Yves Bonello, « Préface » dans Ernest Renan, Marc Aurèle et la fin du monde antique, 1882, Paris,Librairie Générale français. Le livre de poche, 1984, p. 14-15.
En se détachant de plus en plus de la loi - pendant que le monde d'Israël se refermait sur lui-même - les chrétiens captaient l'héritage des prophètes juifs. Valéry écrira: « Après tout, personne avant le christianisme n'avait dit que Dieu est amour » oubliant que les prophètes juifs l'avaient proclamé depuis sept siècles!
Les chrétiens en se détachant de la loi incarnèrent les valeurs messianiques : la justice et l'amour. Délaissssant la langue hébraïque proscrite par Rome, ils investissaient la langue grecque dont ils allaient faire l'instrument moderne de la communication. La secte chrétienne apportaient au monde romain l'idée subversive selon laquelle il faut préférer voir le monde détruit plutôt qu'injuste.
« Personne, dit Malraux, depuis qu'existait la parole, n'avait répondu à l'esclave née en vain qui présentait aux dieux de Rome le corps de son enfant mort en vain. »
Cette voix, que le peuple de l'Empire commençait à percevoir, Marc-Aurèle au sommet de sa puissance l'avait d'emblée redoutée.
Il ne pouvait qu'être hostile au christianisme. Fronton, son précepteur, l'avait mis en garde contre cette secte sur laquelle couraient les bruits les plus calomnieux. Son disciple confondait juifs et chrétiens dans la même antipathie, redoutant l'attrait exercé sur le peuple par la croyance que la justice peut régner sur le monde. C'est cette idée même que le christianisme avait recueillie des prophètes juifs et mis au goût du jour pour être diffusée et entendue.
Pour la première fois, la religion incarnait autre chose qu'une explication du monde: elle lui donnait une signification. Le citoyen romain trouvait dans les mythes une histoire dont il tirait des enseignements. Le juif ou le chrétien tirait de la Bible un récit inséparable de son sens. Ce n'était plus une fable, mais une loi. Et cette loi s'incarnait : le chrétien participe du Christ, martyr, il triomphe.
Stoïcien, Marc Aurèle admettait de supporter la mort, mais pas de la rechercher. Philosophe, il était choqué par ces morts triomphantes; chef d'État, il ne pouvait supporter cette bravade contre le châtiment.
Le rôle des apologistes fut d'exciter l'exaltation religieuse de ces chrétiens, de les pousser au fanatisme. La mort en faisait des martyrs; les supplices devenaient une offrande à Dieu.
Les persécutions ordonnées contre les chrétiens devenaient le triomphe des persécutés. Un proconsul d'asie vit même se présenter à lui des chrétiens candidats volontaires au supplice : il dut les renvoyer chez eux, ne voulant pas accéder à leur requête. De telles attitudes provocatrices ne pouvaient qu'accélérer le cycle de la répression.
C'est sous le règne de Marc Aurèle que la région lyonnaise devint le théâtre d'une sanglante épuration : la couleur de l'Acar, dit-on, en fut changée et on l'appela Sanguone, d'où est venu Saône. Ces massacres eurent lieu au moment même où Marc Aurèle visitait les Gaules. Ils ne furent pas exécutés sur son ordre, mais certainement avec son accord. Ils n'eurent pas l'effet escompté.
Le masscre et la déportation des juifs avait mis fin à leur révolte; le massacre des chrétiens exaltait l'héroisme des victimes. Dire sa foi en public, fût-ce au prix de sa vie, ouvrait la porte de la gloire. Les servantes supassaient leur maîtresse au supplice; les esclaves s'affranchissaient par l'héroïsme ; les humbles accédaient les premiers au royaume de Dieu.
Mar Aurèle sentit confusément que les chrétiens étaient des ennemis de l'État plus redoutables que les juifs. En souverain éclairé, libéral et tolérant, il aurait pu éviter l'affrontement en abrogeant les lois restrictives des libertés.
Mais le concept de liberté qui est le nôtre ne pouvait à l'époque être imaginé: sans révoquer les édits, dit Tertulien, il en détruisit certains effets. Plus libéral, eût-il été meilleur prince?