L'Encyclopédie sur la mort


Les animaux, la mort et le deuil. De l'Antiquité au postnéolithique

Jean-Jacques Lavoie

Ce texte a été publié dans la Revue Frontières , vol 16, n° 2, printemps 2004, p. 82-86. Il est reproduit ci-dessous avec l'autorisation de son auteur Jean-Jacques Lavoie, Ph.D., professeur, Département des sciences des religions, Université du Québec à Montréal (UQAM). Tous nos remerciements.

MAIS INTERROGE DONC LES ANIMAUX, ILS T’INSTRUIRONT;
LES OISEAUX DU CIEL, ILS TE PARLERONT.
OU CONVERSE AVEC LA TERRE, ELLE T’ENSEIGNERA;
ILS TE RACONTERONT, LES POISSONS DE LA MER (JOB 12,7-8)
Cette invitation de Job à interroger les animaux de la mer, de la terre et du ciel peut nous apparaître insolite, à nous qui vivons dans un monde où les animaux sont d’abord et avant tout traités comme des objets de consommation1, des produits d’usine à viande 2 et des objets d’expérimentation médicale ou scientifique 3. Bien sûr, de nos jours encore, certains éthologues relancent, à leur manière, cette invitation de Job. Pour ma part, c’est surtout à partir des textes issus de trois univers culturels anciens que je compte m’interroger sur les liens qui unissent les animaux, la mort et le deuil : le monde juif le monde grec et le monde romain. Pourquoi ai-je retenu ces trois univers culturels qui, en eux-mêmes, n’ont déjà rien de monolithique? D’une part, parce qu’ils me sont un peu plus familiers que les autres cultures anciennes et, d’autre part, parce que je crois que ces trois cultures, malgré leur ancienneté, peuvent nous donner à penser différemment sur le monde animal, la mort et le deuil. Bien entendu, mon objectif ne sera pas d’idéaliser l’Antiquité pour mieux diaboliser la modernité. Ce serait trop facile! L’inverse aussi! Il suffirait simplement de faire une autre sélection de textes ou de faits et le tour serait joué. Par exemple, je pourrais évoquer le bienfait de maints mouvements écologiques et végétariens du monde contemporain, puis rappeler que plus de 50 000 animaux furent massacrés pendant les cent premiers jours qui inaugurèrent l’ouverture du Colisée de Rome en l’an 80 de notre ère. Les textes retenus ici ne seront donc pas entièrement représentatifs de la complexité des différentes visions qu’avaient les Anciens du monde animal.

Cela étant dit, il n’en demeure pas moins qu’une très grande différence – et ce n’est pas la seule, bien entendu – sépare notre monde moderne du monde ancien : contrairement à nous qui devons maintenant protéger bien des animaux de peur qu’ils ne disparaissent 4, pour les Anciens, l’évocation des animaux inspirait d’abord la crainte et était synonyme de mort. Par exemple, le prophète Amos illustre bien les dangers de l’époque : « C’est comme celui qui, fuyant le lion, rencontrerait l’ours,/cherchant refuge dans sa maison,/poserait sa main sur le mur/et s’y ferait mordre par un serpent! » (Amos 5,19). Les rapports aux animaux comportaient donc de réels dangers (voir encore Genèse 37,33; Proverbes 22,13;28,15; etc.) et n’avaient rien à voir avec les spectacles de la télévision qui aujourd’hui nous vendent l’illusion romantique d’être devenus leurs proches. Il n’est donc pas étonnant que le psalmiste, pour décrire la mort qui l’assaille, évoque tout un bestiaire :

Ne t’en va pas l’angoisse est ici
personne ne m’aide
Oh des taureaux partout et les plus forts
Les taureaux de Bâshan m’encerclent

Gueule ouverte un lion déchire et rugit
Je suis de l’eau qui s’écoule
Squelette éparpillé

[…]

On me dépose dans la boue de la mort
Je suis cerné par des chiens
Oh une meute à mes trousses
Des malfaisants

[…]

Délivre-moi des épées
Et ma vie unique des griffes des chiens
Sauve-moi de la gueule du lion
Tu m’enlèves à la corne des buffles
(Psaume 22,12-15.16d-17b.21-22)

La réalité n’était pas différente dans les pays voisins d’Israël. En Égypte* aussi bien qu’en Grèce et à Rome, les dieux de la mort ou des enfers étaient associés aux canidés. Le chien à trois têtes, Cerbère, était celui qui veille sur le fleuve qui conduit à l’hadès. Chez les Romains, le loup était consacré au dieu Mars. En Égypte, Anubis*, qui avait une tête de chacal ou de chien, était le dieu de la nécropole, tandis que le couple Oup-ouaout, chargé d’ouvrir les chemins d’Osiris*, dieu des
morts par excellence, était représenté par deux loups. Dans la civilisation indo-européenne, le cheval, symbole de la puissance militaire, porte la mort; le radical mar (mrit) est en effet celui de la mort et a donné les mots « mare », « jument » en anglais, « mar-échal » et aussi « cauche-mar »…

Bien entendu, tous les animaux n’ont pas été des synonymes et des symboles de mort. Au contraire, certaines bêtes ont plutôt fait partie d’un réseau affectif où les mots pour parler d’elles s’apparentaient à ceux que l’on retrouve chez deux êtres
humains amoureux l’un de l’autre par-delà même la mort.

DES RITES DE DEUIL POUR LES ANIMAUX

Les Anciens nous ont laissé de vibrants témoignages de leur immense chagrin au moment de la mort d’un animal chéri. Par exemple, les éloges funèbres consacrés à un lion (Stace, Silves VII, 5) et à des perroquets (Ovide*, Les amours II, 6; Stace,
Silves II, 5) expriment bien l’affection des Anciens pour les animaux. Dans son éloge funèbre du moineau de Lesbie, Catulle assimile même l’animal à un enfant, voire à un amant :

Pleurez, ô vous Vénus, ô vous Amours,
Ô vous tant que vous êtes amants de Vénus!
Il est mort, le moineau de ma mignonne,
Le moineau, délices de ma mignonne,
Qu’elle aimait plus que ses yeux.
C’est que, doux comme le miel,
il la connaissait,
Elle, aussi bien qu’une fillette sa maman;
Sans s’éloigner de son sein,
Mais sautillant alentour, de-ci de-là,
Pour sa Dame, seule, sans cesse il pépiait.
Maintenant, il chemine par la voie ténébreuse,
Là d’où, dit-on, personne ne revient.
Malédictions sur vous, funestes ténèbres
De la Mort, qui dévorez toutes beautés!
Oui, quelle beauté, le moineau
que vous m’avez ravi!
Malheur de malheur, pauvre petit moineau!
À présent, par ta faute, ma mignonne
A les yeux gonflés et rougis, à force de larmes
(Catulle 1,3).

En effet, cet éloge funèbre a non seulement une connotation maternelle, comme l’indique l’image du sein, mais aussi une
connotation érotique; c’est du moins ce qu’indique le terme délice (voir, par exemple, Catule 1,3 ) 5.

Les funérailles étant la suite logique de l’éloge funèbre, on ne doit pas s’étonner que certains textes nous en fassent une description minutieuse. Par exemple, le cas du corbeau parleur « qui saluait par leurs noms Tibère, puis les Césars Germanicus et Drusus, ensuite le peuple romain qui passait par là », et qui fut tué par un maître-cordonnier jaloux, émut la multitude au point qu’elle commença par chasser l’homme du quartier, et qu’ensuite elle le mit à mort; un cortège innombrable assista aux funérailles de l’oiseau; le lit funèbre fut porté sur les épaules de deux Éthiopiens, précédé d’un joueur de flûte et de couronnes de toute espèce, jusqu’au bûcher qui fut édifié à droite de la voie Appienne, à deux
milles de Rome, dans le terrain plat qui porte le nom de Rédiculus (Pline l’Ancien*, Histoire naturelle X, 43,121-122).

En reprenant l’ensemble des principaux rites funéraires réservés aux êtres humains (porteurs de lit funèbre, accompagnement musical, couronnes, incinération et choix d’un lieu traditionnellement réservé aux rites funéraires), ce récit montre que la fin de cette vie animale a donné lieu aux mêmes égards que ceux déployés lors de la fin d’une vie humaine. Cette équivalence entre animal et être humain est aussi illustrée dans les nombreux récits rapportant la relation d’Alexandre le Grand avec son cheval du nom de Bucéphale. Ce cas est si célèbre que le grand maître de rhétorique du deuxième et troisième siècle, Elien, écrit : « L’histoire de Bucéphale et de son attachement pour Alexandre est universellement connue et je ne vois pas l’intérêt de la raconter » (Elien, La personnalité des animaux 6,44). Selon Pline, Alexandre fut si touché à la mort de son cheval qu’il « lui mena ses funérailles, et bâtit autour de son tombeau une ville à laquelle il donna son nom » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle VIII, 64,154-155). Suétone précise qu’il « fit même dresser sa statue devant le temple de Vénus Genetrix » (Vie des douze Césars I, 61). Le récit de Plutarque* est encore plus émouvant :

« À la suite de la bataille contre Poros, Bucéphale mourut, non pas tout de suite, mais un peu plus tard, alors qu’on le soignait de ses blessures […] Alexandre en fut profondément affecté, pensant n’avoir perdu rien de moins qu’un familier ou un ami. Il bâtit en son honneur sur les bords de l’Hydaspe une ville qu’il appela Bucéphalie (Plutarque, Vies IX, 61,1-2) ».

La suite du récit nous montre que le chien d’Alexandre eut droit au même privilège : « On dit aussi qu’ayant perdu un chien nommé Péritas, qu’il avait élevé lui-même et qu’il aimait, il donna son nom à une ville qu’il fonda » (Plutarque, Vies IX, 61,3). Les Grecs avaient en effet l’habitude d’immortaliser une personne en donnant son nom à une ville 6, mais Alexandre octroie ce privilège à ses animaux. Selon Pline l’Ancien, « Le dieu Auguste éleva aussi à son cheval un tombeau, qui fait le sujet d’un poème de Germanicus. À Agrigente, les tombeaux de nombre de chevaux ont des pyramides » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle VIII, 64,155). Cette pérennisation du lien au-delà de la mort par divers moyens (une tombe ou la nomination d’une ville) indique bien l’intensité des relations affectives que pouvaient avoir les Anciens avec les animaux.
Les témoignages épigraphiques et archéologiques permettent de préciser que ces intenses relations affectives évoquées par les textes n’avaient rien d’exceptionnelles (Espérandieu, 1931).

Malgré la profonde influence sur le monde occidental de la désastreuse théorie des animaux-machines de Descartes* (1946, p. 55-73)7, les êtres humains ont continué de témoigner d’une singulière intimité avec les animaux qui sont morts. Par exemple, en 1990, fut redécouverte à Saint- Petersbourg, dans le parc de Tsarkoïe Selo (le bourg du tsar), la seule nécropole équine au monde :

« Un lieu hors du temps, où cent vingt chevaux soigneusement alignés les uns à côté des autres, ont été enterrés. Sur des pierres tombales de marbre ont été gravés en lettres cyrilliques dorées le nom du cheval, celui de son propriétaire et son année de naissance et de mort. […] ce lieu […] a ceci d’unique qu’il réunit un nombre impressionnant de dépouilles équines dans un lieu en tout point semblable à un cimetière humain, preuve d’un lien mystique entre l’homme et le cheval (Cyrulnik et al., 2001, p. 64-66) ».

Plus près de nous, on peut également visiter les cimetières virtuels pour les animaux domestiques 8. Toutefois, et ce fait est un peu plus exceptionnel, les textes de l’Antiquité nous rappellent aussi que ce chagrin intense causé par la perte d’un être cher n’était pas l’apanage des seuls êtres humains.

DES RITES DE DEUIL CHEZ LES ANIMAUX
C’est probablement à Homère* que l’on doit le plus ancien témoignage d’un animal pleurant la mort d’un être humain. Même s’il est un peu long, ce récit de la mort de Patrocle, qui relate la douleur des chevaux d’Achille, mérite d’être cité en entier :

« les chevaux de l’Éacide, à l’écart du combat, sont là qui pleurent, depuis l’instant où ils ont vu leur cocher choir dans la poudre sous le bras d’Hector meurtrier. Automédon, le vaillant fils de Diôrée, a beau les presser sans trêve, en les touchant d’un fouet agile, leur parler sans trêve aussi, d’une voix qui tantôt les caresse et tantôt les menace : les deux chevaux se refusent aussi bien à rentrer aux nefs, du côté du large Hellespont, qu’à marcher au combat du côté des Achéens. Ils semblent une stèle qui demeure immuable, une fois dressée sur la tombe d’une femme ou d’un homme mort. Ils demeurent là, tout aussi immobiles, avec le char splendide, la tête collée au sol. Des larmes brûlantes coulent de leurs yeux à terre, tandis qu’ils se lamentent dans le regret de leur cocher, et elles vont souillant l’abondante crinière qui vient d’échapper au collier et retombe le long du joug, des deux côtés. Et, à les voir se lamenter ainsi, le Cronide les prend en pitié, et hochant la tête, il dit à son cœur : « pauvres bêtes! » […] (Homère, Illiade 17, 426-443) ».

L’emploi des verbes « pleurer » (klaiô) et « se lamenter » (murô) et l’expression « larmes brûlantes » (dakrua therma) assimilent bel et bien les chevaux à des êtres humains en deuil* 9.

Beaucoup plus tard, Pline l’Ancien, nous rapporte le récit d’un dauphin qui mourut de regret à la mort d’un enfant :

« Je répugnerais à rapporter le fait, s’il n’était consigné dans les récits de Mécène, de Fabianus, d’Alfius Flavus et de beaucoup d’autres. À quelque heure du jour que l’enfant l’appelât [le dauphin], si profondément caché qu’il se trouvât, il accourait du fond des eaux et, après avoir été nourri de la main de l’enfant, il lui offrait son dos pour y monter; rentrant les aiguillons de sa nageoire comme dans un fourreau, il le recevait et le portait à l’école, à Pouzzoles, à travers la vaste baie; il le transporta de la même façon pendant plusieurs années, jusqu’au jour où l’enfant fut enlevé par une maladie; le dauphin revint souvent au lieu habituel, triste et donnant des signes d’affliction; et à son tour, il mourut de regret, cela ne fit
de doute pour personne (Histoire naturelle IX, 9, 25) ».

De son côté, Elien rapporte une autre histoire d’amour entre un jeune homme et un dauphin. Un jour, ce dernier, s’étant rendu compte que son ami venait de mourir en mer, n’eut pas le courage de survivre à son chéri.

« S’élançant alors avec une grande fougue, comme une barque qui fend les vagues, il se jeta délibérément sur la grève en emportant le cadavre avec lui – et ils gisaient là tous deux, l’un mort, l’autre agonisant. […] Pour répondre à l’ardente amitié de ces deux êtres, les habitants d’Iasos édifièrent un tombeau commun pour le bel adolescent et le dauphin amoureux, et ils y posèrent une stèle représentant un bel enfant chevauchant un dauphin (Elien, La personnalité des animaux 6,15) ».

Dans de longs récits, Elien raconte également qu’un aigle (La personnalité des animaux 6,29) et maints chiens (La personnalité des animaux 6,25; 7,28) suivirent leur maître dans la mort.

Pour sa part, l’historien grec Hérodote raconte que les Perses avaient coutume d’associer les animaux à leur rite de deuil :

« Quand la cavalerie fut arrivée au camp, l’armée entière et Mardonios marquèrent le plus grand deuil de la mort de Masistos; les Barbares se coupèrent cheveux et barbe, coupèrent les crins de leurs chevaux et de leurs bêtes de somme, et poussèrent des gémissements infinis; toute la Béotie retentissait des cris de douleur provoqués par la perte d’un homme qui était, après Mardonios, le plus considéré chez les Perses et dans l’entourage du Roi. Ainsi donc, les Barbares rendaient à la mode de leur pays les honneurs funèbres à Masistos (Hérodote, Histoires IX,24) ».

Dans son éloge funèbre consacré à un perroquet, c’est toute la gente ailée qui est invitée par Ovide à effectuer les rites de
deuil habituellement réservés aux seuls êtres humains :

« le perroquet, qui imitait la voix humaine, n’est plus : oiseaux, venez en grand nombre à ses obsèques; venez pieux habitants des airs, frappez- vous la poitrine de vos ailes, et déchirez de vos ongles vos joues délicates. En guise de cheveux, arrachez-vous, pour marquer votre deuil, vos plumes hérissées; à défaut de la longue trompette droite, faites entendre vos chants. […] Vous tous qui, malgré la fluidité de l’air, savez y soutenir votre vol, et toi surtout, tourterelle
amie du perroquet, pleurez (Ovide, Les amours II, 6,1-6.11-12) ».

En effet, les trois rites mentionnés dans ce texte sont des rites de deuil bien connus dans l’Antiquité : se frapper la poitrine10,
s’automutiler 11 et s’arracher les cheveux 12.

Cette communauté de deuil entre animaux et êtres humains est attestée non seulement dans les textes grecs et romains, mais aussi dans les textes bibliques datant des périodes perse et grecque. Le plus ancien témoignage nous vient du fabuleux livre de Jonas, qui nous montre, non sans une cruelle ironie, tous les Ninivites, du roi jusqu’aux animaux, en train d’accomplir les rites de deuil pour la nation menacée de disparaître:

« Et les gens de Ninwéh sont attentifs/ au Dieu/ ils décrètent un jeûne/ ils s’habillent de sacs/ des grands jusqu’aux petits/. La chose atteint le roi de Ninwéh/il se lève de son trône/ enlève son manteau/ se recouvre d’un sac/ s’assoit sur la cendre/. Il fait crier et dire/ dans tout Ninwéh/ au nom du roi et de ses grands/. Que l’homme et l’animal/ le gros bétail et le petit bétail/ ne goûtent rien/ ne paissent point/ et d’eau qu’ils ne se désaltèrent pas/. Qu’ils se recouvrent de sacs/ l’homme et l’animal/ qu’ils appellent vers le dieu/ avec force (Jonas 3,5-8a) ».

Encore une fois, les rites mentionnés dans ce passage sont tous des rites de deuil bien connus en Israël : s’asseoir sur la
cendre 13, jeûner 14 et porter le sac 15. Ce sac était un tissu grossier, il couvrait directement le corps dénudé 16 et se portait autour de la taille 17 et au-dessous des seins 18. Le livre grec de Judith mentionne également le port du sac comme rite de deuil pour tous les habitants d’Israël, êtres humains aussi bien qu’animaux : « Et les hommes d’Israël criaient et criaient vers Dieu, s’humiliaient inlassablement. Femmes et enfants, et le bétail et les étrangers, les salariés et les esclaves, chacun revêtit un cilice » (Judith 4,9-10). Quelques siècles plus tard, le Talmud de Babylone évoque les lamentations des animaux à la mort du patriarche Jacob : « Même les chevaux, même les ânes se lamentent de la mort de Jacob» (Sota 13a).

Dans le chant de Mopsus, Virgile présente de la même façon le deuil des bêtes à la mort de Daphnis, ce héros champêtre et divinisé : « Personne, en ces jours-là, Daphnis, n’a mené ses bœufs repus aux frais cours d’eau; aucune bête n’a goûté l’eau de la rivière ni touché l’herbe de la prairie. Daphnis, sur ta mort ont gémi même les lions puniques » (Virgile, Bucoliques 5,24-26).

Peut-être s’empressera-t-on de qualifier tous ces textes de naïfs, mais ne nous rappellent-ils pas essentiellement que le monde humain et le monde animal partagent la même condition de créature et le même destin 19? Beaucoup plus près de nous et dans un genre littéraire tout autre, Marguerite Yourcenar* ne nous dit pourtant rien d’autre lorsqu’elle fait l’analogie entre les camps d’extermination nazis et les abattoirs industriels :

Révoltons-nous contre l’ignorance,
l’indifférence, la cruauté, qui d’ailleurs
ne s’exercent si souvent contre
l’homme que parce qu’elles se sont fait
la main sur les bêtes. Rappelons-nous,
puisqu’il faut toujours tout ramener
à nous-mêmes, qu’il y aurait moins
d’enfants martyrs s’il y avait moins
d’animaux torturés, moins de wagons
plombés amenant à la mort les victimes
de quelconques dictatures, si nous
n’avions pas pris l’habitude des
fourgons où des bêtes agonisent sans
nourriture et sans eau en route vers
l’abattoir, moins de gibier humain
descendu d’un coup de feu si le goût
et l’habitude de tuer n’étaient
l’apanage des chasseurs
(Yourcenar, 1983, p. 156-157).

NON PLUS BÊTISE MAIS HOMMERIE

Les Anciens ont même osé imaginer que les animaux, lors du jugement dernier, pourraient accuser les êtres humains qui les ont maltraités 20. Juste retour des choses pour certains; d’autres diront qu’il s’agit là d’un excès de zoophilie, voire d’une preuve de zoolâtrie, par exemple lorsque le dieu est affublé d’une tête d’animal. Si on prend ces affirmations au pied de la lettre, sans doute. De la même façon, il est évident qu’on ne saurait prendre au sérieux la véracité des faits racontés dans les textes de Jonas, Judith, Virgile… Par ailleurs, ces passages montrent qu’une intimité peu commune avec les animaux existait au moins dans l’imaginaire des Anciens. Ces derniers savaient que les animaux pouvaient souffrir et que la mort d’un être cher ne leur était pas indifférent. Ces textes indiquent également que les Anciens n’ignoraient pas leur communauté de destin avec le monde animal. C’est aussi ce que souligne, à sa façon, le récit de l’arche de Noé, en Genèse 6-9, qui nous indique que l’Alliance divine est établie avec les êtres humains et les animaux. Dans son texte aux Romains, Paul adopte un point de vue semblable lorsqu’il écrit : « Nous le savons : la création tout entière, jusqu’à ce jour, gémit dans les douleurs de l’enfantement » (Romains 8,22). Cette communauté de destin ne nous rappelle-t-elle pas qu’il y a de l’animal dans l’humain et peut-être aussi de l’humain dans l’animal?

Certes, de nos jours encore, certains auteurs, qu’ils soient poète, éthologue, écologiste ou simplement amoureux de la nature, sont là pour nous rappeler la souffrance des animaux, la communauté de destin que nous partageons avec eux et, par conséquent, l’importance de nous réconcilier avec eux, qui ne sont ni des machines ou des automates ni des dieux. Par ailleurs, force est de constater que la culture de respect et de solidarité envers les animaux qu’ils cherchent à promouvoir a peu d’écho dans les médias de masse et auprès de la population et des gouvernements. Maintes espèces animales ne sont toujours pas assurées de survivre à la pollution et à la convoitise humaine. Puis, que dire des médias qui nous montraient récemment dans la plus totale indifférence ces milliers de poules enterrées vivantes parce que contaminées par la grippe aviaire. C’est aussi d’un point de vue strictement anthropocentrique (santé humaine et économie) qu’a été présenté le problème des « vaches folles », euphémisme qui au surplus occulte bien la souffrance causée par l’encéphalopathie spongiforme dont elles sont atteintes. Encore une fois, sans idéaliser le passé pour diaboliser notre monde contemporain, ne doit-on pas tout de même reconnaître que le sinueux chemin qui mène de l’Antiquité au postnéolithique 21 est celui qui nous conduit non plus à la bêtise mais à l’hommerie?

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Notes

1. Selon des statistiques qui datent de 1985, à chaque vingt-quatre heures, les citoyens des États-Unis consomment 2250 têtes de bétail sous forme de hamburgers McDonald. Ils mangent aussi 250 000 livres de homard, 4 millions de livres de bacon, 12 millions de poulet, 95 tonnes de sardines… (Hall, 1998, p. 13).

2. En effet, on n’élève plus les animaux, mais on fabrique de la viande comme des ordinateurs ou des téléviseurs. Dans les supermarchés, l’animal a même disparu derrière la viande empaquetée. Et que dire de l’art de la table qui s’applique soigneusement à mener à terme l’occultation du caractère funèbre du repas…

3. Selon Drewermann (1993, p. 217-218), environ trois cents millions d’animaux de toutes les espèces imaginables périssent chaque année, partout dans le monde, des suites d’expériences aussi absurdes que cruelles.

4. Les écologistes évaluent qu’à l’heure actuelle une espèce disparaît toutes les heures et que 20% de l’ensemble des espèces terrestres ont déjà disparu. Pour de plus amples informations sur ces statistiques affolantes, voir Drewermann (1993, p. 32-40; 228-249).

5. Par ailleurs, il est vrai que le mot moineau peut aussi désigner métaphoriquement le sexe du poète (voir, par exemple, Catulle 1,2 qui pourrait se comprendre ainsi), mais c’est là l’objet de controverses chez les spécialistes.

6. Ce fut le cas, par exemple, d’Alexandrie et d’Antioche; voir aussi Ben Sira 40,19.

7. Cette réduction du corps des animaux à des automatismes aveugles, simplistes et dénués de pensée, et l’identification de la pensée elle-même à un processus indépendant du corps ont été fortement critiquées par maints éthologues, biologistes et philosophes, mais force est de constater que l’impact négatif de cette théorie sur le plan éthique perdure encore de nos jours.

8. Voir, par exemple, le site suivant: <http//www.cimetiere-animaux.net/>. Quant à la question du deuil que provoque la mort de l’animal chéri, on pourra lire avec profit les articles de Salomon et Gagnon (1997, p. 14-18) et Lamothe (1997, p. 36-38).

9. Voir, par exemple, Homère, Illiade 18,17.234- 235, où ce vocabulaire se retrouve pour évoquer la tristesse des hommes qui apprennent la mort de Patrocle.

10.Voir, par exemple, Ben Sira 38,17; Hérodote, Euterpe II, 85, Complainte d’Inana sur le trépas de Dumuzi 17,17.

11.Voir, par exemple, Baal et la mort II, I AB,1-4; Hérodote, Euterpe II,85: Deutéronome 14,1.

12.Voir, par exemple, Complainte d’Inana sur le trépas de Dumuzi 17,15; Épopée de Gilgamesh VIII, 2,23-24;Testament d’Abraham 11,11.

13.Voir, par exemple, Job 2,8.

14. Voir, par exemple, 1 Samuel 31,13; 2 Samuel 1,12.

15.Voir, par exemple, Genèse 37,34; 2 Samuel 3,31; 2 Rois 19,1.

16.Voir, par exemple, 2 Rois 6,30 et 2 Chroniques 21,16.

17. Voir, par exemple, Jérémie 48,37; Amos 8,10.

18.Voir 2 Maccabées 3,19.

19.En ce qui concerne la Bible, cette communauté de destin est aussi clairement exprimée dans le vocabulaire anthropologique. En effet, comme les humains, les animaux sont basar (mot traduit par corps ou par chair : Genèse 6,12.13.17.19; 8,17…), nèphèsh (mot habituelement rendu par âme : Genèse 1,20.21.24.30; 2,19; 9,4; etc.) et ruha (mot rendu par souffle ou esprit: Genèse 6,17; 7,15.22 ). Qui plus est, le mot nèphèsh fut traduit en grec par psuchè et en latin par anima, lequel mot a donné naissance au mot animal. Ce fait souligne bien la parenté qui unit l’humanité à l’animalité.

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Par ailleurs, si les textes bibliques ont su penser la solidarité entre les humains et les animaux, il ne fait pas de doute que la distinction entre ceux-ci est établie par d’autres moyens. Le texte de Genèse 1,26-28 en est un exemple éloquent.

20.Cette idée se retrouve dans maintes inscriptions égyptiennes, mais aussi dans les textes de l’Avesta de la Perse ancienne et dans la version slave du livre d’Hénoch 58,1-59,1.Voir à ce sujet Vaillant et Philonenko (1987, p. 1207-1208) et Brunner-Traut (1976, p. 42).

21.Ce terme de postnéolithique, emprunté à Harrison (2003, p. 50-51), est plus approprié que celui de postmodernité, car pour la première fois depuis le néolithique, une grande partie de l’humanité, particulièrement celle qui habite dans les zones urbaines, vit dans une double ignorance : d’une part, elle n’a plus aucune familiarité avec les bêtes qu’elle mange, ni ne sait plus d’où vient sa nourriture et, d’autre part, elle ne sait où elle enterrera ses morts, à supposer d’ailleurs qu’elle décide encore d’inhumer ses corps.








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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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