L'Encyclopédie sur la mort


Les images de la mort chez Homère

Sophie Jouanno

La mort est un thème récurrent de l'épopée gréco-romaine. Lorsque les Grecs font le décompte des morts dans l'Iliade, ils sont en proie à un deuil* immense; leur chagrin est pareil à une vague noire qui jonche le rivage d'algues à l'infini (Il., IX, 6-7) [...] La mort est une réalité familière de l'univers épique. C'est une réalité de la guerre, de la «bataille amère à la gueule géante» (Il., X, 8). (op. cit., p. 39) L'auteur cherche les images choisies par Homère pour figurer la mort.
RembrandtPour décrire l'expérience de la mort, qui est sans cesse réitérée dans l'Iliade, Homère utilise un nombre restreint de comparaisons, qu'il reprend à dessein. La reprise des mêmes figures est liée à l'existence de topoi qui quadrillent l'imaginaire en secteurs. À chaque séquence descriptive, s'associe une image mentale, un certain type d'analogie. [...)

Le modèle le plus fréquemment cité est la figure du guerrier comparé à un végétal [...]: un peuplier, un pavot, un frêne, un pin, un chêne et un olivier.

Homère assimile le guerrier à un végétal, pour reproduire le mouvement de la chute du corps:

l'homme (Asios) alors tombe: tel un frêne, ou un peuplier, ou un pin élancé, que des charpentiers, de leur cognées frais affûtées, abattent dans la montagne, pour le transformer en quille de nef. Il est là, tout pareil, étendu sur le sol, devant ses chevaux et son char, gagnant et agrippant la poussière sanglante (Il, XIII, 178-181).

[...]

Ces figures n'ont pas qu'un rôle esthétique. Comme le fait remarquer Alain Michel, cette manière de décrire n'a rien de réaliste, au sens étroit du terme: «ce ne sont pas les formes matérielles qui intéressent Homère, mais les relations de métaphore ou de comparaison qui existent, dans l'être, entre les grandes réalités qui obsèdent l'homme: le guerrier qui part pour le combat ressemble au marin sur la mer, au berger sur la montagne». Les comparaisons ont donc également une valeur emblématique. Le réseau de correspondances qui existent entre les règnes humain et végétal permet d'appréhender le monde comme un univers de symboles.

Dans cette perspective, les comparaisons avec le végétal ont un sens précis: elles contribuent à sublimer la mort. Nous savons en effet que l'emblème du végétal a une connotation précise dans un contexte homérique. Alors que les feuilles symbolisent la durée éphémère de la vie - «pauvres humains, pareils à des feuilles, qui tantôt vivent pleins d'éclat, en mangeant les fruits de la terre, et tantôt se consument et tombent au néant» (Il., XXI, 463-466) -, l'arbre, qui se régénère chaque année, est un symbole d'immortalité*, car il représente le cycle complet de l'existence. [...]

La mort pour un Grec ne marque pas complètement l'achèvement de la vie. Elle ouvre l'accès à la gloire et donne ainsi au guerrier un éclat, une puissance, une pérennité qui lui survit. Jean-Pierre Vernant a déjà insisté sur cet aspect. Il écrit que les Grecs se sont construits une «idéalité de la mort»: «Par ses exploits, sa vie brève, son destin héroïque, le mort acquiert une valeur d'exemplarité car il incarne des «valeurs» (beauté, jeunesse, virilité, courage)» Sur le plan rhétorique, l'image de l'arbre incarne précisément ces valeurs. Les comparaisons avec le végétal appartiennent donc au genre épidictique. En faisant allusion à sa gloire éternelle, elles grandissent le défunt dans sa mort.

La comparaison de la victime* avec un bovin est l'autre figure récurrente des descriptions de mort. Cette topique est bien attestée dans l'Iliade. [...] Homère compare la chute d'un guerrier à celle d'un boeuf:

Quand un gars robuste, d'une hache tranchante, frappe un boeuf rustique en arrière des cornes et lui fend d'un coup tout le muscle, la bête sursaute et s'écroule. (Il., XVII, 520-524).

Homère compare le cri de l'homme qui expire au mugissement d'un taureau:

Tel mugit le taureau que les jeunes gens traînent en l'honneur du dieu maître de l'Hélicon et qui réjouit l'Ébranleur du sol; c'est avec un mugissement pareil que sa noble vie abandonne ses os (Il., XX, 403-406).

À la différence des comparaisons avec le végétal, ces figures n'appartiennent pas à la rhétorique de l'éloge. La comparaison n'engendre aucune représentation de la beauté. Plutôt que de grandir le défunt, elle l'avilit. La violence de la scène animale souligne la brutalité de la mort. Le lecteur ne trouve dans cette scène féroce qu'un écho purement sauvage de la scène épique.

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Aristote devant le buste d' Homère par Rembrandt
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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