L'Encyclopédie sur la mort


Si c'est un homme

Primo Levi

Levi témoigne de ce qu'il a vu et subi dans les Lagers allemands. Il se rapporte uniquement aux faits dont il a une expérience directe. Dans le texte ci-dessous, il raconte les divers rapports entre les prisonniers et les employés civils. La relation que l'auteur a pu établir avec l'italien Lorenzo est à la fois simple et émouvante. La bonté discrète de Lorenzo a permis à Levi de garder la conscience et le respect de sa propre humanité, une certaine foi dans la possible existence d'un monde plus juste.
L'histoire de mes rapports avec Lorenzo est à la fois longue et courte, simple et énigmatique. C'est ume histoire qui appartient à un temps et à des circonstances aujourd'hui abolis, que rien dans la réalité présente ne saurait restituer, et dont je ne crois pas qu'elle puisse être comprise autrement que ne le sont aujourd'hui les faits légendaires ou ceux des temps les plus reculés.

En termes concrets, elle se réduit à peu de chose: tous les jours, pendant six mois, un ouvrier civil italien m'apporta un morceau de pain et le fond de sa gamelle de soupe; il me donna un de ses chandails rapiécés et écrivit pour moi une carte postale qu'il envoya en Italie et dont il me fit parvenir la réponse. Il ne demanda rien et n'accepta rien en échange, parce qu'il était bon et simple, et ne pensait pas que faire le bien dût rapporter quelque chose.

Tout cela est bien plus important qu'il n'y paraît Je n'étais pas un cas isolé; comme je l'ai déjà dit, plusieurs d'entre nous entretenaient des rapports de différentes sortes avec des civils et en tiraient de quoi subsister: mais c'étaient des rapports d'une tout autre nature. Nos camarades en parlaient sur le ton ambigu, et plein de sous-entendus, des hommes du monde quand ils parlent de leurs conquêtes féminines: c'est-à-dire comme d'aventures dont on peut tirer un juste orgueil et qu'on désire se voir envier, mais qui demeurent toutefois, même pour les consciences les plus païennes, en marge de la légalité et de l'honnêteté; de sorte qu'il serait choquant et déplacé d'en parler trop complaisamment. De même, les Häftlinge évoquent leurs «protecteurs» et « amis» civils avec une discrétion affectée, soucieux de taire leur nom, non pas tant pour ne pas les compromettre que pour ne point susciter d'indésirables rivaux. Les plus chevronnés, les séducteurs professionnels comme Henri, n'en parlent pas du tout; ils entourent leurs succès d'une aura de mystère équivoque, et en disent juste assez pour accréditer chez les auditeurs la légende confuse et inquiétante qu'ils jouissent des bonnes grâces de civils immensément riches et puissants. Et cela dans un but bien précis, car la réputation de chance, comme nous l'avons fait remarquer ailleurs, représente un atout de première importance pour qui sait s'en prévaloir.

[...]

Il y a aussi ceux qui se spécialisent dans des opérations d'espionnage patientes et compliquées, pour identifier le ou les civils qui chaperonnent tel ou tel détenu, et chercher par tous les moyens à le supplanter. D'où d'interminables disputes de priorité, d'autant plus amères pour le perdant qu'un civil déjà «dégrossi» est presque toujours plus rentable et surtout plus sûr que celui qui en est à ses premiers contacts avec nous. Il vaut beaucoup plus pour d'évidentes raisons sentimentales et techniques: il connaît déjà les bases de l' «organisation », ses règles et ses risques, et de plus, il a donné la preuve qu'il était capable de franchir la barrière des castes.

Car pour les civils, nous sommes des parias. Plus ou moins explicitement, et avec toutes les nuances qui vont du mépris à la commisération, les civils se disent que pour avoir été condamnés à une telle vie, pour en être réduits à de telles conditions, il faut que nous soyons souillés de quelque faute mystérieuse et irréparable. Ils nous entendent parler dans toutes sortes de langues qu'ils ne comprennent pas et qui leur semblent aussi grotesques que des cris d'animaux. Ils nous voient ignoblement asservis, sans cheveux, sans honneur et sans nom, chaque jour battus, chaque jour plus abjects, et jamais ils ne voient dans nos yeux le moindre signe de rébellion, ou de paix, ou de foi. Ils nous connaissent chapardeurs et sournois, boueux, loqueteux et faméliques, et, prenant l'effet pour la cause, nous jugent dignes de notre abjection. Qui pourrait distinguer nos visages les uns des autres? Pour eux, nous sommes « Kazett», neutre singulier.

Bien entendu, cela n'empêche pas que beaucoup d'entre eux nous jettent de temps à autre un morceau de pain ou une pomme de terre, ou qu'ils nous confient leur gamelle à racler et à laver après la distribution de la «Zivilsuppe» au chantier. Mais s'ils le font, c'est surtout pour se débarrasser d'un regard famélique un peu trop insistant, ou dans un accès momentané de pitié, ou tout bonnement pour le plaisir de nous voir accourir de tous côtés et nous disputer férocement le morceau, jusqu'à ce que le plus fort l'avale, et que tous les autres s'en repartent, dépités et claudicants.

Or, entre Lorenzo et moi, il ne se passa rien de tout cela. A supposer qu'il y ait un sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d'autres êtres équivalents, qui pus résister à l'épreuve, je crois que c'est justement à Lorenzo que je dois d'être encore vivant aujourd'hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m'avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d'être bon, qu'il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n'avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur; quelque chose d'indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour Ia quelle il valait la peine de se conserver vivant.

Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte, ou eux-mêmes l'ont ensevelie sous l'offense subie ou infligée à autrui. Les SS féroces et stupides, les Kapos, les politiques, les criminels, les prominems grands et petits, et jusqu'aux Häftlinge, masse asservie et indifférenciée, tous les échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les Allemands sont paradoxalement unis pur une même désolation intérieure.

Mais Lorenzo était un homme: son humanité était pure et intacte, il n'appartenait pas à ce monde de négation. C'est à Lorenzo que je dois de n'avoir pas oublié que moi aussi j'étais un homme.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Documents associés

  • Celui qui pardonne
  • Je ne considère cela ni comme une injure ni comme une louange, mais bien comme une inexactitude. Je...
  • Si c'est un homme
  • L'histoire de mes rapports avec Lorenzo est à la fois longue et courte, simple et énigmatique....