L'Encyclopédie sur la mort


Perspective de la mort : ouverture à l'éthique

Fernand Couturier

La première partie de ce titre parle de perspective de la mort. L'expression semble évoquer que la mort n'est pas tout à fait là, qu'elle est comme à distance, laissant un espace encore ouvert, laissant une perspective ouverte, délimitant cette perspective, c'est-à-dire celle de la vie elle-même ... jusqu'à la mort. La deuxième partie du titre: "une ouverture à l'éthique" peut vouloir dire, d'une part, une ouverture pour l'éthique, comme cela semble aller de soi. Ou encore, une ouverture pratiquée par l'éthique. Notre cheminement nous permettra peut-être de comprendre le bien-fondé de ces deux sens.

À propos du titre *
Perspective de la mort: une ouverture à l'éthique. C'est le titre qu'on m'a proposé pour ce séminaire. Ainsi la perspective de la mort serait une ouverture pour l'éthique, une ouverture offerte à l'éthique*. C'est le sens qui m'est venu tout d'abord. Cette première compréhension a remplacé les deux-points (:) par le verbe "être" et explicité la préposition "à" dans le sens de "pour". Une interprétation spontanée.

Un peu de réflexion, cependant, déniche là un paradoxe. Car pour le sens commun ou la pensée courante, du moins, la mort semble évoquer tout autre chose qu'une ouverture. N'apparaît-elle pas plutôt justement comme une fermeture? La fermeture de la vie telle qu'expérimentée à tous les jours par tout un chacun. La fermeture de nos projets, la fermeture de notre avenir; donc la fermeture de notre agir et, par conséquent, la fermeture de l'éthique! Et nous voilà bien loin de ce que semble proposer le titre.

Mais regardons de plus près. La première partie de ce titre parle de perspective de la mort. L'expression semble évoquer que la mort n'est pas tout à fait là, qu'elle est comme à distance, laissant un espace encore ouvert, laissant une perspective ouverte, délimitant cette perspective, c'est-à-dire celle de la vie elle-même ... jusqu'à la mort. En quoi peut bien consister cet espace, ouvert ici et maintenant, mais se fermant plus loin, à la fin pour ainsi dire? Cet espace, effectivement, permet une perspective, celle de la finitude. La perspective de la mort est la perspective de la finitude. Alors comment la comprendre, cette perspective de la finitude, pour qu'il soit possible de la mettre de quelque manière en rapport avec "une ouverture à l'éthique"?

Et que peut signifier cette deuxième partie du titre: "une ouverture à l'éthique"? Elle peut au moins vouloir dire deux choses. D'une part, une ouverture pour l'éthique, comme cela semble aller de soi ainsi qu'on l'a dit d'entrée de jeu. Ou encore, une ouverture pratiquée par l'éthique. Notre cheminement nous permettra peut-être de comprendre le bien-fondé de ces deux sens. Dans le premier cas, le titre signifierait : la perspective de la mort constitue une ouverture pour l'éthique, ou plus précisément, une porte de sortie pour l'éthique qui se trouve confrontée à des problèmes surgissant avec une nouvelle acuité, et qui se sent coincée dans sa rationalité reçue. Dans le second cas, le titre pourrait vouloir dire : une ouverture au sens d'une attention pour l'éthique. Mieux, une attention ou une ouverture pour ce qui est éthique, pour l'éthicité, entraîne ou pratique une ouverture qui est la perspective de la mort. Dans ce cas, le titre dit que la perspective de la mort vient ou résulte de l'ouverture à l'éthique. De l'éthique repensée ou revenue à sa simplicité. Tout ceci est particulièrement contrariant, voire déroutant. Y a-t-il un chemin qui conduise à un tournant où le rapport entre ces deux sens puisse se manifester? Un chemin qu'il nous faudra peut-être frayer nous-mêmes, du moins en partie. Alors mettons-nous en chemin. (1)

I - VERS UNE JUSTE PERSPECTIVE DE LA MORT

1. La feinte moderne de la non-mort

On peut, et ce fut déjà fait, mettre au compte d'un certain matérialisme le fait de considérer la mort comme une fin absolue, comme une limite absolument dernière. Alors la mort devient la chose à éviter, l'ennemi par excellence à combattre, l'échéance à retarder le plus possible. Et le monde moderne s'y est employé. Il a mis la science et la technique au service de la santé et de la prolongation de la vie. Et ses réussites ont encouragé la volonté techniciste à développer l'idéologie de la vie à tout prix!

Dans cette même foulée, avec le pouvoir de la science et de la technique en main, nous avons pris la mesure de notre terre et nous nous sommes adonnés à l'exploitation sans mesure de ses richesses. Mais, en même temps, nous nous sommes adonnés, de façon tristement aveugle, à la dévastation sans scrupule de notre environnement vital. Comme si sa mort, qui maintenant se précipite, n'allait pas affecter notre vie! (2)

On a joué les non-mortels, on a joué les immortels! Et nous jouons encore à ces jeux dangereux qui sont sans doute les vrais jeux interdits!

2. Une expérience post-moderne: la mort échappe au pouvoir
Mais nous voici engagés dans une ère nouvelle qu'on a souventes fois appelée post-moderne. On l'a décrite de différentes manières. Nous n'allons pas y revenir dans le détail. Mais ses caractérisations se résument peut-être toutes en ceci : la mort échappe au pouvoir. La mort reste vraiment hors de portée. Le pouvoir scientifique et technique la déplace, la repousse, bien sûr, mais il finit toujours par s'avouer impuissant à son endroit. Le sujet de ce pouvoir et de cette impuissance, c'est-à-dire l 'humain que nous sommes, reconnaît finalement et en profondeur ses propres limites et sa propre mortalité, de même que celles de son environnement vital. Et cela par-delà et au sein même de ses exploits scientifiques et techniques. Ceux-ci ont quand même favorisé la vie, son développement, fera-t-on remarquer; mais ils ont agrandi dans la même mesure le règne de la mort, doit on rétorquer.

Et nous faisons ensemble une expérience commune. Celle des misères particulières de la mort chez nous. on les a plus d'une fois nommées: la peur qu'on a d'elle, sa mise en retrait, la manière de se comporter comme si elle n'était pas, une certaine déshumanisation des conditions dans lesquelles elle advient, une désappropriation à son égard apparemment rattachée à un type d'institutionnalisation, la "marchandisation" de ses alentours, etc. Nous faisons aussi à neuf, aux plans de la pensée et de la sensibilité, l'expérience difficile des lourdes questions concernant la vie et la mort comme l'avortement, l'acharnement thérapeutique, l'arrêt de traitements, le suicide, l'euthanasie.

Mais en même temps, pourrait-on dire, se vit une autre expérience, tant au plan de la pensée philosophique qu'à celui de la vie de tous les jours : celle d'un déplacement important dans la conception de l'humain lui-même. Le sujet humain moderne, libre et autonome, profondément et abruptement divisé en spirituel et corporel selon la tradition, se comprenant et agissant comme fondement et maître du monde, est tranquillement resitué dans une perspective plus large. Plus fondamentalement qu'un tel sujet mais sans l'exclure, l 'humain se reconnaît comme existant au sens fort du terme, ayant, un être en déploiement ou se trouvant d'emblée comme être au monde avec les autres. Alors ses rapports au monde et aux autres ne sont plus de simples rapports d'extériorité, mais ils apparaissent plutôt comme constitutifs de son être même; ils lui sont essentiels. Les sociétés de la fin du vingtième siècle devront, pour la poursuite de leur existence sur la planète terre ainsi que pour leur agir, tirer les conséquences d'un tel changement dans la compréhension de l 'humain. Elles devront bémoliser l'autosuffisance et l'autonomie de la subjectivité moderne et, dans cette remise en question, éprouver ou sentir durement le poids de la conception traditionnelle occidentale de l' humain. Car il est difficile de rouvrir des pensées formulées et de les faire avancer une fois qu'elles ont été institutionnalisées.

Aussi la société est-elle maintenant convoquée vers d'autres couches de la sphère de l'humain. Elle est maintenant invitée à ne pas réduire la physionomie de cet humain, ou sa réalité, au quadrillage géographique. de la division des disciplines et de la multiplication des spécialisations et des compétences, ces leviers et ces glorieux symboles de la puissance moderne, du pouvoir du sujet humain, de sa maîtrise sur lui-même et l'ensemble des choses qui ne sont pas lui. Appelant cela interdisciplinarité et approche holistique, on a déjà commencé, par exemple, au plan de l'intervention dans les situations de mort, à se comporter et à agir comme humain global vis-à-vis d'un autre humain intégral, les deux se trouvant en interdépendance réciproque fondamentale et en rapport essentiel avec le monde des choses. Et là se dégage une impression d'urgence. C'est comme si on accusait du retard. C'est comme si on se débattait dans une faille. Et puis, tranquillement, se fait jour aussi la pensée qui en deçà des situations où la mort apparaît comme un événement particulier, comme l'événement dernier, on doit envisager, tout au long de la vie, l'ampleur et ta constance de la réalité de cette mort. La mort échappe à notre pouvoir, certes, mais nous pouvons mourir. Nous allons essayer de dégager progressivement ce que cela implique.

3. Pour l'intégrale de la vie
Une tâche commune nous attend: celle d'apprendre ou de réapprendre concrètement ce que signifie mourir. Mourir, c'est rassembler sa vie. Mourir, c'est jouer, au fil des jours, l'intégrale de sa vie. Est-ce un paradoxe ou une réalité? Diriger l'intégrale des symphonies de Beethoven, interpréter l'intégrale des oeuvres de Chopin, tout le monde sait d'emblée ce que cela veut dire. Même si très peu peuvent le faire, plusieurs savent l'apprécier. C'est suivre un parcours jusqu'au bout, passer à travers un tout et le tenir rassemblé, envisager une totalité et l'atteindre, cheminer jusqu'à ce que ce soit complet, jusqu'à l'accomplissement. Accomplir, achever, aller jusqu'au "chef" au sens ancien de "bout", de "fin". D'où, sans doute, l'expression "chef-d'oeuvre", oeuvre qui atteint, d'une manière, le bout d'un possible. Achèvement, parcours jusqu'au bout d'un possible, l'intégrale permet de comprendre les parties et l'ensemble. Elle permet de les présenter, de les assumer, d'une part, comme parties d'une totalité, les unes différentes des autres mais toutes en rapport les unes avec les autres; elle permet de les présenter et de les embrasser, d'autre part, comme totalité de parties, comme un ensemble anticipé, un ensemble intégré et significatif. Diriger et interpréter une intégrale, c'est permettre à un ensemble de se manifester comme tel et de signifier à une époque, pour une époque ou pour un monde, en tenant compte des aptitudes de ce monde pour entendre ou dans la mesure de ses capacités de sentir et de comprendre. Et, pourrait-on dire, dépasser ces capacités de sentir et de comprendre d'un monde donné pourrait être l'aurore d'une autre époque, d'un autre monde. Ce pourrait être une interpellation historique, l'invitation qui arrive à un monde d'entrer dans une autre époque.

Peut-on envisager semblable chose pour la vie?
À peine, car il semble bien qu'elle ne soit jamais complète tant qu'elle dure. Comment peut-on parler, alors, d'une intégrale de la vie? La vie semble complète au moment même de la mort. Mais à ce moment précis, il est déjà trop tard, semble-t-il, pour l'embrasser dans sa totalité : car il n'y a plus de regard, il n'y a plus de souvenir pour le faire, du moins apparemment.

Mais nous pouvons quand même envisager un tout avant qu'il ne soit effectivement réalisé. En effet, nous comprenons par attente, par anticipation. Qu'est-ce que cela veut dire? Dans tout parcours, dans toute démarche, pour toute réalisation, nous distinguons une mise en marche, des étapes successives et une fin. Des étapes successives qui sont toutes comprises dans leur différence et leur sens comme anticipation d'une fin, d'un bout, d'une oeuvre, de quelque chose d'achevé. Dans tous ces cas, sans la tension selon laquelle nous nous projetons au-delà de l'immédiat qui nous oocupe à tout moment, nous ne comprenons pas cet immédiat dans sa différence, dans son sens et, par conséquent, dans son identité. Le chapitre d'un livre est constitutif du sens du livre, mais il ne reçoit en même temps son sens véritable que dans l'ensemble du livre. Notre vie, nous la comprenons semblablement comme le parcours global de tous nos parcours particuliers; et nous nous y trouvons toujours déjà engagés, à une étape ou l'autre, orientés déjà vers une autre étape et avec l'anticipation tantôt floue et tantôt plus précise, de la fin, du bout, de l'achèvement, de la mort. Expérience discrète ou vive de la finitude de notre vie, expérience à tout moment accessible de notre mortalité.

C'est comme cela, d'ailleurs, que se constitue toutes nos expériences. L'expérience est toujours l'expérience d'un quelque chose de particulier qui laisse place à autre chose. De celui qui est expérimenté on dit souvent: "Il en a vu d'autres!" Il a vu des choses particulières, déterminées, finies, arrivées après avoir été attendues; il les a vues se succéder, laisser la place ou laisser de la place à d'autres. Pour lui, il n'y a plus de surprise en cela. Celui qui est expérimenté a cheminé et il reste en chemin. Il ne s'est pas fixé à quelque chose, il ne s'est pas arrêté dans un état quelconque, et il demeure en expectative d'autres choses possibles, d'autres états possibles. Et nous sommes tous, à un égard ou l'autre et à un niveau quelconque, des expérimentés. L'expérience est l'expérience de quelque chose de fini surgissant à côté, à la place ou en suite d'un autre, et toujours dans l'espace d'une attente. L'expérience est l'expérience de la succession, du mouvement. L'expérience est l'expérience d'une finitude ouverte. Un déterminé et son autre se succèdent dans la manifestation selon le jeu de l'absence et de la présence. De l'autre qui apparaît ou qui peut apparaître à la conscience tant qu'il y a conscience. La vie humaine a sa propre conscience. Celle-ci semble cesser avec la mort. Alors peut se profiler ou s'annoncer l'autre de la conscience. L 'autre de la conscience de la finitude ouverte. Quel est cet autre? Notre expérience de la finitude ouverte ne nous le montre pas. Nous pouvons l'imaginer, nous pouvons y penser. Et nous pouvons laisser s'implanter des croyances à son endroit. La mort échappant à notre pouvoir, mais néanmoins pouvant mourir par anticipation, nous avons du mal à comprendre que la mort soit la cessation de la conscience de la finitude ouverte, ou qu'elle soit la fermeture de la finitude ouverte, c'est-à-dire de notre finitude! Ainsi semblent s'ouvrir un espace et un temps pour l' après-vie.

Remarquons maintenant qu'en tout ceci est apparue l'intégrale de la vie: la vie dans son ensemble, la vie jusqu'à la mort, la vie avec la mort et, peut-être, la vie à travers la mort.

Ramener la vie dans la finitude*, dans ses limites, à ses limites. Ses limites qui, comme telles, renvoient à autre chose. C'est la juste perspective humaine. La perspective de la finitude. On n'y arrive pas en faisant abstraction de la mort. Celle-ci est plutôt sa sanction incontestable, sa marque indélébile et incontournable. C'est ce que nous entendons par jouer l'intégrale de sa vie. Négativement, cela veut dire : ne pas jouer les non-mortels, feignant l'immortalité par myopie entretenue, ne vouIant pas voir l'évidence immédiate; cela veut dire aussi ne pas jouer les sur-mortels, ambitionnant l'immortalité par imagination, vivant une immortalité rêvée, objet de la science fiction; une immortalité malgré les liens, les limites, les lois de la mortalité, de la finitude; cela veut dire, finalement, ne pas jouer le surhomme ... le sur-mortel.

Peut-être bien sommes-nous engagés dans un infinir, une perpétuité, une pérennité, Mais nous sommes mortels! Peut-être bien sommes-nous destinés à être résiduels dans cet infinir, avec ou non une conscience quelconque, mais mortels! parce que mortels! Peut-être bien avons-nous même la possibilité d'être éternels, en quelque manière, avec une certaine conscience de notre continuité, mais nous sommes quand même mortels!

Éliminer ces "peut-être" relativement à une sorte d'au-delà de la mort par une négation résolue pourrait être une tentation suggérée par une appréciation par trop enthousiaste des capacités de démonstration de la rationalité scientifique, et une fermeture possiblement illégitime des perspectives qui pourraient s'ouvrir avec la mort. La pensée pourrait bien, en effet, déborder ce type de rationalité qui domine présentement. Ou remplacer ces "peut-être" par une affirmation décisive pourrait être, d'un autre côté, une fuite en avant inconsidérée dans l'une ou l'autre croyance qui fait bon marché des limites de notre expérience du phénomène de notre existence, ou qui les met de côté de façon hâtive, laissant miroiter des «après-vie» qui n'ont pas de soucis pour ce qui serait approprié à ce qui s'annonce peut-être plus secrètement dans notre existence compris comme ouverture de possibles et comme être au monde avec d'autres..

4. S'éduquer à la mort
L'intégrale de la vie est possible par notre anticipation constante. latente ou expressément reconnue, de notre mort. Nous nous approchons ainsi, espérons-le, de ce que peut signifier la. perspective de la mort dans le titre de ce séminaire. Mais comme une certaine idéologie de la vie à tout prix a dominé notre siècle et est loin d'avoir perdu toute son emprise à l'heure qu'il est en dépit des expériences malheureuses évoquées plus haut, il faut que nous nous donnions les moyens, comme société, de faire le plus largement possible l'expérience du jeu de l'intégrale de la vie, c'est-à-dire d'accéder ensemble dans une juste perspective de la mort. Notre société a à s'éduquer à la mort. C'est une tache générale. L'expression a pu agacer quelques-uns au congrès de l'ACFAS du printemps 1989 où je l' ai employé pour la première fois. On se représentait la mort devenant le simple objet d'un enseignement. Je pense, cependant, que c'est à tort qu'on confond l'éducation avec l'enseignement et je pense aussi qu'il convient tout à fait de réhabiliter le mot éducation plutôt que de l'abandonner en raison de cette méprise. L'éducation débordant largement la simple transmission d'un savoir par l'enseignement, il paraît tout à fait approprié de parler d'un besoin général d'éducation à la mort. S'éduquer à la mort pour gagner de façon durable la perspective de la mort ou de la finitude. Il convient de nous attarder un peu à ceci puisqu'il y va de l'éthique, selon notre hypothèse. Il y va peut-être de l'avenir de l'éthique.

S'éduquer. Ce mot vient du latin educare: élever, nourrir, avoir soin de, former, instruire. Et aussi du latin educere : conduire au dehors, faire sortir, élever un enfant. Il peut être instructif de noter que les mots éduquer et exister comportent le même préfixe 'ex' qui signifie la sortie et le déploiement.

Mais comme tout humain a à assumer proprement son ex-istence, sa vie, éduquer, pour ne pas être une violence exercée sur autrui, doit s'appliquer à montrer plutôt qu'à faire. Montrer en l'explicitant ce que chacun expérimente immédiatement, à savoir qu'on a à assumer, à mener soi-même sa propre existence, qu'il ne convient pas qu'on s'en remette à d'autres pour cela. Finalement, éduquer, c'est participer à la responsabilité première qu'a chacun de s'éduquer, mais avec l'attention toute particulière de ne pas désapproprier l'autre de cette responsabilité sienne. Éduquer un enfant, par exemple, c'est faire le nécessaire, ce qui est approprié pour qu'un enfant se déploie dans son être, jusqu'à l'accomplissement de son être. C'est l'aider de manière à ce qu'il puisse se porter ou évoluer dans toute l'amplitude de ses possibilités propres. Finalement et rigoureusement, on ne maîtrise ou on ne domine si peu un objet ou quelqu'un dans l'éducation que le verbe éduquer ne devrait s'employer qu'à la forme prénominale réfléchie : s'éduquer. S'éduquer, c'est assumer sa vie, son existence dans toute l'ampleur de ses possibilités, avec d'autres et ou avec leur concours selon notre essentiel être au monde avec d'autres; c'est sortir, s'ouvrir, se projeter selon ses possibles; s'éduquer, c'est s'éduquer complètement, jusqu'à l'accomplissement, ou mieux, vers l'achèvement. S'éduquer, c'est s'éduquer à la mort: c'est-à-dire, se déployer jusqu'à la mort, jusqu'au bout; et nous ajoutons maintenant, se déployer sous le signe de la mort, de la fin, à tout moment de l'accomplissement.

En effet, nous l'avons reconnu plus haut, la mort est la sanction, la preuve irréfutable, le signe incontournable de la limite humaine, de la finitude humaine. Comme telle, i.e. comme fin du parcours et comme signe de la finitude, elle marque le travail, les loisirs, le plaisir, la souffrance, les désirs, l'amour, la créativité, le langage, l'agir, la pensée. Elle marque la totalité des manifestations de la vie. Car ces manifestations arrivent toutes selon la succession qui, elle-même, implique toujours le passage à autre chose, à une autre situation ou à un autre état. Ainsi la limite, la fin est inscrite dans tout moment du déploiement de la vie.

S'éduquer, c'est s'adonner à la vie, c'est s'adonner au jeu de la finitude, c'est apprendre à ,jouer et interpréter l'intégrale de la vie. C'est, en somme, laisser apparaître le visage de la mort tout au long de la vie. Alors s'éduquer, c'est aussi s'éduquer à la mort. C'est pour chacun, à sa manière et avec le concours des autres, interpréter la vie mortelle, jouer authentiquement, le jeu de la finitude; c'est oser vivre sa mortalité, i.e. l'assumer au cours des jours.

Nous avons essayé de dire pourquoi il convient d'afficher ce visage de la mort. Reste la question de savoir comment on laisse apparaître de façon appropriée ce visage de la vie mortelle. Essayons d'expliciter un peu cette question. Que faire, comment être pour que la mort apparaisse dans la vie, pour que la vie ne soit pas illusion, pour qu'elle ne soit pas défigurée par l'absence simulée de la finitude, de la mort? Que faire et comment être pour ne pas déjouer illusoirement la finitude, la mortalité, et en même temps ne pas donner dans le pessimisme, le défaitisme, le "dramatisme", le morbide? Que faire, comment agir et comment être pour que notre sourire à la vie ne soit ni béat, ni cynique, ni trop opaquement tragique? Que faire, comment agir et comment être pour que le sourire puisse accompagner et éclairer les relances nécessaires de notre finitude assumée dans une aura d'incertain? Répondre à ces questions pourrait être la tâche du savoir éthique, du savoir approprié à la perspective de la mort ou de la finitude.
Nous avons, me semble-t-il, avancé sur notre chemin. Poursuivons.

II - QU'EN EST-IL ALORS DE L'ÉTHIQUE?

1. L'agir et l'éthique

Sans entrer ici dans le détail des conceptions ou des définitions de l'éthique, on peut dire généralement qu'elle est le savoir du devoir, un savoir articulé qui détermine l'agir humain quant à ce qu'il convient de faire et de ne pas faire, quant au bien à poursuivre et au mal à éviter. Un savoir articulé qui renvoie à des fondements et s'établit avec méthode. Il pourrait être intéressant de s'arrêter quelque peu au mot "éthique" lui-même. Ce qu'à mon avis on ne fait pas assez. Ce mot vient de éthos. Il me semble reconnu que les deux sens les plus originels de ce mot grec soient: 1. demeure habituelle, gewohnter Urt des Wohnens ou lieu habituel du demeurer, domicile de l'homme (et des animaux); 2. caractère, trait distinctif. Mais êthos signifie aussi, selon des dictionnaires : habitude, Gewohnheit, moeurs, Sitte, usage, Brauch, institution. Ces derniers sens semblent dérivés et viendraient de l'autre mot grec éthos (3) qui veut dire habitude, coutume, usage. Voici ce que dit Aristote* dans l'Éthique à Eudème : «Puisque ce caractère (êthos), comme le signifie le mot, est ce que reçoit son accroissement de l'habitude (éthos) et que l'habitude apparaît sous l'influence de quelque chose de non-inné, à la suite de mouvements d'un certain type, ... » (Il, 1220a, 39-1220b-2). L'habitude vient renforcer, accroître ce qui est déjà là, le caractère, c'est-à-dire, en termes aristotéliciens, ce qui est déjà là en tant qu'inné. Ainsi peut-il sembler que le sens originel d'éthique ne se situerait pas du côté de l'habitude, mais plutôt de celui du trait distinctif, du caractère, de ce qui est déjà là dans l'être même de quelqu'un.

Il pourrait y avoir un semblable rapport de l'originel au dérivé clans les mots latins habitare et habitudo, et aussi dans les mots français demeurer et moeurs (demeurer et moeurs se rejoignent par le latin: demorari et mos, mores. Demeurer: tarder, séjourner, habiter, donc aussi, mais au sens large, manière d'être. Moeurs: habitudes de vie, donc manière d'être. La langue allemande a gardé très explicitement ce lien entre demeurer : Wohnen, ou demeure : Wohnung, et habitude : Gewohnheit. L'habitude qui, selon Aristote comme on vient de le voir, accroît le trait distinctif ou caractère, ce qui est inné, ce qui caractérise l'être.

Sans pour autant assujettir la pensée à l'étymologie, il peut être instructif pour notre propos de recevoir ses suggestions et de regarder vers ce que l'usage a eu tendance à oublier ou à négliger dans l'éthique, de regarder du côté du séjour et de la demeure, ou du trait distinctif, lui-même perceptible dans la manière d'être la plus habituelle, dans l'habiter, le séjourner, le demeurer en sa demeure.

Alors comment l'humain demeure-t-il au juste? est son caractère propre? Quelle est sa manière d'être fondamentale et, dans ce sens, son habitude profonde, primordiale? Comment se présente son éthicité fondamentale? Voilà des questions qui visent la même chose. Essayons d'esquisser des éléments de réponse.

La phénoménologie du 20e siècle, en particulier avec Martin Heidegger et sur ses traces, a conduit la pensée à comprendre la vie chez l'humain comme existence, c'est-à-dire comme être dans le monde ou être au monde. Existence que l'on a toujours à assumer comme sienne, et qui a à se déployer toujours dans des ensembles de choses, selon des projets qui sont des cheminements particuliers vers un même accomplissement, projets qui se déploient ou que l'on déploie avec les autres, dans un monde commun à d'autres humains. Vivre pour l'humain, c'est être essentiellement dans un monde de choses et avec les autres. C'est ainsi que l'humain demeure ou habite. Il est de par son existence même l'habitant du monde. Son être est déploiement : pas seulement et ni primordialement dans le sens d'un déroulement successif dans le temps, mais surtout au sens d'un déploiement de présence qui, à chaque moment de ce temps, va jusqu'aux confins des univers physiques et imaginaires et perce les limites de ces univers par ses interrogations; et au sens où ce même déploiement prend la direction de l'anticipation, pratiquant ainsi une ouverture d'avenir où toute fin peut être pensée y compris celle de la mort, et dans laquelle le passé peut continuellement accéder au présent dans la manifestation et y être assumé. C'est par cet être, selon cet être, que l 'humain est l 'habitant du monde. qu'il est dans le monde avec les autres. Mais il importe de souligner que ce dans et cet avec ne sont pas accessoires à l'être de l'humain; ils en constituent bien plutôt la fibre la plus intime et profonde. Ce dans et cet avec sont, pour ainsi dire, les fils de trame de l'existence proprement dite. L'insertion de ces fils dans les entrecroisements infiniment variés de la chaîne des choses et des autres constitue de fait le projet ou le déploiement de toute vie humaine. Alors, existant, l'humain habite le monde, demeure au monde. C'est là. sa maison, son pays. C'est son êthos originel ou fondamental. Et, pourrait-on dire aussi en passant, c'est de cette maison, de cet oikos premier que toute économie (oikonomia) et toute écologie (oikologia) devraient recevoir inspiration et nécessite. Voilà bien, semble-t-il, la réalité originelle de l'éthique où il convient de renvoyer notre quête de lois morales et de prescriptions déontologiques, ainsi que tous nos codes d'éthique pour se ressourcer en eau fraîche et s'éclairer d'une lumière plus matinale .

Le savoir éthique, pour atteindre au sérieux scientifique caractérisé par la communicabilité et l'universalité, doit procéder selon des méthodes rigoureuses qui sont des chemins pour aller vers ce qui est éthique, vers ce qu'il est bon de faire dans la vie et ce qu'il est permis de faire dans les domaines de l'intervention sur la vie. Sur ces chemins, on éprouve le besoin de balises pour ne pas s'égarer, pour déterminer justement, de manière appropriée, ce qu'il convient et ne convient pas de faire dans la vie et en regard de la vie. Et c'est en ceci qu'est prégnante l'idée de fondement qui fait partie de notre conception de la rationalité.

Mais les humains sont-ils en mesure de planter les balises qui les empêcheront de s'égarer sur les voies que peuvent emprunter leurs projets quotidiens et aussi leurs capacités d'agir sur la vie dans son commencement, dans son développement et dans sa fin? Mais que peut signifier ici s'égarer? A-t-on bonne idée du but à ne pas manquer? Qui l'a fixé, ce but, et comment? Est-il contraignant? Si oui, pour qui, et pour combien?

Les affiches portant nom liberté et responsabilité peuvent sembler être les indicateurs de direction les plus sûrs, les balises recherchées. Mais comment déterminer leur rôle respectif? Comment penser leur conciliation? Libre et responsable...libre mais responsable ... par rapport à quel pouvoir, envers quelle autorité? Liberté et responsabilité reconnues et imposées par la raison, ou par des croyances? l'humanité est devenue méfiante vis-à-vis l'une ou l'autre foi et croyance qui veut s'imposer à tous. Et l'humanité, y compris sa portion occidentale, commencerait aussi à douter de la soi-disant valeur universelle de ce qu'on appelle depuis quelques siècles raison. Car la raison est peut-être davantage plurielle qu'on ne le pense en général. (Cohérence logique, empirisme, déductivisme, technicisme ou rationalité technique, ontologisme, rationalité ontologique, rationalité de l'agir, prudentialité de l'agir et du droit, etc.)

Ces questions, que l'on pourrait multiplier et affiner beaucoup, surgissent d'une absence de certitude dans laquelle se déroule tout notre agir et dans laquelle baignent la vie et les interventions d'elle-même sur elle-même qu'elle a rendue techniquement possibles au niveau de l'humain. Peut-être faudrait-il prendre acte pour de bon que n'ont toujours pas toujours abouti des millénaires de recherche et d'interrogation et d'affirmation sur ce qu'il faut faire et ne pas faire ainsi que sur les fondements de ces "il faut" et "il ne faut pas". Par exemple, le droit de mourir dans la dignité bat actuellement en brèche des défenses et des interdits considérés si longtemps comme des absolus. (Se rassemblent ici toutes les interrogations relatives à l'euthanasie et à l'avortement; questions d'actualité, on ne peut plus, qui surgissent en regard. du précepte "Tu ne tueras point", régissant très largement les problèmes de l'homicide et du suicide. Précepte qui se fait l'écho du caractère sacré de la vie. Précepte qui est néanmoins appelé à composer avec l'autonomie, la liberté de la personne et avec la responsabilité d'un chacun vis-à-vis soi-même et les autres.) Et nous commençons à nous rendre compte que pendant que nous débattons encore de ces questions sans guère avancer, nous avons pollué sans vergogne notre environnement naturel compromettant ainsi cette vie si chère ou notre séjour sur la terre. Ces prises de conscience peuvent être atterrantes. Gêne pour l'optimisme scientiste, douleur pour les convictions idéologiques et embarras pour la sagesse philosophique. Mais la croyance qu'on arrivera, dans ces domaines, à une connaissance absolument certaine pour l'agir est peut-être illusoire. Alors, c'est l'anarchie, dira-t-on; c'est proclamer l'absence de fondement. Mais peut-être s'agit-il tout juste de cesser de chercher exclusivement ce type de fondement d'où on pourrait tirer de façon absolument contraignante ce qui est à faire et à ne pas faire. Le fondement que veut rejoindre le concept de nature par ses déterminations classiques de genre prochain et de différence spécifique, par exemple: l'homme est un animal raisonnable, ou encore celui de loi naturelle, représente en général quelque chose de fixe, d'immuablement déterminé, d'indiscutable. De lui ont voulu se dégager des nécessités pour la pensée, des contraintes pour l'agir. Et c'est dans cette foulée que le plus récent concept de norme tente de s'imposer comme régulateur de l'agir humain. Mais peut-être est-il plus approprié et moins ambitieux pour ne pas dire prétentieux, d'essayer tout simplement de gagner une juste perspective. Qu'est-ce que cela veut dire plus -précisément? Il faut reprendre ici dans l'optique de l'agir ce qui a été évoqué plus haut à propos de l'existence ou de notre être au monde fini et mortel.

2. Conscience individuelle: être au monde avec les autres
Dans le domaine de l'agir en général et aussi dans celui plus particulier des interventions diverses sur la vie elle-même, nous sommes tous renvoyés à la conscience individuelle ou personnelle, siège de la liberté et de la responsabilité, ces balises évoquées à l'instant. Par exemple, le pan-biotisme ne justifie .jamais sans quelque reste de regret, de remords, sans éveiller quelque soupçon d'irrationalité, ni les mutations de l'espèce risquant d'entraîner la disparition des consciences personnelles, ni les choix décidant de la suppression de l'une ou l'autre des consciences personnelles actuelles ou en train de s'actualiser. Il ne convient pas de passer outre trop rapidement a ces exigences ou à ces voeux de la conscience humaine.

La recherche de la juste perspective de l'éthique doit porter, semble-t-il, jusqu'à ce niveau de la conscience individuelle, personnelle. Mais ici s'impose un assez long trajet. S'y engager m'apparaît nécessaire pour continuer notre cheminement.
Selon la pensée moderne traditionnelle, la personne et sa conscience est une sorte d'absolu, cependant fini, qui reconnaît sa propre identité comme l'appui ou le fondement inébranlable, indiscutable. Pensons à l'ego cogito cartésien. C'est ici que l'humain devient sujet, qu'il s'attribue le titre d'upokeimenon réservé dans l'Antiquité à l'étant dans l'ensemble comme ce qui est déjà là. Une sorte d'absolu qui, paradoxalement, se reconnaît en même temps en rapport avec l'altérité. Les rapports de la personne avec l'autre, avec ce qui est autre, sont de l'ordre de l'accidentel et souvent interprétés, en pratique, comme de l'accessoire, comme quelque chose de second et même de secondaire relativement au noyau (conscient et inconscient) de la personne. L'être véritable, lui, est situé au niveau de la substance, de l'essence, de la nature profonde; c'est ici que gît le fondement, c'est ici qu'on situe en général le fondement. C'est à partir de là qu'on a tendance à éclairer, à justifier les décisions, les gestes et les actions.

Mais, comme évoqué ci-dessus, se développe présentement une autre manière de concevoir l'existence humaine qui reconnaît un poids ontologique fondamental à l'ordre du rapport, à la réalité des rapports: rapports au monde des choses, rapports aux autres. Je connais ou expérimente ce que c'est qu'exister à partir de ma propre existence: existence qui m'est donnée et que j'ai à assumer dans sa finitude ou sa mortalité. Ainsi exister est une affaire personnelle qui implique liberté et responsabilité. Exister, c'est pouvoir être, c'est pouvoir être dans le monde ou au monde, c'est pouvoir assumer jusqu'au bout un être au monde fini dans lequel je me trouve déjà. Je me trouve déjà dans le monde. Cela veut dire que, appuyé sur une facticité tout originelle selon laquelle je me trouve d'emblée dans un être ou dans une présence et selon une présence déjà infiltrée dans des ensembles de choses, i. e. dans l'être même de ce monde de choses, une présence ouverte à un au-delà de ce monde concret et déterminé, me trouvant donc déjà ainsi ou appuyé sur cette facticité, je peux emprunter moi-même les renvois de toutes ces choses les unes aux autres pour le développement de mes divers projets particuliers d'exister. (Ce "je peux" ne signifie pas qu'il m'est loisible d'emprunter ou pas les renvois des choses pour exister. Il marque plutôt ma capacité fondamentale d'être). Ainsi le monde est mon monde. Mais être au monde pour moi se révèle de telle manière que ce monde mien est aussi très essentiellement le monde des autres. des autres humains qui existent comme moi selon un être dans le monde ou au monde et avec d'autres. J'ai l'air de répéter ce qui a été dit antérieurement. C'est l'apparition du concept de conscience personnelle, siège de la liberté et de la responsabilité essentielles à l'agir et à l'éthique qui y oblige, qui nécessite cette reprise.

Dans cette perspective de l'être-au-monde-avec-les-autres, la conscience personnelle et individuelle parvient à la reconnaissance de son identité sur fond de co-présence, voire comme co-présence, comme ouverture commune, participée, partagée, et aussi comme insertion, de par l'être même le plus intime et inaliénable, dans l'ensemble intégré des choses ou l'environnement. Penser ce partage de présence ou d'être, l'expliciter, pourrait être pour l'avenir la tâche importante entre toutes. C'est peut-être une façon de reprendre cette interrogation profonde de Jankélévitch* et lui indiquer une piste vers une réponse: «Dès cette vie l'ipséité est capable, par l'amour, de vivre pour l'autre et en l'autre, d'être cet autre lui-même, qu'elle n'est pas! Et pourquoi l'autre, à son tour, ne serait-il pas mystérieusement le même?"» (La mort, p. 448). Et, d'autre part, penser ce déploiement de notre existence selon l'être des choses qui ne sont pas nous, et qu'on appelle communément les simples choses, est peut-être ce qui est requis pour refréner nos attitudes et nos conduites dévastatrices de l'environnement ou de notre propre monde, pour corriger ces conduites en définitive meurtrières et suicidaires. Tout ceci veut évoquer que la conscience personnelle et individuelle reconnaît son identité comme rapport à l'altérité. que ce rapport est constitutif de son être le plus intime et originel. Le soi, celui de l'existence comme être au monde, est plus grand que soi! Ce dernier soi est entendu au sens de la pensée moderne d'origine cartésienne, qui prévaut encore dans notre héritage culturel philosophique, qui est, au fondement de nos édifices juridiques et qui régit notre manière courante de nous comprendre nous-mêmes et de parler de nous-mêmes!

3. Finitude et éthique
La conscience individuelle ou personnelle comprenant de la sorte l'altérité et ses rapports avec cette altérité, se trouve à reconnaître implicitement sa propre finitude essentielle. Car l'ipséité de l'individualité comporte de l'autre. Dépassement du subjectivisme moderne et de l'anthropologisme traditionnel. Et base pour questionner et affiner notre conception courante de l'autonomie individuelle ou personnelle. Et cette finitude, avec tous les rapports ontologiques qu'elle commande, loge au plus profonde de l'humain.

Aussi appert-il que toute question d'éthique, pour ne pas être abstraite, doit compter avec la finitude essentielle de l'existence humaine impliquant l'altérité et les rapports avec cette altérité. L'existence humaine, elle est finie ou en rapport de par son commencement dans ce qu'on appelle habituellement le temps, i.e, par la naissance comme ouverture de l'être au monde avec les autres; elle est finie ou en rapport comme développement dont le mouvement va toujours vers quelque chose d'autre, i . e. vers un autre état de soi-même, donc de l'autre, mouvement qui est bien mien et selon lequel aussi mon existence individuelle ou personnelle n'est pas celle de chacun des autres, tout en étant quand même imbriquée dans ces existences selon le partage d'un être au monde commun ou co-présence (On peut voir ainsi comment l'agir éthique est un agir en solidarité, pour reprendre une expression de Gadamer); elle est finie ou en rapport par la limite de la mort comme dernière possibilité d'exister ou dernière possibilité d'assumer mon être qui ne perd pas cependant, parce que dernière, du moins pour mon anticipation, sa détermination essentielle d'être au monde avec les autres (Cf. Éditorial de Frontières, 1,3); elle est finie ou en rapport dans son avenir d'espèce aussi, car la prolongation du fini, fût-elle indéfinie, ne peut pas constituer ce qu'on essaye de penser habituellement par l'infini et son éternité. Peut-être peut-on penser cependant à un infinir ... ; peut-être que la reconnaissance de la présence, ou ce qu'on appelle, selon des modalités diverses, la pensée de l'être, fait-elle signe vers une autre manifestation ou compréhension de l'existence où l'infinir n'est pas absurde, mais probable, voire inévitable ... Mais alors ce serait le rassemblement de l'être et du devenir, question qui a mû toute la pensée de Nietzsche. Le devenir serait l'être à assumer dans toute son amplitude. Avoir à assumer son être comme sien et comme co-présence dans Ie monde et dans le respect de cette co-présence deviendrait le fondement du devoir. Ce serait alors aussi la réconciliation de l'être et de l'agir éthique. L'ouverture de l'éthique ou pour l'éthique (titre de ce séminaire) semble nécessiter un tel rapprochement de l'être et de l'agir. Ce serait aussi un pas important vers la résolution du multiforme dualisme occidental. Mais il importe de remarquer que tout ceci n'est pas sortir de la finitude. Qu'on y voie une simple esquisse de ce qui est impliqué dans son lot, i.e. une ébauche de ce qu'elle nous laisse en héritage dans l'espace défini par elle.

On l'aura vu, on tente ici, pour l'éthique, une pensée qui, attentive à la finitude, ne voudrait pas donner trop facilement dans l'illusion qui pourrait toujours accompagner quelque recours trop hâtif à l'absolu ou à l'infini, quelle que soit sa forme, ou susciter des attentes de réponses venant de lui; ce n' est pas une pensée qui saute allègrement dans la croyance pour échapper à la finitude et au concret de ses dépendances ainsi qu'à leur inconfort relatif, mais une pensée qui veut prendre finitude et dépendance en un compte sérieux et conséquent. Une pensée qui, comme telle, ne peut pas s'en remettre à autre chose ou à quelqu'un d'autre pour la détermination de ce qui est à penser et à faire dans la vie et relativement à la vie et à la mort. Une pensée, cependant, qui peut reconnaître une signification aux croyances sans toutefois pouvoir décider d'elles ou de Ieur contenu respectif parce qu'enjambant ce qui s'offre présentement en phénomène.

On peut continuer à s'interroger sur ce qui est l'éthique (ou moral) dans notre agir en général et dans nos rapports avec la vie : avec la vie en général, avec la vie des autres et avec notre propre vie. On peut chercher avec une nouvelle urgence les méthodes pour arriver à déterminer ce qui est éthique à cet égard. On peut encore avec une raison nouvellement équipée regarder vers la substance, l'essence ou l'être de la tradition occidentale pour pouvoir trouver une assise, un fondement, à ce qui est éthique. On peut aussi avec cette même raison se détourner complètement de cette tradition de pensée. Mais il serait avisé, au moins en même temps, de voir les limites de la vérité de cette raison limite de la vérité comme accord des propositions de la raison avec ce qu'elle considère comme le réel; limite de la vérité comme cohérence interne de ces mêmes propositions. La vue des limites de la vérité de la raison présuppose une manifestation plus originelle, un dévoilement qui coïncide avec l'existence même comme présence et qu'avaient entrevu les Grecs qui, tout à l'origine de notre commencement occidental, comprenaient l'être même comme vérité, qui comprenaient l'einai comme alétheia et aussi comme logos; donnant ainsi à entendre que la vérité, le langage et la pensée, appartenant à l'être même, doivent avoir beaucoup de circonspection vis-à-vis toute entreprise qui, uniquement de l'extérieur et dans un rapport d' objectivation, veut statuer sur l' être, l'existence et la vie et cherche à établir des prescriptions directrices de l'agir. Ce que ferait la pensée technique en déterminant au préalable des lois, des normes comme moules ou cadres pour l'agir.

III - REPRISE
1. Perspective de l'existence mortelle : l'ouverture à l'éthique

Alors l'existence serait la vérité: l'existence finie et mortelle comme être dans le monde avec les autres serait la manifestation originelle, l'ouverture pour la présence de tout, y compris de la vie et de la mort. C' est ici que le fondement devient manifestement perspective, horizon ou espace ouvert clans lequel chemine la pensée en quête de ce qui est approprié à l'existence et à la vie, de ce qui convient au séjour de l'humain dans le monde, i.e. de ce qui est éthique. Horizon qui recule peut.-être au fur et à mesure des avancées de la question. Peut-on raisonnablement penser, en effet, qu'on pourra fixer définitivement en formules ce qui convient à l'existence humaine ou à notre vie après l'expérience quelques fois millénaire de notre impuissance à cet égard? Pourquoi, en effet, faudrait-il que la pensée s'arrête? Surtout si son cheminement cesse d'être exclusivement représenté comme déroulement linéaire dans le temps, le temps requis pour les articulations logiques dont la raison discursive a l'initiative, et devient plus originellement compris comme la levée de la lumière. Notre existence est le lieu de la levée de cette lumière, de ce jour. Nous avons maintenant à décider si au moins nous allons essayer de penser et d'agir pour que notre existence devienne de plus en plus révélatrice, i.e., de plus en plus lieu de manifestation et de présence pour les choses et les autres dans ce qu'ils sont lieu de respect pour ce qu'ils sont, et de plus en plus scène où peuvent se tisser de manière appropriée ou éthique nos rapports essentiels multiples avec ce qui n'est pas chacun de nous, le monde des choses et des autres, rapports qui constituent notre vie en propre ou les fibres mêmes de notre être. Nous avons à penser notre existence comme ouverture, notre soi comme sortie ainsi que l'indique le ex de l'existence i.e. comme avancée dans l'avenir qui permet le devenir quotidien et comme lancée de présence a travers l'être ramifié du monde des choses et des autres. Et cette ouverture qu'est l'existence doit-elle se refermer avec la mort? La dernière possibilité d'exister, peut-elle comme possibilité d'être, perdre son caractère essentiel d'ouverture? La mort humaine serait-elle tout juste une modification de l'ouverture au monde et aux autres.

Sous le signe de la finitude ou de la mortalité manifestée dans notre existence en tant qu'elle est reçue et qu'elle se déploie selon un être au monde impliquant essentiellement les choses ou l' environnement, et les autres, semble pouvoir se rassembler l'essentiel de ce qui est éthique relativement à la vie, i.e. l'essentiel pour notre séjour dans le monde et que nous avons à considérer dans notre interrogation sur l'éthique. Cet essentiel comprend le soi-même dans sa naissance et sa mort, celles-ci toujours entendues comme possibilités initiale et ultime d'être au monde avec les autres, possibilités données et ayant à être assumées; cet essentiel comprend aussi le monde des choses dont l'être articulé s'offre en don incontournable pour le déploiement de nos projets; cet essentiel comprend encore les autres, caractérisés tout comme soi-même; et il comprend sans doute aussi le besoin d'ériger des lois, des prescriptions déontologiques qui ne devraient jamais, cependant, remplacer l'obligation pour chacun d'assumer ce qu'il a d'abord à penser et aussi à faire dans chaque situation. Dans chaque situation comprise, bien sûr, dans la perspective de ce qui est requis pour une existence concrète proprement ou totalement humaine, existence que j'ai à assumer toujours comme mienne jusqu'au bout, que chacun a assumer toujours comme sienne ou pouvant être sienne jusqu'au bout, i.e. jusqu'à la mort. Les divers comites d'éthique et de bioéthique qu'on sent le besoin de former maintenant un peu partout devraient

Nous pensons avoir gagné. ainsi une perspective convenable pour ouvrir et débattre les questions d'éthique posées par les manipulations génétiques, par exemple, ou par les nouvelles technologies de la reproduction, par l'avortement, l'euthanasie, l'acharnement thérapeutique, l'arrêt de traitements ou encore le suicide; pour aborder aussi les nouvelles questions d'éthique que l'état de l'environnement mondial nous renvoie. Ouverture pour l'éthique que tout cela. Pour l'éthique qui voit que l'éthicité loge dans ce qui est approprié à la conscience personnelle ou la conscience de chacun, bien sûr, mais dans cette conscience dont l'être est repensé de fond en comble et restitué dans la concrétude du monde de l'existence où s'ancrent toute liberté, toute responsabilité, toute autonomie. Pour l'éthique qui a pris acte que jamais les codes de droit et les codes d'éthique et de déontologie ne devraient primer sur l'obligation pour chacun d'assumer personnellement autant la pensée que l'agir qui peuvent convenir dans une situation concrète de vie. Situation qui implique toujours un chacun avec d'autres dans le réseau des choses.

2. Le deuxième sens du titre
A ce point de notre parcours, regardons rapidement, si ne se trouverait pas là la possibilité de comprendre le titre de ce séminaire selon le deuxième sens évoqué dans le préambule selon lequel une ouverture pour l'éthique ou une attention à l'éthique pratique une ouverture qui est la perspective de la mort. Nous posions la question : y a-t-il un chemin qui conduise à un tournant où les deux sens du titre pourraient apparaître en rapport? Ce chemin, nous l'avons pris. Et ce tournant apparaît être l'êthos lui-même. C'est par êthos, en effet, que le passage au deuxième sens se comprend. Ce deuxième sens est important. C'est par lui que l'éthique aide à comprendre l'humain dans sa vérité, qu'elle aide à dépasser l'opposition entre être et devenir, entre être et agir ou encore, entre être et devoir. Pourquoi? Parce que éthique ne signifie pas ici abord un savoir érigé après coup pour guider l'agir dans la vie selon ce qu'il faut faire et ne pas faire. Ethique signifie originairement l'être même de l'humain en tant qu'existant, en tant qu'habitant du monde. L'existence et l'être dans le monde est l'éthicité elle-même. Alors l'éthicité, i.e. le demeurer comme habitant du monde, c'est entretenir l'ouverture même qu'est proprement l'existence. L'éthique, le savoir demeurer, pratique une ouverture, maintient ouverte une ouverture et cela à tous les instants et par tous les éléments constitutifs de l' être-dans-le-monde. Et cette ouverture ne peut pas être autre chose que la perspective de la mort. Pourquoi? Parce que l' existence comme être-dans-le-monde est marquée par la finitude mortelle reconnue et assumée comme telle. Alors il apparaît que l'ouverture à l'éthique, au sens d'une attention à ce qui est éthique ou à l'éthicité de l'existence comme être au monde, pratique ou maintient une ouverture qui est essentiellement la perspective de la mort. Et alors la perspective de la mort, entretenue de juste façon dispose à l'éthicité authentique dont la caractéristique fondamentale est la finitude de l'existence ou la mortalité qui affecte et clôt le séjour des humains sur la terre et sous le ciel.

Conclusion
La démarche accomplie peut amener, semble-t-il, une importante conséquence qui pourrait s'énoncer selon la forme du titre du présent exposé. Perspective de la mort: une éthique de l'ouverture! L'éthique de l'ouverture! serait le contre-pied de l'éthique de la norme ou de la loi universelle préalablement établie et à appliquer ultérieurement de façon technique à des gestes concrets dans des situations particulières.

L'expérience renouvelée de la mort se répandant actuellement dans notre société convaincra la réflexion éthique de la nécessité de compter avec la finitude pour demeurer à la mesure humaine.

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1. Le texte de cet exposé s'inspire largement de la conférence d'ouverture que j'avais faite au colloque de l'ACFAS 1989, intitulée: "S'éduquer à la mort, l'intégrale de la vie", ainsi que de la conférence de clôture que j'avais présentée pour le colloque "Bioéthique, méthodes et fondements" tenu à l'Université Laval en octobre 1988.

2.Il convient sans doute de noter qu'il y a déjà dans l'usage de plus en plus fréquent du mot "environnement" une prise de conscience implicite que l' humain a besoin du support physique de la nature et qu'il doit lui prêter une attention particulière et lui porter du respect.

3. Noter que la première version de ce texte, publiée dans Bioéthique, méthodes et fondements aux Presses de l'Université Laval, est à cet endroit rendue incompréhensible par la confusion faite à l'édition entre les accents (^) et (') marquant le mot ethos.






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Notes
*Texte d'un sérninalre donné à l'Université du Québec à Rimouski en janvier 1990.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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