L'Encyclopédie sur la mort


Suicide : un défi des milliards de neurones

François Lapierre

Une personne, tentée par le suicide, réfléchit. Elle se pose des questions en toute honnêteté et en toute liberté d'esprit. Son cheminement la mène jusqu'aux sources profondes de sa vie et de ses relations avec autrui. Elle décide volontiers de poursuivre sa route mue par le souci d'elle-même et des autres.

Du même auteur: Accompagnement en fin de vie (L')

Au creux de mes failles

J'ai mal à la vie. Combien de temps vais-je crier contre la violence qui m'est faite sans que vous m'en délivriez et appeler au secours sans que vous m'entendiez?

L'annonce d'une très grande maladie me submerge; mes amours ne sont plus au rendez-vous. Mon entourage m'isole dans une redoutable et mortelle solitude.

J'habite au creux de mes failles. J'ai le souffle fragile, je me sens comme un vase d'argile prêt à éclater. C'est la nuit en moi et le désespoir me verrouille par en dedans. Le vent du suicide me déracine. Je veux être libre. Je veux mettre fin à mes jours.

Une corde, une arme, un médicament, une auto, un wagon, un lac sont autant de moyens à ma disposition. Un seul d'entre eux pourra enlever la vie aux 100 milliards de neurones de mon cerveau ainsi qu'aux milliards et milliards de cellules de mon corps. C'est vraiment puissant, un moyen matériel et suffisant pour anéantir toute ma vie matérielle. Matière contre matière.

Cette autre part d'humain en moi

Mais, je me pose une question : qu'en est il de mon esprit, lui, l'immatériel, lui, la source de vie qui anime mon intelligence et ma volonté? Ne me faudrait il pas une corde immatérielle pour enlever la vie à mon esprit? Immatériel contre immatériel.

Assécher la vie des neurones de mon cerveau, des cellules de mon corps et de mes sens pour ne plus voir ce que je ne peux plus voir et ne plus entendre ce que je ne peux plus entendre, c'est physique et mon suicide asséchera la vie.

Assécher mes perceptions, mes sentiments, mes émotions pour ne plus ressentir les failles de ma vie, c'est psychique, et mon suicide me videra de cette part d'humain en moi.

Par contre, tarir la source de vie en mon esprit, qui fait de moi un être spirituel, un sujet de relations, un individu indivisible, c'est vouloir mettre fin au métaphysique en moi, à l'immortel en moi. Or, mon suicide ne pourra détruire cette autre part d'humain en moi, cette part indestructible. « Moi », je demeurerai « moi ». Mon intelligence demeurera mon intelligence; ma volonté demeurera ma volonté.

Des interprétations de la vérité

Aujourd'hui, dans mon cheminement vers mon suicide, je désire être le plus honnête possible envers mon être psychique pour bien réaliser comment se manifeste l'humain en moi.

Pour comprendre que, sur les 100 milliards de neurones de mon cerveau, un certain nombre sert à gérer mes émotions. Pour comprendre que mes émotions ont une grande influence sur mon intelligence quand je porte un jugement sur mes failles ainsi que sur ma volonté quand je prends la décision de me suicider. Et que, si elles prennent trop de place, mon esprit devient déraisonnable.

Comprendre que mon psychique ne fonctionne pas par introspection. Ce n'est pas comme si un projecteur puissant pouvait me faire voir la vérité pure au dedans de moi. Or, dans ma limite humaine, les neurones de mon cerveau ne peuvent faire mieux que de me donner le pouvoir d'interpréter les réalités de ma vie. Ainsi, les failles qui me font tellement mal sont des interprétations de la vérité. Savoir cela me rend plus conscient de ma limite humaine.

Il m'est, par ailleurs, difficile de voir juste quand je m'introduis dans la limite humaine de mes proches, en prétendant que mon suicide va les délivrer de ma présence, de ma nuisance. Vais je les délivrer ou les détruire? Combien de temps vais je demeurer dans leur mémoire, sinon pour toujours? Qui suis je pour penser que leurs pleurs seront des larmes de joie? Qui suis je pour interpréter à leur place et ainsi ne pas respecter leur propre cheminement?

Il m'est enfin très difficile de voir juste en donnant à mon suicide une valeur de délivrance, un mandat de libération. Dépassé par mes émotions, j'en suis rendu, dans ma misère, à interpréter mon futur. Bien sûr, mon physique et mon psychique seront délivrés de mes failles.

Par contre, quel sens donner à la libération du métaphysique en moi, à l'immortel en moi, alors que mon esprit demeurera mon esprit, que mon intelligence sera mon intelligence et non celle d'une autre personne et que ma volonté restera ma volonté? Je serai pour toujours « moi ».

De nouvelles connexions

Voici venu le temps de ma décision : me suicider ou vivre.

C'est alors qu'une idée me revient. Si vraiment chacun de mes 100 milliards de neurones peut établir 100 000 connexions avec chacun des 99 autres milliards, c'est qu'il y a en moi une multitude de possibilités d'interpréter différemment ce que j'appelle mes failles.

Une vive émotion s'empare de moi quand je me dis que quelqu'un pourrait m'aider à établir de nouvelles et meilleures connexions, que quelqu'un pourrait m'entendre appeler au secours, pourrait m'entendre crier contre la violence qui m'est faite. J'irais, ému, à la rencontre de cette personne qui me considérerait comme son frère.

Je suis stupéfait quand je calcule toutes les énergies dépensées, jour et nuit, pour planifier et organiser mon suicide. Et je me dis que je serais capable de réorienter ces énergies pour réaliser que j'ai du «prix», pour prendre soin de moi, pour me faire du souci pour moi et pour les autres.

Et je me sens libéré quand je décide d'entreprendre cette grande marche vers moi, à ma découverte. Je me propose d'avancer sur ma route pour réaliser qui je suis : quelqu'un qui a de la dignité, qui n'est pas un vase d'argile, mais une forteresse imprenable.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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