L'Encyclopédie sur la mort


Situation de survie et de menace extrême

Monique Canto-Sperber

Aux Rencontres internationales de Genève en 2003, au cours du débat qui a suivi la conférence de Monique Canto-Sperber sur «La vie humaine et la fragilité des raisons», Anne Nivat ouvre une problématique particulière de l'absurdité en ces termes; «La conception de Camus*, qui voit le suicide comme une démission, n'est pas valable partout. Chez nous, oui. Mais pas dans d'autres pays. Je pense à la Tchétchénie et au Moyen-Orient, où les hommes et femmes qui participent à ce qu'on appelle des commandos suicides n'ont pas le sentiment de démissionner.» (Les limites de l'humain, L'Äge d'homme, 2004, p. 177) Voici un extrait de la réponse de Monique Canto-Sperber.
J'ai appris que dans des situations extrêmes - auxquelles, je présume, une situation de guerre et de violence arbitraire peut être assimilée - la condition première devient celle de survie. Toutes les forces intellectuelles, psychiques, mentales, morales sont mobilisées et polarisées par l'objectif de survie. En lisant d'autres textes ou récits sur des situations de ce type, il m'a semblé pourtant que ce n'est pas absolument vrai. Mais, comme vous l'avez vous-même rappelé à la fin de vos remarques, la survie n'est pas tout ce qui donne sens à ce qu'on veut dire. La preuve, c'est que des gens qui sont en situation de survie et de menace extrême considèrent parfois que le suicide est préférable. Cela prouve que la vie en tant que telle n'est pas devenue la valeur universelle. Le fait même de penser au suicide, dans une situation où la vie est directement menacée, montre qu'il reste place pour une évaluation forte. La question de savoir quelle vie mérite d'être vécue, la résolution de ne plus vouloir de sa vie et de préférer mourir, garde un sens. Le fait même que cette question conserve un sens montre que la simple survie physique n'est pas l'objectif universel, mais qu'un véritable travail moral sur l'existence continue alors à être mené. Cela me paraît témoigner d'une forme de résilience* de ce qu'il y a de proprement humain. Les êtres humains, même dans des conditions extrêmes, ne sont pas réduits dans la plupart des cas à une simple conduite de survie, semblable à celle des animaux* Il reste que quelque chose d'une interrogation, d'un travail de réflexion et d'évaluation sur la vie, qui a évidemment très peu d'espace pour s'exprimer, et qui souvent n'a pas d'autre débouché que l'acte extrême, le suicide. Je crois comme vous que contrairement à ce que disait Camus, le suicide peut être, dans certains cas, un moyen de recouvrer son autonomie* et sa capacité de décision - ou en tout cas de poser un je qui dit: «Je ne veux plus». Cela me paraît fondamental. (o. c., p. 177-178)

[...]

Sur la question du suicide, l'accord que j'ai exprimé avec Anne Nivat portait sur le fait que le suicide est une manière de donner sens à la vie, Cela me paraît incontestable, en tout cas par rapport à la réponse de Camus* que nous évoquions . La question du suicide pour tuer est intéressante. J'ai pris position là-dessus, en m'opposant au fait qu'on reconnaît la moindre moralité ou justification à ces actes. Prendre la décision éclairée, ou en toute autonomie, de mettre fin à sa vie, c'est une chose, mais prendre la décision de détruire par le même coup la vie des autres, c'est un suicide qui est également un meurtre. On ne peut pas nier cela. Et un meurtre qui est le plus souvent mené dans des conditions atroces, puisque le meurtrier procède à un massacre de civils à l'intérieur des villes, c'est-à-dire au coeur même de qui fonde la relation de confiance, la relation urbaine par excellence. Les terroristes ne se font pas exploser en pleine campagne, ils se mettent au centre même des villes. (o. c., p. 188)

Note

Le problème de la justification éthique des attentats suicides ne peut pas être résolu dans le cadre de la rationalité individuelle ni dans celui des relations interpersonnelles urbaines. Les enjeux de ce problème sont liés à une situation de guerre entre deux camps ennemis et sont donc d'ordre collectif, politique et militaire qui déborde l'autonomie individuelle et la quête individuelle du sens. (É.V.)
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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