L'Encyclopédie sur la mort


Les Romantiques

Nâzim Hikmet

«Ahmet, le militant communiste passé à la clandestinité, a-t-il été mordu par un chien enragé? La bien-aimée d'Ahmet, Anouchka, l'aurait-elle trompé avec Si-Ya-U, l'étudiant chinois? Le compagnon d'Ahmet, Ismail, survivra-t-il aux supplices? Ces jeunes «romantiques» qui sacrifient leur vie pour mettre fin à l'exploitation de l'homme par l'homme, infléchiront-ils l'histoire, leur histoire, ou sont-ils emportés par elle? [...] Tout le long du récit, 41 jours marqueront l'unité de temps par des barres tracées à la craie sur deux portes vermoulues, l'une en Russie, l'autre en Turquie, l'une s'ouvrant sur l'autre, chacune sur d'autres portes encore et sur de nouveaux combats, de nouvelles séparations, à perte de vue...» (Abidine Dino, Préface à Nâzim Hikmet, Les Romantiques, Temps actuels 1982, p. 8-9).

- Petrossian, il paraît qu'Anouchka pourrait être amoureuse de toi ...
- Elle ferait rudement bien!
- Et toi?
- Moi aussi ... Mais c'est trop tard maintenant ... Il y a entre nous un gars venu de Turquie!
- Je peux m'en aller, moi, si vous y tenez ...
- Il est trop tard ... Nous autres, pauvres Arméniens, c'est toujours à cause des Turcs que l'on souffre! Ça ne vous suffit pas de nous avoir hachés comme chair à pâté? - Je ne suis pas l'un de ceux qui vous ont massacrés!
- Et tu n'es pas le seul... Au fond, même les paysans turcs que l'on a armés contre nous ne sont pas coupables. On leur a donné des armes, on a fait d'eux des gendarmes, on les a poussés à nous massacrer.
- Mais pourtant, c'est un déshonneur pour mon pays ...
- Quel peuple n'a pas connu ce déshonneur? dit Si-Ya-U. Est-ce le peuple anglais lui-même qui nous perce de ses baïonnettes à Shanghai, ou qui fait mourir de faim les Hindous?
- Il est tout de même temps que les peuples ne soient plus aussi bêtes, dit Anouchka. L'assassin de mon père était Russe comme lui, mais c'était un officier de l'armée de Koltchak, un pamechtchik. Il savait bien pourquoi il le tuait. Mais les Cosaques? Ces Cosaques qui ont massacré des paysans comme eux, est-ce que l'on doit leur pardonner sous prétexte qu'ils sont du peuple?
Je proteste :
- Personne n'a jamais dit ça ...
- Anouchka, lis « L'Orgueil National» de Lénine, dit Si-Ya-U.
- Je l'ai lu, ne t'en fais pas, et bien avant toi, dit Anouchka. Et c'est Lénine qui dit: « Je rougis de voir des paysans russes que l'on fait mettre en uniforme pour aller opprimer d'autres peuples. »
- Pourquoi discutez-vous ainsi? dit Petrossian d'une voix lasse. Vous répétez tous la même chose.
- Pas tout à fait la même chose, dit Anouchka.
- As-tu jamais pensé à la mort, Anouchka? demande soudain Petrossian.
- La mort, je l'ai vue, et plus d'une fois.
- Qui ne l'a pas vue? Moi aussi, j'ai vu la mort, mais la mort des autres, la mort en général... Je te demande, moi, si tu as pensé à ta propre mort. L'un de vous y a-t-il pensé, y a-t-il réfléchi, la tête entre les mains?
Cette question de Petrossian nous a tous stupéfaits. Que Petrossian nous pose cette question, c'est vraiment incroyable ...
- Je n'y ai pas pensé, dit Si-Ya-U. Bien sûr, je sais que je vais mourir. « Nul n'échappe à la mort, à quoi sert d'y penser? », ce n'est pas là ce que je veux dire, non. Mais je n'y ai pas pensé, quoi.
- Moi, j'y ai pensé, dit Anouchka. J'y ai pensé alors que ma mère se mourait du typhus, nous étions seules dans l'isba. Ma mère, moi et puis la mort. La mort pouvait me prendre, m'emmener moi aussi. Je me suis dit: « Elle va m'emmener, je ne reviendrai jamais plus. Où va-t-elle m'emmener? Nulle part. » Je suis athée depuis l'âge de quinze ans ... C'est justement ce «nulle part» que j'ai essayé de me représenter ...
- Et tu y es arrivée? Lui demande Petrossian avec un intérêt qu'il ne cherche pas à dissimuler.
- Non ... Et toi ? ... Excuse-moi, mais.,. je veux dire ...
- Pourquoi t'excuses-tu? Moi, je pense à la mort. C'est tout naturel dans mon cas, n'est-ce pas? Il faudrait être idiot pour ne pas penser à quelque chose de très proche peut-être, et qui va tout changer pour toi ...
Il se tait, puis: - Anouchka, au bal, demain soir, il faudra danser avec moi, quinze fois au moins...
(op. cit., p. 140-142)
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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