L'Encyclopédie sur la mort


Lettre à Élisabeth (18 mai 1645)

René Descartes

En 1643, René Descartes rencontre Élisabeth de Bohême, fille de l'électeur Palatin détrôné en exil aux Pays-Bas, et commence avec la jeune femme une abondante correspondance jusqu'à sa mort qui lui permet d'approfondir et de préciser sa pensée notamment sur l'éthique, l'union du corps et de l'âme, le prolongement de la vie. La lettre à Élisabeth, écrite par Descartes le 18 mai 1645, traite de la maîtrise des passions (douleurs et afflictions) par la raison. Les âmes nobles sont très sensibles à leurs propres souffrances et à celles des autres, mais elles puisent, dans leur générosité et leur patience, satisfaction et plaisir non seulement dans la perspective de la félicité éternelle, mais dans la jouissance de la vie présente sur terre.

J'ai été extrêmement surpris d'apprendre, par les lettres de Monsieur de Pollot, que Votre Altesse a été longtemps malade*, et je veux mal à ma solitude, pour ce qu'elle est cause que je ne l'ai point su plus tôt. Il est vrai que, bien que je sois tellement retiré du monde, que je n'apprenne rien du tout de ce qui s'y passe, toutefois le zèle que j'ai pour le service de Votre Altesse ne m'eût pas permis d'être si longtemps sans savoir l'état de sa santé, quand j'aurais dû aller à La Haye tout exprès pour m'en enquérir, sinon que Monsieur de Pollot, m'ayant écrit fort à la hâte, il y a environ deux mois, m'avait promis de m'écrire derechef par le prochain ordinaire ; et pour ce qu'il ne manque jamais de me mander comment se porte Votre Altesse, pendant que je n'ai point reçu de ses lettres, j'ai supposé que vous étiez toujours en même état. Mais j'ai appris, par ses dernières, que Votre Altesse a eu, trois ou quatre semaines durant, une fièvre lente, accompagnée d'une toux sèche, et qu'après en avoir été délivrée pour cinq ou six jours, le mal est retourné, et que toutefois, au temps qu'il m'a envoyé sa lettre (laquelle a été près de quinze jours par les chemins), Votre Altesse commençait derechef à se porter mieux. En quoi je remarque les signes d'un mal si considérable, et néanmoins auquel il me semble que Votre Altesse peut si certainement remédier, que je ne puis m'abstenir de lui en écrire mon sentiment. Car, bien que je ne sois pas médecin, l'honneur que Notre Altesse me fit, l'été passé, de vouloir savoir mon opinion, touchant une autre indisposition qu'elle avait pour lors, me fait espérer que ma liberté* ne lui sera pas désagréable.

La cause la plus ordinaire de la fièvre lente est la tristesse ; et l'opiniâtreté de la fortune à persécuter votre maison, vous donne continuellement des sujets de fâcherie, qui sont si publics et si éclatants, qu'il n'est pas besoin d'user beaucoup de conjectures, ni être fort dans les affaires, pour juger que c'est en cela que consiste la principale cause de votre indisposition. Et il est à craindre que vous n'en puissiez être du tout délivrée, si ce n'est que, par la force de votre vertu, vous rendiez votre âme contente, malgré les disgrâces de la fortune. Je sais bien que ce serait être imprudent de vouloir persuader la joie à une personne, à qui la fortune envoie tous les jours de nouveaux sujets de déplaisir, et je ne suis point de ces philosophes cruels, qui veulent que leur sage soit insensible. Je sais aussi que Votre Altesse n'est point tant touchée de ce qui la regarde en son particulier, que de ce qui regarde les intérêts de sa maison* et des personnes qu'elle affectionne ; ce que j'estime comme une vertu la plus aimable de toutes. Mais il me semble que la différence qui est entre les plus grandes âmes et celles qui sont basses et vulgaires, consiste, principalement, en ce que les âmes vulgaires se laissent aller à leurs passions, et ne sont heureuses ou malheureuses, que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes ; au lieu que les autres ont des raisonnements si forts et si puissants que, bien qu'elles aient aussi des passions, et même souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure néanmoins toujours la maîtresse, et fait que les afflictions même leur servent, et contribuent à la parfaite félicité dont elles jouissent dès cette vie. Car, d'une part, se considérant comme immortelles* et capables de recevoir de très grands contentements, puis, d'autre part, considérant qu'elles sont jointes à des corps mortels et fragiles, qui sont sujets à beaucoup d'infirmités, et qui ne peuvent manquer de périr dans peu d'années, elles font bien tout ce qui est en leur pouvoir pour se rendre la fortune favorable en cette vie, mais néanmoins elles l'estiment si peu, au regard de l'éternité*, qu'elles n'en considèrent quasi les événements que comme nous faisons ceux des comédies. Et comme les histoires tristes et lamentables, que nous voyons représenter sur un théâtre, nous donnent souvent autant de récréation que les gaies, bien qu'elles tirent des larmes de nos yeux ; ainsi ces plus grandes âmes, dont je parle, ont de la satisfaction, en elles-mêmes, de toutes les choses qui leur arrivent, même des plus fâcheuses et insupportables. Ainsi, ressentant de la douleur en leur corps, elles s'exercent à la supporter patiemment, et cette épreuve qu'elles font de leur force leur est agréable; ainsi, voyant leurs amis en quelque grande affliction, elles compatissent à leur mal, et font tout leur possible pour les en délivrer, et ne craignent pas même de s'exposer à la mort pour ce sujet, s'il en est besoin. Mais, cependant, le témoignage que leur donne leur conscience, de ce qu'elles s'acquittent en cela de leur devoir, et font une action louable et vertueuse, les rend plus heureuses, que toute la tristesse, que leur donne la compassion*, ne les afflige. Et enfin, comme les plus grandes prospérités de la fortune ne les enivrent jamais, et ne les rendent point plus insolentes, aussi les plus grandes adversités ne les peuvent abattre ni rendre si tristes, que le corps, auquel elles sont jointes, en devienne malade.

Je craindrais que ce style ne fût ridicule, si je m'en servais en écrivant à quelqu'autre ; mais, pour ce que je considère Votre Altesse comme ayant l'âme la plus noble et la plus relevée que je connaisse, je crois qu'elle doit aussi être la plus heureuse, et qu'elle le sera véritablement, pourvu qu'il lui plaise jeter les yeux sur ce qui est au-dessous d'elle, et comparer la valeur des biens qu'elle possède, et qui ne lui sauraient jamais être ôtés, avec ceux dont la fortune l'a dépouillée, et les disgrâces dont elle la persécute en la personne de ses proches ; car alors elle verra le grand sujet qu'elle a d'être contente de ses propres biens. Le zèle extrême que j'ai pour elle est cause que je me suis laissé emporter à ce discours, que je la supplie très humblement d'excuser, comme venant d'une personne qui est, etc.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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