L'Encyclopédie sur la mort


L'honneur perdu de Katharina Blum

Heinrich Böll

Né en Cologne en 1917 et décédé en 1985, Heinrich Böll, prix Nobel, est considéré en Allemagne et dans toute l'Europe comme l'écrivain le plus important de sa génération. La plupart de ses oeuvres, parmi lesquelles Portrait de groupe avec dame (Gruppenbild mit Dame), 1971, Protection encombrante (Fürsorgliche Belagerung), 1979 et Femmes devant un paysage fluvial, 1987 (Frauen vor Flusslandschaft, 1985), ont été traduites en français. L'honneur perdu de Katharina Blum est le récit d'une révolte : le mercredi 20 février 1974, tandis que le carnaval bat son plein dans une ville rhénane, une jeune femme quitte son appartement pour se rendre à une réception. Le dimanche suivant, elle sonne à la porte du commissariat de police pour déclarer qu'elle vient d'abattre un journaliste de plusieurs coups de feu. Il s'agit d'une révolte à double titre: celle de Katharina et celle de l'auteur. Indigné par les débordements mensongers de la presse à sensation contre Andreas Baader et Ulrike Meinhof, Böll avait pris leur défense dans un article devenu célèbre, et avait vu cette presse se déchaîner contre lui.
Nous avons la bonne fortune de pouvoir rapporter mot pour mot ce récit, car Katharina l'a couché par écrit et remis à Blorna pour qu'il puisse l'utiliser pendant le procès.

«Je ne suis allée au café des journalistes que pour y voir ce Werner Tötges de près. Je voulais savoir de quoi pouvait avoir l'air un homme comme lui, observer ses gestes, sa façon de parler, de boire, de danser ... cet homme qui a ravagé ma vie, Il est exact que je suis d'abord passée chez Konrad Beiters, pour y prendre son pistolet que j'ai chargé moi-même. Je m'en étais soigneusement fait expliquer le maniement le jour où nous nous étions amusés à tirer dans la forêt. J'ai attendu Tötges près de deux heures dans le bistrot, mais il n'est pas venu.

[...]

À midi je suis donc finalement rentrée chez moi et mon appartement souillé, maculé, m'a fait une horrible impression. Je n'ai eu que quelques minutes à attendre avant l'arrivée de Tötges, juste le temps d'armer le' pistolet et de le fourrer dans mon sac à portée de la main. La sonnerie a alors retenti et quand j'ai ouvert la porte et que je me suis trouvée nez à nez avec lui, j'ai été prise de panique, car je pensais qu'il avait sonné en bas et que j'avais encore quelques minutes de répit. Mais il était monté directement par l'ascenseur, et je l'avais là en face de moi. Je me suis immédiatement rendu compte que cet homme était un salaud, un vrai salaud. Joli garçon de surcroît. Enfin, ce qu'on appelle un joli garçon .. : vous avez vu les photos. Il m'a lancé de but en blanc : "Alors, ma poupée, qu'est-ce qu'on fait maintenant tous les deux?" Je ne lui ai pas répondu, j'ai seulemenl reculé jusque dans la salle de séjour et il m'a suivie en disant: "Pourquoi me regardes-tu comme ça, ma poupée? Tu as l'air complètement ahurie. Mais j'ai une idée: si on commençait par faire une partie de jambes en l'air tous les deux?" Entre-temps j'avais saisi mon sac a main et voyant le type prêt â me culbuter sur le divan, je n'ai eu que le temps de penser: "D'accord pour t'envoyer, toi, les jambes en. l'air", avant d'empoigner le pistolet et de tirer aussitôt sur le bonhomme. Deux, trois, quatre coups, je ne me souviens plus au juste. Vous le saurez en relisant le rapport de police. Cela dit, n'allez surtout pas croire que c'était la première fois que je voyais un homme tout prêt à me culbuter. Quand depuis l'âge de quatorze ans et même avant, vous vous occupez du ménage des autres, vous y êtes plus ou moins habituée. Mais ce salaud-la! Alors quand il a parlé d'une partie de jambes en l'air, mon sang n'a fait qu'un tour et je n'ai plus pensé qu'à le descendre. Il ne s'attendait évidemment pas à pareille chose, car il m'a regardée avec étonnement pendant une demi-seconde peut-être, tout à fait comme au cinéma quand un type se fait battre à l'improviste. Puis il s'est écroulé et je crois bien qu'il était déjà mort. J'ai jeté le pistolet à côté de lui et me suis enfuie de chez moi.»
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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