L'Encyclopédie sur la mort


Moi eschatologique (Le)

Éric Volant

La figure de l'Angelus Novus*, icône peinte par Paul Klee et évoquée par Walter Benjamin* comme représentant la continuité historique des générations symbolise la survie au-delà de la mort de ceux qui nous ont précédé dans la mort. En naissant, nous sommes attendus par nos ancêtres pour parfaire et accomplir les oeuvres que ceux-ci n'ont pas pu achever. Jean Ziegler poursuit cette même «perspective transcendentale» (l'expression est de Jean-Marie Brohm) en élaborant sa notion de «destin social postmortuaire de la conscience»: les morts continuent d'agir au-delà de la mort. Alors que leur corps retourne au néant, leur conscience poursuit son destin social parmi les vivants. Jean Ziegler s'inspire dans sa présentation de la conscience posthume de la figure du «moi eschatologique» d'Ernst Bloch.
Pour Michel Henry, « Naître, ce n'est pas venir dans le monde. Naître, c'est venir dans la vie» (C'est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Seuil, 1996, p. 79). Jean-Marie Brohm poursuit cette même pensée: «Venir dans la vie, c'est-à-dire en tant qu'ipséité d'un vivant, c'est aussi dans la perspective transcendentale de ce que Jean Ziegler appelle le «moi eschatologique», s'insérer dans la continuité des générations et, par delà la mort, maintenir la vie en tant que transmission, trace, tradition. Vivre, c'est aussi survivre en tant qu'oeuvre, accomplissement et réalisation. Nous entendons ici un écho de la voix de l'Angelus Novus de Walter Benjamin auquel Ziegler se rapporte sans nommer celui-ci: «Les morts continuent d'agir au-delà de la mort. Leurs cadavres se dissolvent, mais les oeuvres qu'ils ont créées, les institutions qu'ils ont animées, les idées qu'ils ont mises au monde, les affections qu'ils ont suscitées continuent d'agir et de fermenter. Alors que leur corps retourne au néant, leur conscience poursuit un destin social parmi les vivants. [...] Tout homme, donc tout mort, est investi d'un sens social. Tout homme, aussi écrasé, aussi humble, aussi misérable qu'il soit, aime, parle, rêve, désire, bref: transmet des pensées aux autres. Ses pensée, ses affections, son regard et sa plainte continueront d'agir - dans la conscience d'autrui - au-delà de sa mort». (Les vivants et la mort, Seuil, 1975, p. 271).

Or, Ziegler emprunte à Ernst Bloch (Geist of Utopie Berlin, 1923, p. 358 s.) la figure du «moi eschatologique» qui désigne et postule la «vraie réalité». Annoncée en rupture avec la réalité présente, cette vraie réalité n'est pas encore venue, mais elle est encore à venir.Ce «moi eschatologique» accomplira l'ultime étape de la conscience et permettra «à l'homme de nouer avec autrui des relations d'identité» et à développer ce que Feuerbach, déjà avant Bloch, a nommé «une conscience de l'espèce». Pour Feuerbach, en effet, seul un être qui a pour objet sa propre espèce, sa propre essence, est susceptible de prendre pour objet, dans leurs significations essentielles, des choses et des êtres autres que lui.» (Manifestes philosophiques, traduction de Louis Althusser, PUF, 1960, p. 57-58) Éclairé par Bloch et Feuerbach, Ziegler parvient à la conclusion que: «cette conscience de l'espèce est constitutive de l'homme total à venir». Grâce à ce sens social ou à ce souci d'autrui, le «moi eschatologique» peut, dores et déjà, revendiquer la finalité postulée de l'histoire: survivre et poursuivre sa mission à travers les générations successives qui viendront après lui.

À la question: mais, que se passe-t-il au moment de l'agonie?», Ziegler répond: «Au moment de mourir, que nous le voulions ou non, nous devons nous remettre, c'est-à-dire remettre notre être aux autres, aux survivants, à ceux, et ils sont des milliards, qui viennent après nous, parce que eux et eux seuls peuvent achever notre vie non finie», notre vie demeurée inachevée à notre mort. (op. cit. , p. 279)

Les défunts sont les hommes qui cessent de fonctionner; leur fonctionnement social, économique, politique, affectif, sexuel est terminé. Ils ne produisent ni ne consomment plus, mais cessent-ils du même coup de penser? Ernst Bloch ne le croit pas. À l'heure où mon corps meurt et ma conscience phénoménale éclate, se produira «le moment de la rencontre de soi» (Selbstbegegnung). Alors, seul le moi eschatologique subsistera et désormais, il me tiendra tout entier. «Il recueille mon héritage de vie, l'héritage de mes actes passés, il contient mon actualité, et , dans le non-encore savoir où nous sommes, il véhicule la possibilité problématique de ma résurrection.»

C'est ainsi que Ziegler interprète la pensée de Bloch. Mais Ziegler lui-même, qu'en pense-il? «Tout au long de la vie du composé humain, le contenu latent du moi eschatologique est perçu comme une évidence.» Preuve en est «l'intense ardeur utopique qui caractérise ce moi pendant toute la durée de son activité comme noyau fondateur de la conscience. Le moi eschatologique doit donc être, en définitive, un un sujet triomphant qui regarde la mort s'accomplir alentour.» (op. cit., p. 292)

Les pages denses et ardues, que nous proposent Bloch et Ziegler au sujet de la survie de l'individu et de l'espèce, ou encore sur le dessein ou la finalité de la vie, sa permanence et son éternité, sont d'ordre métaphysique. Elles exaltent les effets transcendants de la mort contre lesquels Edgar Morin nous met en garde. «Tout bien considéré, se demandent André Klarsfeld et Frédéric Révah, quelle serait d'ailleurs la valeur d'une telle consolation?» Et ils citent Jankélévitch*: «Quelle compensation l'immortalité de l'espèce apporterait-elle à l'individu guetté par la mort? [...] que me rapporte à moi, cette survivance d'un monde futur d'où je serai absent?» Ces deux auteurs de Biologie de la mort (Odile Jacob, 1999) estiment que ces méditations métaphysiques ne sont pas d'intérêt pour la science biologique, mais ils acceptent que «le lien que chacun d'entre nous établit avec la mort se tisse au plan intime, à travers la conscience personnelle, souvent douloureuse, que nous en avons, et qui confère une valeur unique à tout instant de nos existences. Chacun jugera si ce n'est pas de ce côté - c'est-à-dire, selon les penchants des uns ou des autres, vers la philosophie ou la théologie - qu'il faut se tourner pour chercher un sens «humains» à la mort, plutôt que vers la biologie.» ( op. cit., p. 253)


© Éric Volant

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Ernst Bloch (1885-1977)
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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