L'Encyclopédie sur la mort


«Mes derniers jours»

Jean-Jacques Rousseau

À l'auteur des Rêveries du promeneur solitaire, le souci de la fin de vie est très présent. Rousseau vieillissant accorde beaucoup d'importance à la solitude et au recueillement intérieur. En rupture avec la société mondaine, il s'est accordé le privilège de converser avec son âme et de préparer ainsi le compte qu'il devra rendre à son Créateur. Un être profondément blessé se retire du monde et, pour oublier ses malheurs, ses persécutions, ses opprobres, trouve un refuge dans le silence de la campagne. Il pratique l'ascèse* et s'ouvre à la mystique. L'ascèse se manifeste dans l'usage qu'il fait de sa vie en modérant la jouissance des biens de ce monde. Elle a pour effet l'acquisition des vertus de patience, douceur, résignation, intégrité, justice. Pour Rousseau, la mystique réside dans la contemplation de la beauté sous toutes ses formes aussi bien dans la musique que dans la nature. Cet aspect esthétique de la mystique joint l'aspect spirituel qui réside dans une vie tout intérieure régie par l'âme désireuse de bonheur durable, voire d'éternité*.
Première promenade

Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même. (op. cit., p. 35)

Je consacre mes derniers jours à m'étudier moi-même et à préparer d'avance que je ne tarderai pas à rendre de moi. Livrons-nous tout entier à la douceur de converser avec mon âme puisqu'elle est la seule que les hommes ne puissent m'ôter. Si à force de réfléchir sur mes dispositions intérieures je parviens à les mettre en meilleur ordre et à corriger le mal qui peut y rester, mes méditations ne seront pas entièrement inutiles, et quoique je ne sois plus bon à rien sur la terre, je n'aurai pas tout à fait perdu mes derniers jours. (op. cit., p. 40)

Ne pouvant plus faire aucun bien qui ne tourne à mal, ne pouvant plus agir sans nuire à autrui ou à moi-même, m'abstenir est devenu mon unique devoir, et je le remplis autant qu'il est en moi. Mais dans ce désoeuvrement du corps mon âme est encore active, elle produit encore des sentiments, des pensées, et sa vie interne et morale semble s'être accrue par la mort de tout intérêt terrestre et temporel. Mon corps n'est plus pour moi qu'un embarras, qu'un obstacle, et je m'en dégage d'avance autant que je puis. [...] Je fais la même entreprise que Montaigne*, mais avec un but tout contraire au sien: car il n'écrivait ses Essais que pour les autres, et je n'écris mes rêveries que pour moi. Si dans mes plus vieux jours aux approches du départ, je reste, comme je l'espère, dans la même disposition où je suis, leur lecture me rappellera la douceur que je goûte à les écrire, et faisant renaître ainsi pour moi le temps passé doublera pour ainsi dire mon existence. (op. cit., p. 41)

Seconde promenade

[...] Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi et à moi sans diversion, sans obstacle, et où je puisse véritablement dire être ce que la nature a voulu. (op. cit., p. 45)

La campagne encore verte et riante, mais défeuillée en partie et déjà presque déserte, offrait partout l'image de la solitude et des approches de l'hiver. Il résultait de son aspect un mélange d'impression douce et triste trop analogue à mon âge et à mon sort pour que je ne m'en fisse pas l'application. Je me voyais au déclin d'une vie innocente et infortunée, l'âme encore pleine de sentiments vivaces et l'esprit orné encore de quelques fleurs, mais déjà flétries par la tristesse et desséchées par les ennuis. Seul et délaissé, je sentais venir le froid des premières glaces, et mon imagination tarissante ne peuplait plus ma solitude d'êtres formés selon mon coeur. Je me disais en souriant: qu'ai-je fait ici-bas? J'étais fait pour vivre, et je meurs sans avoir vécu. Au moins ce n'a pas été ma faute, et je porterai à l'auteur de mon être, sinon l'offrande des bonnes oeuvres qu'on ne m'a pas laissé faire, du moins un tribut de bonnes intentions frustrées, de sentiments sains mais rendus sans effet, et d'une patience à l'épreuve des mépris des hommes. (op. cit., p. 47)

Troisième promenade

[...], j'entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévère qui le réglât pour le reste de ma vie tel que je voulais le trouver à ma mort.

Un grande révolution qui venait de se faire en moi, un autre monde moral qui se dévoilait à mes regards, les insensés jugements des hommes dont sans prévoir encore combien j'en serais la victime je commençais à sentir l'absurdité, le besoin toujours croissant d'un autre bien que la gloire littéraire dont à peine la vapeur m'avait atteint que j'en étais déjà dégoûté, le désir enfin de tracer pour le reste de ma carrière une route moins incertaine que celle dans laquelle j'en venais de passer la plus belle moitié, tout m'obligeait à cette grande revue dont je sentais depuis longtemps le besoin. ( op. cit., p. 61)

Cherchons la [foi] de toutes mes forces tandis qu'il est temps encore afin d'avoir une règle fixe de conduite pour le reste de mes jours. Me voilà dans la maturité de l'âge, dans toute la force de l'entendement. Déjà je touche au déclin. Si j'attends encore, je n'aurai plus dans ma délibération tardive l'usage de toutes mes forces; mes facultés intellectuelles auront déjà perdu de leur activité, je ferai moins bien ce que je puis faire aujourd'hui de mon mieux possible: saisissons ce moment favorable; il est l'époque de ma réforme externe et matérielle, qu'il soit aussi celle de ma réforme intellectuelle et morale. Fixons une bonne fois mes opinions, mes principes, et soyons pour le reste de ma vie ce que j'aurai trouvé devoir être après y avoir pensé. (op. cit., p. 63)

Mais ce que j'avais le plus à redouter au monde dans la disposition où je me sentais, était d'exposer le sort éternel de mon âme pour la jouissance des biens de ce monde, qui ne m'ont jamais paru d'un grand prix. (op. cit., p. 64)

Mais la patience, la douceur, la résignation, l'intégrité, la justice impartiale sont un bien qu'on emporte avec soi, et dont on peut s'enrichir sans cesse, sans craindre que la mort même nous en fasse perdre le prix. C'est à cette unique et utile étude que je consacre le reste de ma vieillesse. Heureux si par mes progrès sur moi-même, j'apprends à sortir de la vie, non, meilleur, car cela n'est pas possible, mais plus vertueux que je n'y suis entré. (op. cit., p. 71)

Cinquième promenade

C'est dans cette île [Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne] que je me réfugiai après la lapidation de Motiers. J'en ai trouvé le séjour si charmant, j'y menais une vie si convenable à mon humeur que, résolu d'y finir mes jours, [...]. Dans les pressentiments qui m'inquiétait j'aurais voulu qu'on m'eût confiné pour toute ma vie et qu'en m'ôtant toute puissance et tout espoir d'en sortir, on m'eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme de sorte qu'ignorant tout ce qui se faisait dans le monde j'en eusse oublié l'existence et qu'on y eût oublié la mienne aussi.(op. cit., p. 96)

Aussi a-t-on guère ici bas que du plaisir qui passe; pour le bonheur qui dure je doute qu'il n'y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le coeur puisse véritablement nous dire: Je voudrais que cet instant durât toujours; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le coeur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après. (op. cit., p. 100-101)



















Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Documents associés

  • «Mes derniers jours»
  • Première promenade Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de...
  • Mort de Rousseau
  • «Ma lettre venait de partir: au milieu des rumeurs de la capitale, et des anxiétés de mon âme, ne...