« Connu en effet pour sa contribution à l'histoire des religions, Eliade, homme de science, a jusqu'à récemment encore occulté Eliade, homme de lettre, pamphlétaire, romancier célébré entre les deux guerres par les intellectuels et la jeunesse étudiante romaine. [...] Car à celui qui est familier avec les deux parties de son oeuvre apparaissent de celle-ci à celle-là des complicités de ton, de structures récurrentes, une vague et indiscernable ressemblance qui nous font croire à l'homogénéité profonde de toute l'oeuvre (Jacques Pierre, Mircea Eliade. Le jour et la nuit, Montréal, Hurtubise, hmh, « Brèches », 1990, p. 10) ». Dans le premier des deux extraits de Minuit à Serampore, Mercure de France, « Bibliothèque étrangère », 2012 qui suivent ci-dessous, la pensée de la mort est liée au temps (l'âge de la mort) et à l'espace (terre étrangère ou terre natale), tandis que la sensation d'égarement qui lui succède semble davantage associée à l'espace (mauvaise direction, route perdue), mais il ne faut pas oublier l'heure de minuit où les trois savants se sont rendus compte de la fausse direction (ils auraient dû avoir atteint la grand'route depuis longtemps). Un sentiment de la perte couvre tout l'épisode : deuil ou perte de la terre natale, de la vie, de la route, de la réponse à la question : où sommes-nous? Effroi causé par l'ignorance. Dans le deuxième extrait, l'angoisse du sujet (les trois savants) devant un événement qui trouve son heure dans un passé lointain éprouvé comme présent et son lieu dans un espace ressenti comme étranger (ailleurs). Désarroi devant un événement qui semble une fuite hors de la réalité, une abolition du temps et de l'espace, un monde tout autre, une expérience du sacré ou le jeu de l'imaginaire (illusion = in ludus= en jeu).
Quelques heureseaprès, aux environs de minuit, nous nous préparions au départ. Pendant le repas, Bogdanov s'était montré mélancolique : douze ans sans revoir la Russie! Vingt et un ans de séjour ininterrompu en Asie! Van Manen, en revanche, n'éprouvait aucune nostalgie de la terre natale. Il y avait beau temps qu'il s'était accoutumé à la pensée de voir la mort l'atteindre sur ce continent indien, où il avait passé les deux tiers de sa vie. Je ne pouvais participer à leur échange de vues : j'étais encore fort jeune et la durée de ma résidence en Inde n'excédait pas deux années :
« Votre tour viendra, à vous aussi » fit Bogdanov.
Puis nous bavardâmes de choses et d'autres. Lorsque nous montâmes en auto pour rentrer à Calcutta, Bogdanov avait vaincu son spleen depuis longtemps. Comment se dérober aux effets d'une nuit, qui contraignait l'homme à oublier toute liaison terrestre, toute souffrance privée? Le chauffeur lui-même semblait subjugué par un excès de splendeur. Van Manen l'avertit de consuire lentement. Nous glissâmes dans de lumineues ténèbres.
[...]
Je ne pouvais me délivrer de l'impression que l'auto avait pris une fausse direction et que nous aurions dû, en fait, atteindre la grand'route depuis longtemps. Je ne déduisais pas très bien pourquoi, mais il me semblait que je n'arrivais point à reconnaître complètement les sites. Cette intuition, que nous nous égarions, je ne la conçus point tout à coup : j'en pris conscience par degrés. Aucun des objets qui m'environnaient ne m'était plus familier. C'était comme si nous eussions traversé un district inconnu du Bengale, si étranges m'en apparaissaient les particularités locales :
« Mais, en vérité, où sommes-nous? » demandai-je enfin plein d'émoi.
Mes compagnons considéraient avec autant de surprise que moi-même, les futaies qui s'épaississaient autour de nous:
« Je crois que nous nous sommes écartés de notre chemin », dit Bogdanov, sans dissimuler son effroi (avait-il compris de qui nous advenait?).
o.c. p. 32-33
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Vos conclusions sont fausses reprit-il (Armananda), dans la mesure où vous attribuez aux phénomènes que vous détaillez, une réalité intrinsèque. En outre, prétendre qu'un phénomène soit présent, passé ou futur, ne signifie strictement rien. Car rien de ce qui se passe dans notre monde n'est réel, mon ami. Tout ce qui se manifeste dans ce monde est illusoire. La mort de Lila, le deuil de son époux, la la rencontre de vous autres, vivants, et de l'ombre de certains morts : pure illusion que tout cela. Dans un monde de l'imaginaire, où ni objet, ni événement n'a de consistance, dans ce monde-là, dis-je, chacun peut srriver à se rendre maître d'un faisceau de forces bien définies, que vous nommez occultes, pour parfaire ce qu'il veut. Il va de soi que par ces artifices techniques, on ne créera rien de réel, mais seulement un nouveau jeu de l'imaginaire.
o.c. p. 80