre de poche, 1995, p. 1118)

ANTIGONE. - Père!
ŒDIPE. - Laisse-moi.., ne touche pas mes mains, ne m'approche pas.
TIRÉSIAS. - Antigone!
Mon bâton d'augure. Offre·le·lui de ma part. Il lui portera chance, Antigone embrasse la main de Tirésias et porte le baton à Œdipe.
AN'nGONE. - Tirésias t'offre son bâton.
ŒDIPE. - Il est là ? ... J'accepte, Tirésias .. J'accepte, .. Souvenez-vous, il y a dix-huit ans, j'ai vu dans vos yeux que je deviendrai aveugle et je n'ai pas su comprendre. J'y vois clair, Tirésias, mais je souffre ... J'ai mal... La journée sera rude.
CRÉON. - Il est impossible qu'on le laisse traverser la ville, ce serait un scandale épouvantable.
TIRÉSIAS, bas. - Une ville de peste? Et puis, vous savez, ils voyaient le roi qu'Œdipe voulait être; ils ne verront pas celui qu'il est.
CRÉON. - Vous prétendez qu'il deviendra invisible parce qu'il est aveugle.
TIRÉSIAS, - Presque.
CRÉON. - Eh bien, j'en ai assez de vos devinettes et de vos symboles. J'ai ma tête sur mes épaules, moi, et les pieds par terre. Je vais donner des ordres.
TIRÉSIAS. - Votre police est bien faite, Créon; mais où cet homme se trouve, elle n'aurait plus le moindre pouvoir.
CRÉON. - Je ..

Tirésias l'empoigne par le bras et lui met la main sur la bouche... Car Jocaste paraît dans la porte. Jocaste morte, blanche, belle, les yeux clos. Sa longue écharpe enroulée autour du cou.


ŒDIPE. - Jocaste! Toi! Toi vivante!
JOCASTE. - Non, Œdipe. Je suis morte. Tu me vois parce que tu es aveugle; les autres ne peuvent plus me voir.
ŒDIPE. - Tirésias est aveugle ...
JOCASTE. - Peut-être me voit-il un peu.. mais il m'aime, il ne dira rien ...
ŒDIPE. - Femme! ne me touche pas ...
JOCASTE. -Ta femme est morte pendue, Œdipe. Je suis ta mère. C'est ta mère qui vient à ton aide ... Comment ferais-tu rien que pour descendre seul cet escalier, mon pauvre petit?
ŒDIPE. - Ma mère!
JOCASTE. -Oui, mon enfant, mon petit enfant.., Les choses qui paraissent abominables aux humains, si tu savais, de l'endroit où j'habite, si tu savais comme elles ont peu d'importance.
ŒDIPE. - Je suis encore sur la terre.
JOCASTE. -À peine ...
CRÉON. - Il parle avec des fantômes, il a le délire, la fièvre, je n'autoriserai pas cette petite ...
TIRÉSIAS. - Ils sont sous bonne garde.
CRÉON. - Antigone ! Antigone, je t'appelle ...
ANTIGONE. - Je ne veux pas rester chez mon oncle ! Je ne veux pas, je ne veux pas rester à la maison. Petit père, petit père, ne me quitte pas! Je te conduirai, je te dirigerai...
CRÉON. - Nature ingrate.
ŒDIPE -Impossible, Antigone, 'Tu dois être sage. Je ne peux pas t'emmener.
ANTIGONE. - Si ! si !
ŒDIPE. - Tu abandonnerais Ismène?
ANTIGONE.-Elle doit rester auprès d'Étéocle et de Polynice. Emmène-moi, je t'en supplie ! Je t'en supplie ! Ne me laisse pas seule! Ne me laisse pas chez mon oncle ! Ne me laisse pas à la maison!
JOCASTE - La petite est si fière. Elle s'imagine être ton guide. Il faut le lui laisser croire. Emmène-la ... Je me charge de tout.
ŒDIPE, - Oh! ..

Il porte la main il sa tête.


JOCASTE. - Tu as mal?
ŒDlIPE. - Oui, dans la tête et dans la nuque et dans les bras. C'est atroce.
JOCASTE. - Je te panserai à la fontaine.
ŒDIPE, abandonné. - Mère ...
JOCASTE. - Crois-tu! cette méchante écharpe et cette affreuse broche! L'avais-je assez prédit.
CRÉON.-C'est impossible. Je ne laisserai pas un fou sortir en liberté avec Antigone. J'ai le devoir ...
TiRÉSIAS. - Le devoir! Ils ne t'appartiennent plus; ils ne relèvent plus de ta puissance.
CRÉON. - Et à qui appartiendraient-lls ?
TIRÉSIAS. - Au peuple, aux poètes, aux coeurs purs.
JOCASTE. - En route! Empoigne ma robe solidement.. n'aie pas peur..

Ils se mettent en route
.

ANlTGONE. - Viens, petit père .. partons vite..
ŒDIPE. - Où commencent les marches ?
JOCASTE ET ANTIGONE. - Il y a encore toute la plate-forme...

Ils disparaissent... On entend Jocaste et Antigone parler exactement ensemble.

JOCASTE ET ANTIGONE.- Attention... compte les marches... Un, deux, trois, quatre, cinq...
CRÉON. - Et en admettant qu'ils sortent de la ville, qui s'en chargera, qui les accueillera ?
TIRÉSIAS - La gloire.
CRÉON. - Dites plutôt le déshonneur, la honte...
TIRÉSIAS. - Qui sait ?

RIDEAU
Saint-Mandrier 1932.

La Machine infernale, fin de l'acte IV, o. c., p. 1204-1206
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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