L'Encyclopédie sur la mort


L'instinct de mort

Sigmund Freud

Le premier texte est un extrait du chapitre VI de Malaise dans la civilisation où Freud développe son hypothèse de l'existence de l'instinct ou de pulsion de mort. Le deuxième texte est constitué d'extraits de «Au-delà du principe de plaisir» (1920) publié dans Essais sur la psychanalyse. L'introduction du concept de narcissisme, ce terme s'appliquant à la découverte d'un «Moi» investi de libido, devenue décisive, Freud gardait , malgré tout, une arrière pensée, comme si subsistait la certitude, sans qu'il lui fut possible d'en donner une raison, que les instincts pouvaient ne pas être tous de même nature. Le pas suivant, il le fit dans l'Au-delà du principe de plaisir (1920). Parti de certaines spéculations sur l'origine de la vie et certaines parallèles biologiques, il en tira la conclusion qu'à côté de l'instinct de vie (Eros) qui tend à conserver la substance vivante et à l'agréger en unités toujours plus grandes, il devait en exister un autre qui lui fût opposé, à savoir: l'instinct de mort (Thanatos). Le troisième texte est un extrait de Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1915-16, 1916-17) par Freud à Vienne.
1. L'instinct de mort (Malaise dans la civilisation)

Donc, indépendamment de l'instinct érotique, existait un instinct de mort; et leur action conjuguée ou antagoniste permettait d'expliquer les phénomènes de la vie. Mais alors, il n'était pas facile de démontrer l'activité de cet instinct de mort ainsi admis. Les manifestations de l'Eros étaient suffisamment évidentes et bruyantes. On pouvait admettre que l'instinct de mort travaillât silencieusement, dans l'intimité de l'être vivant, à la dissolution de celui-ci, mais cela ne constituait naturellement aucune preuve; L'idée qu'une partie s'en tourne contre le monde extérieur et devient apparente sous forme de pulsion agressive et destructrice nous fit faire un pas de plus. Ainsi l'instinct de mort eût été contraint de se mettre au service de l'Eros; l'individu anéantissait alors quelque chose d'extérieur à lui, vivant ou non, au lieu de sa propre personne. L'attitude inverse, c'est-à-dire l'arrêt de l'agression contre l'extérieur, devait renforcer la tendance à l'autodestruction*, tendance sans cesse agissante de toutes façons. On pouvait, en même temps, déduire de ce mécanisme typique que les deux espèces d'instincts entraient rarement - peut-être jamais - en jeu isolément, mais qu'ils formaient entre eux des alliages divers au titre très variable, au point de devenir méconnaissables à nos yeux. Dans le sadisme, pulsion dès longtemps reconnue comme composante partielle de la sexualité, on aurait ce genre d'alliage, et tout spécialement riche, de la pulsion d'amour avec la pulsion de destruction; de même que dans sa contrepartie, le masochisme, un alliage de cette tendance à la destruction, tournée vers l'intérieur, avec la sexualité*. Ainsi, cette tendance autrement impossible à percevoir devient précisément sensible et frappante.

L'hypothèse de l'instinct de mort ou de destruction a rencontré de la résistance même au sein des milieux psychanalytiques. Je sais combien est répandue la tendance à attribuer de préférence tout ce qu'on découvre de dangereux et de haineux dans l'amour à une bipolarité originelle qui serait propre à sa nature. Au début, je n'avais défendu qu'à titre d'essai les conceptions ici développées; mais, avec le temps, elles se sont imposées à moi avec une telle force que je ne puis plus penser autrement. Je veux dire que, du point de vue théorique, elles sont incomparablement plus fructueuses que n'importe quelles autres; elles apportent, sans négliger ni forcer les faits, cette simplification vers laquelle nous tendons dans notre travail scientifique. Je reconnais que dans le sadisme et le masochisme, nous avons toujours vu les manifestations, fortement teintées d'érotisme, de l'instinct de destruction tourné vers l'extérieur ou vers l'intérieur; mais je ne comprends plus que nous puissions rester aveugles à l'ubiquité de l'agression et de la destruction non érotisées et négliger de leur accorder Ia place qu'elles méritent dans l'interprétation des phénomènes de la vie. (La soif de destruction, tournée au-dedans, se dérobe, il est vrai, en majeure partie à toute aperception lorsqu'elle n'est pas teintée d'érotisme.) Je me rappelle ma propre résistance à la conception d'un instinct de destruction quand elle se fit jour dans la littérature psychanalytique; et combien j'y restai inaccessible. Le fait que d'autres aient manifesté cette même répugnance, et la manifestent encore, me surprend moins. Il est vrai que ceux qui préfèrent les contes de fées font la sourde oreille quand on leur parle de la tendance native de l'homme à la «méchanceté», à l'agression, à la destruction, et donc aussi à la cruauté. Dieu n'a-t-il pas fait l'homme à l'image de sa propre perfection? Et nous n'aimons pas qu'on nous rappelle combien il esr difficile de concilier - en dépit des affirmations solennelles de la « Science chrétienne » - l'indéniable existence du mal avec la toute-puissance et la souveraine bonté divines. Le Diable est encore le meilleur subterfuge pour disculper Dieu; il remplirait là cette même mission de «soulagement économique» que le monde où règne l'idéal aryen fait remplir au Juif. Mais là encore on peut tout aussi bien demander compte à Dieu de l'existence du Diable que de celle du mal qu'il incarne. Vu ces difficultés, il çonvient de conseiller à chacun de s'incliner très bas, et à bon escient, devant la nature profondément morale de l'homme; cela l'aidera à gagner la faveur générale et il lui sera pour cela beaucoup pardonné (1).

Le terme de libido peut de nouveau s'appliquer aux manifestations énergétiques de l'Eros pour les distinguer de l'énergie de l'instinct de mort (2). Il faut le reconnaître, nous n'en saisissons que plus difficilement ce dernier sous la seule forme pour ainsi dire d'un résidu, deviné derrière les manifestations érotiques, et qui nous échappe dès que son alliage avec elles ne le trahit plus. C'est dans le sadisme, où il détourne à son profit la pulsion érotique, tout en donnant satisfaction entière au désir sexuel, que nous distinguons le plus clairement son essence et sa relation avec l'Eros. Mais lorsqu'il entre en scène sans propos sexuel, même dans l'accès le plus aveugle de rage destructrice, on ne peut méconnaître que son assouvissement s'accompagne là encore d'un plaisir narcissique extraordinairement prononcé, en tant qu'il montre au Moi ses vœux anciens de toute-puissance réalisés. Une fois modéré et dompté, et son but pour ainsi dire inhibé, l'instinct de destruction dirigé contre les objets doit permettre au Moi de satisfaire ses besoins vitaux et de maîtriser la nature. Comme, en fait, nous avons eu recours à des arguments théoriques pour admettre son existence, il nous faut concéder qu'elle n'est pas non plus complètement à l'abri d'objections théoriques; en tout cas, elle nous paraît bien répondre au réel dans l'état actuel de nos connaissances. Les recherches et interprétations à venir apporteront à coup sûr la lumière décisive.

Dans tout ce qui va suivre, je m'en tiendrai donc à ce point de vue que l'agressivité constitue une disposition instinctive primitive et autonome de l'être humain, et je reviendrai sur ce fait que la civilisation y trouve son entrave la plus redoutable. Au cours de cette étude, l'intuition, un moment, s'est imposée à nous que la civilisation est un processus à part se déroulant au-dessus de l'humanité, et nous restons toujours sous l'empire de cette conception. Nous ajoutons maintenant que ce processus serait au service de l'Eros et voudrait, à ce titre, réunir des individus isolés, plus tard des familles, puis des tribus, des peuples ou des nations, en une vaste unité: l'humanité même. Pourquoi est-ce une nécessité? Nous n'en savons rien; ce serait justement l'oeuvre de l'Eros. Ces masses humaines ont à s'unir libidinalement entre elles; la nécessité à elle seule, les avantages du travail en commun ne leur donneraient pas la cohésion voulue. Mais la pulsion agressive naturelle aux hommes, l'hostilité d'un seul contre tous et de tous contre un seul s'opposent à ce programme de la civilisation, Cette pulsion agressive est la descendante et la représentation principale de l'instinct de mort que nous avons trouvé à l'œuvre à côté de l'Eros et qui se partage avec lui la domination du monde. Désormais la signification de l'évolution de la civilisation cesse à mon avis d'être obscure: elle doit nous montrer la lutte entre l'Eros et la mort, entre l'instinct de vie et l'instinct de destruction, telle qu'elle se déroule dans l'espèce humaine. Cette lutte est, somme toute, le contenu essentiel de la vie. C'est pourquoi il faut définir cette évolution par cette brève formule : le combat de l'espèce humaine pour la, vie (3). Et c'est cette lutte de géants que nos nourrices veulent apaiser en clamant : «Eiapopeia du ciel!» (4).

(1) Dans le personnage de Méphistophélès de Gœthe*, l'identification du principe du mal avec l'instinct de destruction est tout particulièrement convaincante,

Car tout ce qui naît
mérite de périr

[...]
Ainsi tout ce qu'on nomme communément
Péché, destruction, en un mot le mal,
Est mon propre élément.


Le Diable ensuite appelle son adversaire non pas la Sainteté et le Bien, mais la puissance de création, de multiplication de la vie, que possède la nature, par conséquent: Eros.

De l'air, de l'eau, comme de la terre
S'échappent mille et mille semences
Dans la sécheresse, l'humidité, le chaud, le froid!
Si le feu, mon dernier bien, ne m'était réservé,
Je n'aurais plus rien qui m'appartienne.


(2) On pourrait formuler notre conception présente à peu près en ces termes: une part de libido participe à toute manifestation instinctive, mais en celle-ci tout n'est pas libido.

(3) Pour préciser, on peut vraisemblablement ajouter: tel qu'il devrait se développer à partir d'un certain événement non découvert encore.

(4) Dans le texte : «Eiapopeia vom Himmel», expression empruntée au célèbre poème de H. Heine intitulé Allemagne (chant 1, strophe 7). Le poète quitte Paris, sa «chère ville», et rentre en Allemagne par un triste jour de novembre. Là, il écoute une jeune joueuse de harpe. «... Elle chantait la vallée des larmes terrestres où toutes joies s'évanouissent, et l'au-delà, où l'âme transfigurée s'épanouit dans les béatitudes éternelles. Elle chantait l'antique chant du renoncement, l'Eiapopeia du Ciel, avec lequel, quand il pleurniche, on berce le peuple, ce gros bêta ...» (N.d.T.)

Source:
Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, traduit de l'allemand par Ch. et J. Odier, Paris, Presses universitaires de France, «Bibliothèque de Psychanalyse», 1971, p. 73-78.

2. L'instinct de mort (Au-delà du principe de plaisir)

Revenons donc à une hypothèse que nous avions formulée en passant, dans l'espoir qu'il serait possible de la réfuter à l'aide de faits exacts. Nous avions notamment supposé (et tiré de cette supposition certaines conclusions) que tout ce qui vit doit mourir en vertu de causes internes. Et cette supposition, nous l'avions émise en toute naïveté, parce que nous avions cru émettre plus qu'une supposition. C'est là une idée qui nous est familière, une idée qui nous est inculquée par nos poètes. Et si nous l'acceptions, c'est peut-être à titre de croyance consolatrice. Puisqu'on doit mourir et, peut-être avant de mourir soi-même, assister à la mort d'être chers, on trouve une consolation à savoir qu'on est victime, non d'un accident ou d'un hasard qu'on aurait peut-être pu éviter, mais d'une loi implacable de la nature, d'une [en grec dans le texte] à laquelle nul vivant ne peut se soustraire. Mais cette croyance à la nécessité interne de la mort n'est peut-être qu'une de ces nombreuses illusions que nous nous sommes créées pour nous rendre « supportable le fardeau de l'existence ». Cette croyance n'est certainement pas primitive, car l'idée de la « mort naturelle » est étrangère aux peuples primitifs qui attribuent la mort de chacun d'entre eux à l'influence d'un ennemi ou d'un méchant esprit. Ne nous attardons donc pas à soumettre cette croyance à l'épreuve de la science biologique.

[...]

La manière dont la question de la durée de la vie et celle de la mort des organismes ont été traitées par A.. Weismann nous intéresse au plus haut degré . C'est lui qui a établi la distinction de la substance vivante en une partie mortelle et une partie immortelle, la première étant représentée par le corps au sens étroit du mot, par le soma, seul sujet à la mort naturelle, tandis que les cellules germinales seraient virtuellement immortelles, pour autant que capables, dans certaines conditions favorables, de se développer pour former un nouvel individu ou, pour nous exprimer autrement, de s'entourer d'un nouveau soma .

Ce qui nous frappe dans cette conception, c'est l'analogie inattendue qu'elle présente avec notre propre manière de voir obtenue par des moyens si différents. Weismann, qui envisage la substance vivante au point de vue morphologique, y distingue une partie qui est condamnée à mort, le soma, le corps abstrait de la substance génitale et héréditaire ; et une partie immortelle, le plasma germinatif qui sert à la conservation de l'espèce, à la procréation. En ce qui nous concerne, nous avons envisagé, non la substance vivante, mais les forces qui y sont à l’œuvre, et nous avons été amené à distinguer deux variétés d'instincts: ceux qui conduisent la vie à la mort et ceux, les instincts sexuels, qui cherchent sans cesse à renouveler la vie. Notre conception forme ainsi comme un corollaire dynamique de la théorie morphologique de Weismann.

Mais la manière dont Weismann résout le problème de la mort ne tarde pas à détruire cette analogie. D'après Weismann, en effet, la différenciation entre le soma mortel et le plasma germinatif immortel ne s'effectuerait que chez les organismes multicellulaires, tandis que chez les unicellulaires individu et cellule germinale ne formeraient qu'un tout indivisible . Aussi les unicellulaires seraient-ils virtuellement immortels, la mort ne survenant que chez les multicellulaires, les métazoaires.

[...]

Ici nous sommes en droit de nous demander s'il était, d'une façon générale, bien indiqué de chercher la solution de la question relative à la mort naturelle dans l'étude des protozoaires. L'organisation primitive de ces êtres vivants est de nature à nous masquer certaines manifestations importantes dont les conditions existent bien chez eux, mais ne peuvent être observées que chez les animaux supérieurs chez lesquels elles ont revêtu une expression morphologique. Dès l'instant où nous abandonnons le point de vue morphologique, pour nous placer au point de vue dynamique, il nous importe peu de savoir si, chez les protozoaires, la mort naturelle se laisse ou non démontrer. Chez ces êtres la substance, dont le caractère d'immortalité s'est révélé plus tard, n'est pas encore séparée de la substance mortelle. Les forces qui poussent la vie vers la mort peuvent bien, chez eux aussi, être à l’œuvre dès le début, sans qu'on puisse démontrer directement leur présence, leurs effets étant masqués par les forces tendant à la conservation de la vie. Nous savons toutefois que les observations des biologistes nous autorisent, même en ce qui concerne les protistes, à admettre l'existence de processus internes conduisant à la mort. Mais alors même qu'il serait prouvé que les protistes sont immortels au sens weismannien du mot, son affirmation d'après laquelle la mort serait une acquisition tardive, ne s'appliquerait qu'aux signes manifestes de la mort, sans nous apprendre quoi que ce soit concernant les processus qui conduisent à la mort. Notre espoir de voir la biologie purement et simplement écarter la possibilité de l'existence d'instincts de la mort, ne s'est pas réalisé. Aussi pouvons-nous, surtout si nous y sommes encouragés par d'autres raisons, continuer à nous occuper de cette possibilité. Mais la frappante analogie qui existe entre la distinction weismannienne « soma-plasma germinatif » et notre distinction « instincts de vieinstincts de mort » subsiste et garde toute sa valeur.

Attardons-nous un instant à cette conception essentiellement dualiste de la vie instinctive. D'après la théorie d'E. Hering, deux groupes de processus opposés se dérouleraient dans la substance vivante : processus de construction (assimilation) et processus de destruction (désassimilation). Devons-nous identifier avec ces deux orientations des processus vitaux les activités opposées de nos deux ordres d'instincts : instincts de vie et instincts de mort ? Mais il est une chose que nous ne pouvons nous dissimuler : c'est que, sans nous en apercevoir, nous nous sommes engages dans les havres de la philosophie schopenhauerienne, d'après laquelle la mort serait le « résultat proprement dit » et, pour autant, le but de la vie , tandis que l'instinct sexuel représenterait l'incarnation de la volonté de vivre.

[...]

Ayons le courage de faire un pas de plus. D'après la manière de voir généralement admise, la réunion d'un grand nombre de cellules en une association vitale, autrement dit, la structure multicellulaire des organismes, constituerait un moyen destiné à prolonger la durée de leur vie. Chaque cellule sert à entretenir la vie des autres, et l'État cellulaire peut continuer à vivre, malgré la mort de telles ou telles cellules. Nous savons également que la copulation, la fusion momentanée de deux êtres unicellulaires, agit sur l'un et l'autre dans le sens de la conservation et du rajeunissement. Aussi pourrait-on essayer d'appliquer la théorie psychanalytique de la libido aux rapports des cellules entre elles en disant que les instincts sexuels et les instincts de vie, à l’œuvre dans chaque cellule, s'exercent sur les autres cellules, en neutralisant en partie leurs instincts de mort, c'est-à-dire les processus provoques par ces instincts, et en les maintenant en vie; il s'agirait d'une action récIproque, en chaîne pour ainsi dire, certaines cellules pouvant pousser jusqu'au sacrifice d'elles-mêmes, l'exercice de cette fonction libidinale. Les cellules germinales feraient alors preuve d'un « narcissisme » absolu, pour employer l'expression dont nous nous servons dans la théorie des névroses, lorsque nous nous trouvons en présence d'un individu qui garde pour lui toute sa libido, sans vouloir en transférer la moindre partie sur un objet quelconque. Les cellules germinales ont besoin de leur libido, de l'activité de leurs instincts de vie, à titre de réserve à employer au cours de leur activité ultérieure, au plus haut degré constructive. Il se peut que les cellules des tumeurs malignes, si destructives pour l'organisme, soient narcissiques au même sens du mot. La pathologie se montre, en effet, disposée à considérer leurs germes comme innés et à leur attribuer des propriétés embryonnaires. C'est ainsi que la libido de nos instincts sexuels correspondrait à l'Eros des poètes et des philosophes, à l'Eros qui assure la cohésion de tout ce qui vit.

[...]

Nous avons plutôt commencé par une séparation nette et tranchée entre instincts du moi instincts de mort, et instincts sexuels = instincts de vie. Nous étions même disposés à ranger parmi les instincts de mort les instincts dits de conservation, mais, à la réflexion, nous avons cru devoir nous en abstenir. Notre conception était dualiste dès le début et elle l'est encore davantage aujourd'hui, depuis que nous avons substitué à l'opposition entre les instincts du Moi et les instincts primitifs celle entre les instincts de vie et les instincts de mort. La théorie de Jung, au contraire, est une théorie moniste; en donnant le nom de libido à la seule force instinctive qu'il admet, il a bien pu créer une certaine confusion, mais ce fait n'est pas de nature à nous troubler. Nous soupçonnons que d'autres instincts que les instincts de conservation libidinaux sont à l’œuvre dans le Moi, et nous voudrions être à même d'en démontrer l'existence. Nous regrettons que l'analyse ne soit pas encore suffisamment avancée pour nous faciliter cette démonstration. Les instincts libidinaux du Moi peuvent, d'ailleurs, affecter une combinaison particulière avec les autres instincts du Moi que nous ignorons encore. Avant même que fût découvert le narcissisme, la psychanalyse avait soupçonné l'existence d'éléments libidinaux dans les « instincts du Moi ». Mais ce sont là des possibilités incertaines, dont les adversaires ne tiennent guère compte. Il est regrettable que l'analyse ne nous ait permis de démontrer jusqu'à présent que l'existence d'instincts libidinaux. Nous nous garderons cependant bien d'en conclure qu'il n'en existe pas d'autres.

[...]

Or, comment déduirions-nous de l'Éros, dont la fonction consiste à conserver et à entretenir la vie, cette tendance sadique à nuire à l'objet? Ne sommes-nous pas autorisés à admettre que ce sadisme n'est, à proprement parler, qu'un instinct de mort que la libido narcissique a détaché du Moi et qui ne trouve à s'exercer que sur l'objet? Il se mettrait alors au service la fonction sexuelle ; dans la phase d'organisation orale de la libido, la possession amoureuse coïncide avec la destruction de l'objet ; plus tard, la tendance sadique devient autonome et, finalement, dans la phase génitale proprement dite, alors que la procréation devient l'objectif principal de l'amour, la tendance sadique pousse l'individu à s'emparer de l'objet sexuel et à le dominer dans la mesure compatible avec l'accomplissement de l'acte sexuel. On pourrait même dire que le sadisme, en se dégageant du Moi, a montré aux éléments libidinaux du Moi le chemin qu'ils avaient à suivre ; plus tard, ces éléments cherchent à pénétrer dans l'objet même. Dans les cas où le sadisme primitif n'a subi aucune atténuation et est resté pur de tout mélange, nous assistons à l'ambivalence « amour-haine » qui caractérise tant de vies amoureuses.

[...]

La conviction que nous avons acquise que la vie psychique, peut-être la vie nerveuse en général, est dominée par la tendance à l'abaissement, à l'invariation, à la suppression de la tension interne provoquée par les excitations (par le principe du Nirvana, pour nous servir de l'expression de Barbara Low), cette conviction, disons-nous, constitue une des plus puissantes raisons qui nous font croire à l'existence d'instincts de mort.

3. Conférence sur la psychanalyse (Extrait)

Nous avons appris que les instincts sont conservateurs ; en quoi cette notion contribuera-t-elle à nous faire comprendre l'autodestruction? A quel état de choses ancien l'instinct conservateur voudrait-il revenir? La réponse est facile et nous ouvre de vastes horizons. S'il est vrai qu'un jour, en un temps immémorial, la vie surgit d'une façon inimaginable de la matière inanimée, il y eut aussi, suivant notre hypothèse, création d'un instinct tendant à supprimer la vie et à rétablir l'état inorganique. En reconnaissant dans cet instinct l'autodestruction dont parle notre théorie, nous devons le considérer comme l'expression d'une pulsion de mort qui se manifeste, sans exception, dans tous les processus de la vie. Nous pouvons ainsi diviser les instincts dont nous avons admis l’existence en ces deux groupes : les pulsions érotiques qui
tendent à agglomérer toujours plus de substance vivante afin d'en faire de plus grandes unités, et les pulsions de mort qui s'opposent à cette tendance et ramènent la matière vivante à l'état inorganique. C'est de leur concours et de leur opposition que découlent les phénomènes de la vie auxquels la mort met fin. Peut-être allez-vous dire en haussant les épaules : «Mais c'est la philosophie de Schopenhauer* que vous nous exposez là et non pas une théorie scientifique!» Et pourquoi donc, Mesdames, Messieurs, un penseur hardi n'aurait-il pas deviné ce qu'ensuite l'observation pénible et sèche confirmera? D'ailleurs tout n'a-t-il pas été dit déjà, et bien avant Schopenhauer n'a-t-on pas émis des idées semblables? En outre,
nos idées ne sont pas vraiment celles de Schopenhauer. Nous ne prétendons pas que la mort soit le but unique de la vie et celle-ci ne nous paraît pas négligeable. Nous admettons l'existence de deux instincts fondamentaux, en laissant à chacun d'eux son but propre. C'est aux travaux futurs qu'il appartiendra de démontrer comment ces deux instincts se confondent durant le processus de la vie, comment la pulsion de mort en vient, particulièrement dans les cas où elle se manifeste au-dehors sous forme d'agressivité, à seconder les desseins de l'Éros. Pour nous, nous nous contenterons d'avoir ouvert de nouveaux horizons et en resterons là. C'est ainsi que nous renoncerons à chercher si les pulsions érotiques, elles aussi, ne tendent pas à ressusciter un état de choses aboli et à créer, par la synthèse de la matière vivante, de plus grandes unités.

Sources

Sigmund FREUD (1920), Au-delà du principe de plaisir, traduction de l’Allemand par le Dr. S. Jankélévitch en 1920
revue par l’auteur. Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, bénévole,professeure à la retraite du Cégep de Chicoutimi dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales", fondée dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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