L'Encyclopédie sur la mort


Suicide, « idiome » de la contestation ou de la revendication

Jean-Didier Urbain

J.-D. Urbain est l'un des auteurs contemporains qui a le mieux saisi et mis en évidence le caractère subversif de la mort volontaire à l'égard du pouvoir. L'État, la société, l'autorité politique ou civile, médicale ou religieuse est sans pouvoir, c'est-à-dire impuissant contre cet acte éminemment personnel et autonome. En effet, le suicidant exprime avec force le non serviam, le « je ne te servirai point » qui pourrait se traduire comme suit : « je ne te suivrai pas sur la voie de tes inégalités, de tes mensonges, de tes apparences de vérité, de toutes les formes de corruption dans lesquelles tu as impliqué avec toi toute la collectivité, de toutes les manipulations de l'opinion publique ou de l'esprit du bien auquel tu t'es livré pour servir tes intérêts et ceux de tes amis. Par ta tolérance que tu as manifestée à l'égard de gestionnaires des finances publiques ou envers la publicité mensongère, tu essaies de me soumettre à des normes ou des modèles de comportement qui ne serviront pas ni mon épanouissement personnel ni le bien commun. En vertu de mon autonomie et de ma liberté, je ne me soumettrai pas. Ma mort volontaire est l'expression manifeste ou cachée, explicite ou implicite de mon désir d'affirmer mon désaccord à l'égard de tes politiques ou de tes stratégies. Bien sûr, l'intention du suicidaire ne ressemble peut-être pas exactement au discours que nous venons de formuler, mais elle est conforme à l'une ou l'autre de ses dimensions En outre, si l'acte suicidaire d'une personne n'a pas été conçu ni accompli dans cet esprit, il peut être reçu ainsi par des témoins. Des groupes ou des membres de la communauté l'interpréteront comme la révélation d'une sourde résistance ou comme l'ultime affirmation de soi contre un pouvoir qui le tient captif dans l'une ou l'autre de ses opérations abusives. Nous laissons la parole à J.-D. Urbain en reproduisant des extraits de son livre L'archipel des morts, 1998, p. 91-94.
Hors du système hospitalier, c'est encore ce langage qui se manifeste avec le suicide comme « idiome » de contestation, de revendication ou de simple existence. Car si étrange que cela puisse paraître, le suicide est aussi un moyen de valorisation et d'insertion sociale. Si Valentin, « l'homme-oiseau », ce héros pittoresque des années 1900, reste gravé dans la mémoire collective, c'est pour son « saut d'Icare » suicidaire depuis le premier étage de la tour Eiffel : il devait voler ou mourir pour exister. Il fit un trou de trente centimètres au pied de la modernité et sortit de l'anonymat. De même, au Mexique, les valientes cherchent la mort pour exister, meurent pour la gloire au cours de combats suicidaires :

« Les hommes ici ne se protègent pas de leur peur de la mort, ils la vivent jusqu'au bout. Pour être "quelqu'un", il ne suffit pas de faire face à la vie et à ses problèmes, il faut être capable d'affronter une mort brutale et dépouillée de tout discours 1 ».

Certes, comme l'a bien montré E. Durkheim* 2, il y a dans le suicide une part de déterminisme social essentielle qui prédispose tels individus plutôt que tels autres à s'autodétruire. Mais il n'en demeure pas moins que le suicide est aussi un message, intentionnel ou non, qui signale une contestation de la norme, qui remet en cause des discriminations ou des relations de pouvoir - qu'il s'agisse du suicide de l'homosexuel 3, contestant la norme hétérosexuelle, ou de celui des Indiens du Pérou, au XVIe siècle, refusant la tyrannie du pouvoir colonial espagnol :

« Entre autres textes, citons une cédule datée de 1582, adressée à l'archevêque de Lima, où le roi s'alarme de la condition indigène. Ce document nous montre les Indiens poussés au suicide par désespoir et pour échapper aux mauvais traitements; les uns se pendent; certains se laissent mourir de faim; d'autres absorbent des herbes vénéneuses; des femmes enfin tuent leurs enfants à la naissance, « pour les libérer des tourments dont elles souffrent 1 ».

De fait, ce « crime religieux et social » comme l'écrivit Vigny, qui peut revêtir des formes collectives ou quasi épidémiques, ne fut pas par hasard interdit par le christianisme et l'islam. Ces doctrines le hissèrent au stade de l'hérésie ou du comportement antinaturel, faisant du suicide un acte hautement condamnable, si condamnable d'ailleurs qu'il pouvait jadis, chez nous, conduire jusqu'à l'interdiction des funérailles 2.

En recrudescence dans les sociétés industrielles, le suicide est (et demeure) une des failles essentielles du pouvoir - exception faite, bien sûr, du suicide rituel (comme le hara-kiri japonais) ou du suicide truqué masquant un assassinat (« suicider » devient ici un verbe transitif). Le suicide, de l'école à l'hospice, est la mort incontrôlable par excellence : il est une brèche sans cesse rouverte dans les institutions sociales les plus variées (hospitalières, asilaires, pénitentiaires ou autres) par où s'échappent les révoltés, les rebelles, les déviants, les insoumis ou les désespérés du système, C'est une brèche par où se manifestent finalement tous ceux qui refusent les morts lentes, muettes ou ignorées que multiplie et banalise le dispositif institutionnel, favorisant la démission individuelle et collective. « Est obscène au regard du pouvoir tout ce qui échappe à sa juridiction; or la mort est bien la grande inconnue 5 et le suicide, dans notre société, le point culminant de cette ignorance ou de cette méconnaissance. On se souvient de la réprobation violente que suscita, en 1982, la publication de l'ouvrage Suicide mode d'emploi, considéré comme incitation scandaleuse au suicide 1. Mais la virulence de cette réaction ne vint-elle pas aussi pour une part, en deçà des arguments éthiques, du fait que le suicide, dans notre quotidien, est et sera toujours l'ultime espace de la mort nue, de la mort évidente, de la mort qu'on ne peut cacher? Certes, nous en savons chaque jour davantage sur le suicide. D'une façon prévisionnelle et statistique, la sociologie peut aujourd'hui répondre avec une certaine précision aux questions fondamentales : qui? pourquoi? quand? comment 2 ? Mais, pour autant, au niveau du cas par cas, mort dispersée dans le tout social, mort qu'on ne peut concentrer (contrairement à celle des vieux et des malades), mort quand même toujours inattendue, la mort par suicide, mort incontrôlable, est et demeure une mort irréductible, intouchable par une quelconque juridiction, une mort qui échappe à tous les juges - car le suicide est un « crime » qui, dans l'instant même où il produit sa victime, anéantit son criminel : un délit meurtrier en circuit fermé, en quelque sorte, qui permet l'éclosion de morts inaliénables...

Bref, sur cet autre versant de la vie sociale, de la mort de l'autre à la mort de soi : plus précisément, de l'euthanasie* au suicide, on voit bien là, à travers ces morts-signes, qu'un autre langage de la mort existe, qu'un autre langage résiste. Mais notre monde est tout entier tourné vers la dénégation de la mort, la systématisation de son omission. Faisant du déni commun une loi sociale universelle, c'est cette uniformisation que reflète la généralisation des comportements de démission. En témoignent la fiction de la maladie ou la médicalisation de la mort, l'abandon du mourant ou la mort à l'hôpital, l'exclusion des vieillards ou l'idolâtrie de la jeunesse, la condamnation du suicide et la proscription de la possibilité euthanasique 1 ••• Nul doute que ces comportements se répondent comme autant de variantes d'un unique refus, d'un rejet unitaire, de quelque chose comme une xénophobie généralisée qui voit, inclusivement, dans le vieillard ou le moribond, des êtres étrangers.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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