L'Encyclopédie sur la mort


L'immortel

Jorge Luis Borges (1899-1986)

L'Aleph (en espagnol : El Aleph) est un recueil de dix-sept nouvelles publiées séparément entre 1944 et 1952 dans différents périodiques de Buenos Aires. «L'Aleph» est la dernière nouvelle qui donne son titre à ce recueil. «L'Immortel» en est la première nouvelle et raconte l'histoire d'un Romain qui a servi dans les armées de César* et a fait la guerre en Égypte*. Il est à la recherche d'un fleuve qui lui donnera l'immortalité. Il traversera les siècles et connaîtra de nombreux périples jusqu'à ce qu'il trouvera un petit ruisseau qui rend l'homme mortel. Le Christ sur la croix pense confusément au royaume qui l'attend «peut-être». Ce poème exprime à la fois l'attente, le doute et l'interrogation. Borges répète les paroles de Bède* le Vénérable: «Oui, c'est fini». Dans une page admirable, Jorge Luis fait une distinction entre Borges, le personnage public de l'auteur qui aura droit à une certaine gloire posthume, somme toute relative, et son «moi» intime dont si peu «pourra survivre dans l'autre».
Il existe un fleuve dont les eaux donnent l'immortalité*; il doit y avoir quelque part un autre fleuve dont les eaux l'effacent.
C'est un autre fleuve que je cherche, répliqua-t-il tristement, le fleuve secret qui purifie les hommes de la mort. (p. 16)

[...]

À Rome*, je conversai avec des philosophes qui opinèrent qu'allonger la vie des hommes est allonger leur agonie et multiplier le nombre de leurs morts. (p. 16)

[...]

La mort (ou son allusion) rend les hommes précieux et pathétiques. Ils émeuvent par leur condition de fantômes; chaque acte qu'ils accomplissent peut être le dernier; aucun visage qui ne soit à l'instant de se dissiper comme un visage de songe. Tout, chez les mortels, a la valeur de l'irrécupérable et de l'aléatoire. (p. 32)

[...]

J'ai été Homère*, bientôt je ne serai Personne, comme Ulysse; bientôt je serai tout le monde: je serai mort. (L'Aleph, p. 36)

* * *

Christ sur la croix. Confusément
il pense à un royaume qui l'attend peut-être,
il pense à une femme qui ne fut pas la sienne.
Il ne lui sera pas donné de voir la théologie,
l'indéchiffrable Trinité, ni les gnostiques,
les cathédrales,

[...]

l'Inquisition, le sang des martyrs*,
les Croisades atroces, Jeanne d'Arc,
le Vatican qui bénit les armes,
Il sait qu'il n'est pas dieu, qu'il est un hommes
qui meurt avant le jour. Peu lui importe
[...]

(Borges, «Christ sur la croix», Oeuvres complètes II, Paris, Gallimard, «Pléiade», édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Bernès, 2010, p. 929, extrait)

* * *

Au demeurant, je suis condamné à disparaître, définitivement, et seul quelque instant de moi pourra survivre dans l'autre. Peu à peu, je lui cède tout, bien que je me rende compte de sa manie perverse de tout falsifier et magnifier. Spinoza* comprit que toute chose veut persévérer dans son être; la pierre éternellement veut être pierre et le tigre un tigre. Mais moi je dois persévérer en Borges, non en moi (pour autant que je sois quelqu'un); toutefois je me reconnais moins dans ses livres qu'en beaucoup d'autres ou que dans le raclement laborieux d'une guitare. Il y a des années, j'ai essayé de me libérer de lui et je suis des mythologies de banlieue aux jeux avec le temps et l'infini, mais maintenant je m'imagine autre chose. Ainsi, ma vie est une fuite où je perds tout et où tout va à l'oubli ou à l'autre. Je ne sais lequel des deux écrit cette page.
(Borges, «Borges et moi», Oeuvres complètes II, op. cit., p. 28, extrait)

* * *
À la fin de sa vie, «le 4 juin 1986, Borges, qui venait de faire part de ses ultimes volontés relatives aux contours de la présente édition, déclara avec un enthousiasme qui dissimulait mal une lassitude immense et résignée : "Oui, c'est fini." Il répétait ainsi, en les traduisant littéralement douze siècles après qu'ils avaient été prononcés, les propos par lesquels Bède le Vénérable prit congé de sa propre vie et de l'oeuvre qu'il venait d'achever grâce à un scribe anonyme et scrupuleux.» (J.-P. Bernès, «Introduction» dans Borges, op. cit., p. IX-X)

Bibliographie

JORGE LUIS BORGES AU MIROIR DU RÉCIT
Fragments d'auto-(bio)-graphie
Marcel Le Goff
Critiques Littéraires
LITTÉRATURE ETUDES LITTÉRAIRES, CRITIQUES AMÉRIQUE LATINE AMÉRIQUES Argentine

Les récits de Borges composent le portrait de leur auteur, mais c'est moins le spectacle contingent de l'existence personnelle que le lent et secret cheminement de la création qui en trace peu à peu les lignes: si le bios tend à la discrétion c'est pour que surgisse le texte dans sa splendide épiphanie, auto-graphe.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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