L'Encyclopédie sur la mort


Mémoires d'Hadrien (Extraits)

Marguerite Yourcenar

Le pronom «tu» et ses variations qui, tout au long des Mémoires, désignaient Marc Aurèle* s'adressent dans le texte ci-dessous à une «petite figure, boudeuse et volontaire» qui est clairement Antinoüs*. Hadrien lui dit «ton sacrifice* n'aura pas enrichi ma vie, mais ma mort». ( T. Collington, Lectures chronotopiques, Espace, temps et genres romanesques, Montréal, XYZ, «Théorie Littérature», 2006, p. 124) Les théories de l'immortalité et la pensée épicurienne de la mort, comme vide et néant ne lui semblent pas convaincantes. Au voyageur infatigable qu'il est, la mort lui paraît comme un départ. Il ne regrette rien. S'il devait vivre encore longtemps, il feraient les mêmes choses, les mêmes erreurs...
Patientia
La méditation de la mort n'apprend pas à mourir; elle ne rend pas la sortie plus facile, mais la facilité n'est plus ce que je recherche. Petite figure boudeuse et volontaire, ton sacrifice* n'aura pas enrichi ma vie, mais ma mort. Son approche rétablit entre nous une sorte d'étroite complicité: les vivants qui m'entourent, les serviteurs dévoués, parfois importuns, ne sauront jamais à quel point le monde ne nous intéresse plus. Je pense avec dégoût aux noirs symboles des tombes égyptiennes: le sec scarabée, la momie rigide, la grenouille des parturitions éternelles. À en croire les prêtres, je t'ai laissé à cet endroit où les éléments d'un être se déchirent comme un vêtement usé sur lequel on tire, à ce carrefour sinistre entre ce qui existe éternellement, ce qui fut, et ce qui sera. Il se peut après tout que ces gens-là aient raison, et que la mort soit faite de la même matière fuyante et confuse que la vie. Mais toutes les théories de l'immortalité* m'inspirent de la méfiance; le système des rétributions et des peines laisse froid un juge averti de la difficulté de juger. D'autre part, il m'arrive aussi de trouver trop simple la solution contraire, le néant propre, le vide creux où sonne le rire d'Épicure*. J'observe ma fin: cette série d'expérimentations faite sur moi-même continue la longue étude commencée dans la clinique de Satyrus. Jusqu'à présent, les modifications sont aussi extérieures que celles que le temps et les intempéries font subir à un monument dont il n'altèrent ni la matière, ni l'architecture: je crois parfois apercevoir et toucher à travers les crevasses le soubassement indestructible, le tuf éternel*. Je suis ce que j'étais; je meurs sans changer. À première vue, l'enfant robuste des jardins d'Espagne, l'officier ambitieux rentrant sous sa tente en secouant de ses épaules les flocons de neige semblent aussi anéantis que je le serai quand j'aurai passé par le bûcher; mais ils sont là; j'en suis inséparable. L'homme qui hurlait sur la poitrine d'un mort continue à gémir dans un coin de moi-même, en dépit du calme plus ou moins qu'humain auquel je participe déjà; le voyageur enfermé dans le malade à jamais sédentaire s'intéresse à la mort parce qu'elle représente un départ. Cette force qui fut moi semble encore capable d'instrumenter plusieurs autres vies, de soulever des mondes. Si quelques siècles venaient par miracle s'ajouter au peu de jours qui me restent, je referais les mêmes choses, et jusqu'aux mêmes erreurs, je fréquenterais les mêmes Olympes et les mêmes enfers. Une pareille constatation est un excellent argument en faveur de l'utilité de la mort, mais elle m'inspire en même temps de doutes quant à sa totale efficacité.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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