L'Encyclopédie sur la mort


Témoignage (extraits)

Michèle Grandjean

Dans Créativité et folie, premier cahier, février 1984, sous la direction de Sébastien Giudicelli, Actes Sud, 1984, Michèle Grandjean témoigne des rites préparatifs de son geste suicidaire ainsi que de sa colère et de sa révolte qui a suivi son «retour à la vie». Prenant une distance critique, elle ne regrette pas sa survie, mais elle regrette la grande liberté* dont elle a joui avant sa période de «réhabilitation» ou de réintégration à une vie, somme toute, banale et conforme aux normes sociales environnantes.
Lorqu'on est aussi incapable que moi d'inventer, de se transcender, de faire jaillir les sources bleues du rêve, il n'y a rien de plus jouissif que le souvenir d'un accès de folie.

Je m'étais suicidée. Ça arrive à trop de gens, maintenant c'est un rien commun. N'empêche, j'avais pris la chose au sérieux, écrit les lettres* rituelles pleines de douceur et sans regret... J'avais disposé des roses sur la table, préparé la boisson chaude qui devait accélérer l'action des barbituriques, en nombre suffisant, bien calculé, et eu le temps de fumer une dernière cigarette, avec volupté, et je pèse le mot, avant de sombrer dans ce que je croyais être l'éternité du néant.

Voilà bien du conventionnel, de l'organisé, de l'effet prévu. Pas facile de se défaire d'un contexte, d'une éducation, de rites quasi biologiques. L'honnêteté est parfaitement impossible, en l'occurrence, mais en toute honnêteté, je peux écrire que j'étais très heureuse de mourir. Je n'avais plus rien à faire dans un monde où je n'étais plus aimée passionnément. Car ça se résume à ça. Il y a des femmes qui ne supportent pas de ne plus inspirer de passion. Je suis du genre.

Encore du banal. Ce suicide était parfait. Je partais, belle encore, ayant relativement bien réussi dans ma profession, laissant un fils occupé par des amours heureuses avec un métier dans les mains et qui pourrait adopter mes petits chiens chéris. Avec l'héritage. Difficile de faire plus bourgeois.

J'avais décidé. Tout réglé. Tout préparé. Tout calculé. Même mon amant ne pouvait s'apercevoir de rien, car il était vraisemblable que je serais encore endormie lorsqu'il quitterait la maison au petit matin. C'était dans les normes. Et lorsqu'il reviendrait le soir, je serais morte en dormant. Il n'aurait plus qu'à appeler les marins-pompiers qui ne pourraient rien faire.
J'avais même prévu que son chagrin serait très surmontable. Il n'est pas dans sa nature de se gratter la douleur comme une croûte qu'on a peur de voir cicatriser pendant des années. C'est là une de nos principales différences.

Une conscience sereine, et même une certaine exaltation, touchée d'un sentiment de perfection, entouraient mon départ.
Mon dernier regard et ma dernière réflexion furent consacrés à une carte postale représentant un couple de bas-relief, ornant je ne sais plus quelle fontaine provençale, démontrant qu'au Moyen Age l'érotisme était aussi savant qu'aujourd'hui, et je quittais ce monde sur une vision de cunillingus et fellatio simultanés.

La vie m'a reprise avec brutalité. La conscience, limpide, m'est venue avec le premier regard sur le nouveau monde: blanc, bruyant, trop peuplé, des tuyaux partout me reliant à des tas de tubes. J'ai compris immédiatement que c'était loupé. Et une colère formidable s'est emparée de moi. Une colère comme celle de Dieu. Une de celles que rien ne peut arrêter. Sournoise, avant de bouger un doigt, j'ai bien regardé et tout compris. Et brusquement je me suis redressée sur mon lit et j'ai arraché tous les pansements collants qui tenaient les aiguilles qui, semble-t-il, ramenaient mon corps à la vie. Et j'ai hurlé, hurlé, comme un loup, à la mort, comme une chienne, comme un animal, lâchant tous les animaux qui sont en moi. Hurler, hurler, hurler.

D'un fond inconnu de moi montait une force que je croyais indomptable. Trois infirmiers l'ont domptée, physiquement. Ils m'ont attachée sur le lit, par les quatre membres, comme la bête que j'étais devenue. Et c'est là que je me suis sentie libre comme jamais. J'étais libre d'être folle. De dire, de crier le fond de moi, ce que je pensais vraiment de ces gens autour de moi, de la connerie de la vie, du mensonge de la mienne, de mon désespoir, de crier une torrentielle bordée d'injures et d'immondices, tout ce qui m'avait fait mal pendant quarante-huit ans, tout ce qui m'avait révoltée pendant quarante-huit ans, tout, dans la liberté la plus totale.

Et c'était jouissif.

La bonde qui explosait.

Plus fort qu'un orgasme de puissance supérieure.

La colère est une forme d'orgasme. La folie est l'orgasme suprême. Quel con a dit qu'on est «enfermé dans sa folie»? J'étais libre par la mienne. Libre dans mon délire. Qu'est-ce que je débloque avec mon «délire». Jamais avant, ni depuis, je n'ai tenu de propos plus lucides. Sur moi, sur les autres, sur le monde, sur la société, sur l'avenir du monde, sur l'enchevêtrement des sentiments qui sont tous bidons, sur la vanité des idées, réclamant cet état premier de nudité du corps et de l'esprit hors lequel nous ne sommes que des mannequins vêtus de contraintes, de comportements sociaux acquis, de sentiments imposés par des exemples pernicieux. Je hurlais que je n'étais pas de ce monde, que je n'en voulais plus, que ceux-là qui voulaient me retenir de force étaient tous des salauds, toi aussi, psychiatre hilare à la tête de mon lit. Je hurlais que la vie n'est pas faite pour souffrir. Je hurlais qu'il faut jouir vite, vite et qu'aucun de ceux qui m'entouraient n'avait une tête à ça. Que le pognon, cette merde, les polluait tous. Que, d'abord, il faut vivre nu. Que, d'abord, il faut foutre en l'air cette société de merde. Et savoir que ça ne sert à rien, car par définition la société, toutes les sociétés sont pourries. Qu'il faut vivre nu, et comme on a envie, dans le fond de soi. Pour courir sur le sable des plages, pour caresser des animaux, pour faire l'amour, pour s'éclater.

[...]

Plus de commandement. Plus de règle. Et vous voulez me ramener à ces règles destructrices, me réduire encore une fois. Plus jamais. Je vous hais. Et je suis tellement plus forte que vous. Je vole dans le champignon atomique et j'en sors purifiée, neuve. Si forte. Sur un monde rasé, enfin. C'est moi la force qui vous tue. Alors tuez-moi, si vous voulez continuer à vivre dans vos petits appartements, avec vos petits appareils ménagers, à bichonner vos petites voitures. Tuez-moi, si vous voulez éteindre la lumière.

Hélas, Mes familiers m'ont retrouvée dans une chambre discrète, entourée de fleurs coupées dans des vases improvisés, vêtue d'une chemise de nuit de très bon goût, un livre de Julio Cortazar à la main, à demi édentée - il avait bien fallu casser pour passer je ne sais quel tube à faire revivre, Ils m'ont crue triste, inquiète, paumée, Ils ont essayé de me rassurer, de m'aimer. Ils ont cru que j'avais oublié ma folie, Ils n'osaient pas m'en parler. Sauf sur le ton de l'humour, le bon ton, quoi, Même mon psychiatre préféré.

Je revivais.

J'acceptais la nourriture, J'acceptais, quoi.

Mais il y a une chose que je n'ai encore jamais dite, Je le fais ici, parce que j'en ai envie maintenant. Dans ce lieu. Je ne regrette plus de ne pas être morte. Mais j'ai la nostalgie profonde, irréversible, de ma trop courte folie, J'en ai le souvenir d'une intensité si joyeuse, si fulgurante, si libérante, Je me demande si j'aurai jamais la chance de redevenir folle, un jour,

Si je pourrai retrouver cette liberté.

1er juillet, 1983.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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