L'Encyclopédie sur la mort


Animaux

animauxRapport de l'animal à la mort

Martin Heidegger* fait une distinction entre la mort ou le proprement mourir et le périr. Il n'aura cesse de moduler l'affirmation selon laquelle le mortel est celui qui fait l'épreuve de la mort en tant que telle, en tant que mort. Il en conclura que l'animal n'est pas proprement un mortel: il ne se rapporte pas à la mort comme telle. Il peut finir, c'est-à-dire périr, il finit toujours à crever. Mais il ne meurt proprement jamais. Il semble rattacher cette capacité du mourir de l'homme à la possibilité de la parole:

«Les mortels sont ceux qui peuvent faire l'expérience de la mort comme mort. La bête n'en est pas capable. Mais la bête ne peut pas non plus parler. Entre la mort et la parole la relation essentielle scintille le temps d'un éclair, mais elle demeure encore impensée.» (Acheminements vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 201)

Dans Apories, Jacques Derrida* scrute, quasiment mot à mot, la pensée heideggérienne au sujet de la mort, de ses contradictions et paradoxes avec une immense empathie, sans nécessairement adhérer à cette pensée et en la critiquant ou en la relativisant. Il conclut son «analyse existentiale» comme suit:

«Contre ou sans Heidegger, on pourrait ou bien mettre en évidence mille signes montrant que les animaux meurent aussi. Dans les différences structurelles innombrables qui séparent une «espèce» d'une autre et devraient nous rappeler à la vigilance devant tout discours sur l'animalité ou la bestialité en général, les animaux ont un rapport très signifiant à la mort, au meurtre et à la guerre* (donc aux frontières), au deuil* et à l'hospitalité, etc., même s'ils n'ont pas rapport à la mort comme telle et au «nom» de mort comme tel. Ni du même coup à l'autre comme tel, à la pureté comme telle de l'altérité de l'autre comme telle.» (Apories, Mourir - s'attendre aux «limites de la vérité», Paris, Galiliée, 1996, p. 132)

Nous sommes surpris de trouver sous la plume de beaucoup d'auteurs des affirmations très fortes, sans preuve adéquate, de l'impossibilité chez l'animal d'un savoir de la mort, comme:

«Seul l'homme, d'entre toutes les créatures vivantes, sait qu'il est mortel. Sans doute est-ce le fait que l'animal humain un jour a enterré ses morts - événement peut-être plus décisif que celui qui a consisté à apprivoiser le feu- qui a fondé l'humanité de l'homme.» (Michel Deutsch, «Préface», dans N. Elias, La solitude des mourants, Paris, Christian Bourgeois, 1987, p. 7)

Pour Edmond Husserl, «les bêtes sont des variantes (Abhandlungen) anormales de notre humanité». Elles «possèdent quelque chose comme une structure du Moi». Ce sont des «êtres animaux, comme nous «sujets d'une vie de conscience dans laquelle le monde environnant leur est également donné d'une certaine manière comme le leur dans une certitude d'être». Toujours d'après le philosophe allemand, «nous trouvons les bêtes dans notre monde grâce à une empathie qui est une modification assimilatrice de l'empathie entre les hommes.» Corine Pelluchon, qui cite ainsi Husserl, estime que «la phénoménologie de Husserl contient les pémisses d'une ontologie de la chair où la certitude que l'autre corps est un corps palpitant, susceptible de plaisir et de douleur, fonde l'empathie. Mais l'ontologie de la chair est indissociable d'une pensée de l'altérité. Cette pensée fait défaut à Husserl.». C'est ainsi, regrette-t-elle, «qu'au moment où Husserl nous met sur la piste d'un renouvellement de notre rapport à l'être qu'il [...] reconduit l'humanisme métaphysique qu'il était en train de chasser» et qu'il «installe l'homme, animal rationnel et roi des animaux, modèle du sujet transcendantal au sommet des chaînes des êtres.» (C. Pelluchon, L'autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, 2009).

La capacité des humains d'enterrer leurs morts et leur possibilité de la parole seraient-elles des arguments assez concluants pour refuser aux animaux tout savoir sur la mort? Est-ce qu'on se livre à de l'anthropomorphisme, lorsqu'on accorde à certains animaux une certaine connaissance de la proximité de leur mort?

Dans le bouddhisme*, l'Égypte ancienne* et la Grèce antique*, le lien entre les humains et les animaux est davantage soutenu. Cette association des hommes et des bêtes se manifeste dans la doctrine de la métempsycose et dans la représentation des dieux. La métempsycose désigne la doctrine selon laquelle l'âme se réincarne dans un autre corps, humain, animal ou végétal. Le terme peut être considéré comme synonyme de réincarnation qui signifie nouvelle incarnation d'une âme dans un autre corps. D'après le poète japonais Kawabata*, le mythe de la réincarnation, le plus beau poème que l'homme a jamais inventé, exprime une croyance qui remonterait à l'époque des Védas en Orient.

Dans une émission bouddhiste, à la question: «est-ce qu'un animal ressent, sait qu'il va mourir?», Yvan Beck répond: «Je pourrais parler de deux niveaux : Si on prend les abattoirs par exemple, là il y a maintenant un grand nombre d'études qui ont démontré qu'effectivement la vache en attente dans une chaîne d'abattage, que ce soit par les vocalises, les libérations de certaines substances chimiques, est tout à fait consciente de la mort et elle l'exprime elle-même. Donc la conscience de la mort existe bien dans le monde animal. En ce qui concerne l'euthanasie, je peux en parler car j'y suis confronté assez régulièrement, je pense qu'il y a autant de positions par rapport à la mort qu'il y a d'êtres, que ce soit chez les humains ou chez les animaux. Il y a des animaux qui savent qu'ils vont mourir, certainement et qui s'y sont préparés et très souvent, il y a un transfert. Si le maître n'est pas prêt à la séparation avec son compagnon, l'animal n'est pas prêt à partir non plus. Et puis, à un niveau très pratique, au niveau des tibétains notamment, on a une série de pratiques qui sont les pratiques de transfert de conscience au moment de la mort, dans lesquelles effectivement, on peut accompagner un animal et l'aider à franchir l'étape du bardo (étape intermédiaire) pour espérer qu'il y ait une réincarnation suivante qui lui soit plus bénéfique.» («Regard éthique sur les animaux (2ème partie). Etat des lieux, droit et protection»
http://www.bouddhisme-france.org/voix_bouddhistes/detail_des_emissions/071021.htm

Suicide chez les animaux
On convient généralement dans le monde scientifique de refuser aux animaux la capacité de mort volontaire. Si l’on admet, selon les diverses définitions, que le suicide est un acte de décision libre d’un être qui s’enlève la vie en pleine connaissance des suites mortelles de son geste, force est de conclure que l’animal n’a pas le pouvoir de mourir volontairement. Parler en termes de suicide chez un animal, c’est se trouver en flagrant délit d’anthropomorphisme. Il y a pourtant chez les animaux des comportements menant à la mort qui manifestent des convergences de structure avec les conduites suicidaires des humains. Cela dit, le monde intérieur des animaux demeure encore si mal connu que la prudence est de mise dans nos affirmations. Ainsi, il arrive qu’un chien traverse la rue le jour de la mort de son maître et se fasse happer par une automobile. Simple accident? Ou qu’il se laisse mourir de chagrin au décès de son maître. En revanche, il ne semble pas y avoir chez les animaux des stratégies suicidaires planifiées, tout au plus des suicides passifs. Le chien, animal social et domestique, tient son maître pour le chef de sa meute. Si son maître disparaît, il perd ses repères d’appartenance.

Dans la perspective d’une éthique qui considère les animaux non seulement de façon holistique, en tant qu’éléments appartenant aux espèces et aux écosystèmes, mais aussi comme individus qui souffrent, l’attention sera portée sur leur capacité ou non de mettre fin à leur souffrance en s’infligeant la mort. Sutapa Mukerjee rapporte qu’une femelle éléphant s’est laissée mourir de faim dans un zoo du nord de l’Inde après la mort de sa compagne d’enclos (Associated Press, Lucknow, Inde, 6 mai 1999). Damini avait passé vingt-quatre jours à pleurer et n’avait ni bougé ni bu ni mangé depuis la mort de Champakali pendant son accouchement. Dans un premier temps, elle est restée immobile, puis ses jambes n’ont pas tenu. Ensuite elle s’est allongée sur le côté, la tête et les oreilles baissées, la trompe recourbée et fixant le personnel avec des yeux tristes. Damini avait dorloté Champakali et l’avait accompagnée pendant sa grossesse. Sa conduite «suicidaire» est la conséquence de la souffrance causée par le deuil*. La perte douloureuse de sa compagne l’a conduite au jeûne et à la mort. D’autre part, certains animaux semblent se livrer à une sorte de suicide collectif. C’est le cas des lemmings, petits mammifères rongeurs des boréales, qui se jettent parfois à la mer par centaines. Ce phénomène se produit en temps de surpopulation de l’espèce quand des groupes se forment afin de migrer vers de nouveaux territoires. Lorsque, durant leur migration, ils arrivent à la mer, ils la confondent instinctivement avec une rivière ou un lac, ils nagent jusqu’à l’épuisement et finissent par se noyer. En l’an 2000, près de six cents tonnes de langoustes se sont échouées sur la plage d’Elands Bay, à quelque 160 kilomètres au nord du Cap. Selon les experts de l’environnement, elles se sont poussées hors de l’eau de l’Atlantique par manque d’oxygène. On appelle «marée rouge» ce phénomène qui se reproduit assez régulièrement.

Droit des animaux

Selon André Comte-Sponville, «Ce qui me paraît clair, c’est que l’intelligence des bêtes ne porte que sur des faits, pas sur des valeurs, en tout cas pas sur des valeurs morales, et que toute notion de devoir, sinon de faute, leur est étrangère : que leur silence est à l’indicatif, si l’on me passe l’expression, jamais à l’impératif, et que leurs fautes, quand faute il y a, n’offensent que la prudence ou leurs maîtres, ce qui revient sans doute au même et interdit d’y voir une morale ou ce que, à tort ou à raison, nous vivons comme tel (comme un ensemble de prescriptions absolues ou inconditionnelles). [...] Les animaux ne sont pas des sujets du droit ni de la morale; mais ils sont sujets à la douleur, et cela suffit à leur donner des droits, autrement dit à donner des devoirs, les concernant, à tous ceux qui sont, eux, sujets du droit et de la morale, c’est-à-dire aux êtres humains et, sous réserve d’inventaire, à eux seuls.» («Sur les droits des animaux» dans la revue Esprit, décembre 1995, p. 140-148.)


Prévention

Mickey Rourke, acteur principal du film The Wrestler (2008) et ses chiens, c’est une longue et belle histoire. Lorsqu’il traversait une grave dépression*, dans les années 1990, Mickey n’avait résisté à une tentative de suicide* que grâce à Beau Jack, son chihuahua: « J’allais faire quelque chose d’insensé mais j’ai vu les yeux de Beau Jack, j’ai alors laissé tomber. Ce chien m’a sauvé la vie», confiait-il.

Bibliographie

Général
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Plutarque, L'intelligence des animaux suivi de Gryllos, traduit du grec et présenté par Myrto Gondicas, Paris, Arléa, 1998.
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Catherine et Raphaël Larrère, «Actualité de l'animal-machine» Temps modernes, n° 630-631, 2005-2006, p. 143-163.
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Sur les droits des animaux


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Éthique de l'expérimentation animale

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© Éric Volant

Les animaux et la mort (épuisé)
Frontières, volume 10, numéro 1, été 1997
http://www.frontieres.uqam.ca/10_1.html



Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-10

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