L'Encyclopédie sur la mort


L'intellectuel à Auschwitz

Primo Lévi

Dans Les naufragés et les rescapés, Primo Levi consacre le chapitre VI à Jean Améry*, «L'intellectuel d'Auschwitz». Il y peint la personnalité de ce juif, pas comme les autres et très différent de lui. Ce chapitre de Levi est une discussion et une critique de l'essai «amer et glacé» de Jean Améry, qui porte deux titres: L'intellectuel à Auschwitz et Aux frontières de l'esprit . Cet essai est extrait d'un volume que Levi aurait depuis longtemps aimé voir traduit en italien: Jenseits von Schuld und Sühne, (Au-delà de la faute et de l'expiation) Szczesny, Munich, 1966. Ce chapitre commence par une phrase qui donne le ton à l'ensemble du récit: «Polémiquer avec un disparu fait éprouver un sentiment de gêne et presque de déloyauté, surtout quand l'absent est un ami virtuel et un interlocuteur privilégié, mais il est des cas où l'on s'y sent obligé. Je parle en ce moment de Hans Mayer, alias Jean Améry, philosophe suicidé et théoricien du suicide, [...] sa vie est tendue entre ces deux noms, une vie qui n'a pas connu la paix et ne l'a pas recherchée.» (p. 125)
On ne lit pas sans effroi les mots laissés par Jean Améry, le philosophe autrichien torturé par la Gestapo pour son activité dans la résistance belge, et déporté ensuite à Auschwitz parce qu'il était juif:

« Qui a été torturé reste torturé. [...] Qui a subi le supplice ne pourra plus jamais vivre dans le monde comme dans son milieu naturel, l'abomination de l'anéantissement ne s'éteint jamais. La confiance dans l'humanité, déjà entamée dès la première gifle reçue, puis démolie par la torture, ne se réacquiert plus.»

La torture a été pour lui une mort interminable.. . (p. 25)

**********************

Chapitre VI (Extraits)

[Améry] ne se considère pas comme juif: il ne connaît ni l'hébreu ni la culture hébraïque [...] Qui n'est pas né dans la tradition hébraïque n'est pas un juif, et ce n'est pas facile de le devenir: par définition, une tradition est un héritage, c'est le produit des siècles, elle ne se fabrique pas a posteriori. [...] Pour le jeune Hans, redevenu juif, être juif est à la fois impossible et obligatoire; la déchirure, qui le suivra jusqu'à sa mort et la provoquera, commence ici. Il se dit dépourvu de courage physique, mais le courage moral ne lui manque pas: en 1938, il quitte sa patrie «annexée» et émigre en Belgique. Il sera dorénavant Jean Améry, anagramme approximatif de son premier nom. Par dignité et seulement pour cela, il acceptera le judaïsme, mais en tant que juif, «il ira dans le monde comme un malade atteint d'un de ces maux qui ne provoquent pas de grandes souffrances, mais qui ont sûrement une issue fatale». Lui, le savant humaniste et critique allemand, il s'efforce de devenir un écrivain français (il n'y réussira jamais), et il adhère, en Belgique, à un mouvement de résistance dont les espoirs politiques sont en réalité très faibles; sa morale, qu'il paiera cher matériellement et spirituellement , a changé: symboliquement au moins, elle consiste à «rendre les coups».

[...]

Un gigantesque criminel de droit commun polonais, pour un rien, lui donne un coup de poing dans la figure, lui, non par réaction animale, mais par une révolte raisonnée contre le monde, à l'envers du Lager, rend le coup du mieux qu'il peut. «ma dignité, écrit-il, était tout entière dans ce coup de poing visant sa mâchoire; et que, pour finir, ce fut moi, physiquement beaucoup plus faible, qui succomba sous une raclée impitoyable, n'avait plus aucune importance. Souffrant sous les coups, j'étais satisfait de moi-même.»

[...]

J'admire le revirement d'Améry, sa décision courageuse de sortir de sa tour d'ivoire et de descendre dans l'arène, mais elle était, et elle l'est toujours, hors de ma portée. Je l'admire, mais je dois constater que ce choix, qui s'est prolongé pendant tout son «après Auschwitz», l'a conduit sur des positions d'une telle sévérité et d'une telle intransigeance qu'elles l'ont rendu incapable de trouver de la joie à vivre, et plus, de vivre: qui se bat à coups de poing avec le monde entier le paie un prix très élevé, car il est certain de la défaite. Le suicide d'Améry, survenu en 1978 à Salzbourg, comme tous les suicides, permet une nébuleuse d'explication, mais, a posteriori, l'épisode de son défi au Polonais en offre une interprétation.

[...]

L'intellectuel, remarque Améry (et je préciserai: l'intellectuel jeune, tels que nous étions, lui et moi, au temps de notre captivité) a retiré de ses lectures une image de la mort inodore, ornementé et littéraire. je rapporte ici ses observations de philologue allemand, tenu de citer le «Plus de lumière» de Goethe. La mort à Venise et Tristan. Chez nous, en Italie, la mort est le second terme du binôme «amour et mort», c'est l'aimable transfiguration personnifiée en Laure, Ermengarde et Clorinde (1), c'est le sacrifice du soldat tombé au combat («Qui meurt pour la patrie, il a vécu beaucoup», c'est «Un beau mourir [qui] honore toute la vie». Ce répertoire illimité de formules défensives et consolatrices avait la vie brève à Auschwitz (et, d'ailleurs, même aujourd'hui, dans n'importe quel hôpital: la mort à Auschwitz était vulgaire, bureaucratique et quotidienne. Elle n'était pas commentée, n'était pas «consolée par des pleurs». Devant la mort, et l'accoutumance à la mort, la frontière entre culture et inculture disparaissait. Améry affirme qu'on ne pensait pas au quand, mais plutôt au comment mourir:

"On discutait du temps qu'il faudrait au gaz pour faire son effet. On spéculait sur le degré de douleur dans la mort par injection de phénol. Fallait-il souhaiter un coup sur le crâne ou la mort par épuisement à l'infirmerie?"

Sur ce point mon expérience et mes souvenirs s'écartent de ceux d'Améry. Peut-être parce que j'étais plus jeune, peut-être parce que plus ignorant que lui, ou moins marqué ou moins conscient, je n'ai presque jamais eu de temps à consacrer à la mort; j'avais bien autre chose à quoi penser: à trouver un peu de pain, à échapper au travail harassant, à raccommoder mes chaussures, à voler un balai, à interpréter les signes et les visages qui m'entouraient. Les buts vitaux sont la meilleure des défenses contre la mort - pas seulement au Lager.

Note
1. Respectivement: inspiratrice de Pétrarque, personnages des Adelchi de Manzoni et de la Jérusalem délivrée de Tassé (N.d.T]

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Documents associés