L'Encyclopédie sur la mort


Le mythe d'Er

Platon

La République de Platon*, s'achève avec le récit d'Alkinoos («homme vaillant») qui rapporte le témoignage d'Er, fils d'Arménios, originaire de Pamphylie. Platon emprunte les principaux éléments de ce mythe eschatologique aux traditions orphiques et pythagoriciennes tout en les organisant à sa manière. En interprétant ce mythe, les néoplatoniciens Plotin et Proclus y ont découvert «la formulation croisée et simultanée de deux thèmes qui semblent divergents: d'une part ce qu'est l'âme pure, isolée et abstraite de l'organisme corporel dont elle est le principe de vie [...], et d'autre part, l'âme en tant qu'elle donne lieu à la vie corporelle et au corps.» (Jean Derrida, La Naissance du corps (Plotin, Proclus, Damascius), Paris, Galilée 2010, p.9) Selon Plotin et Proclus, «les formulations les plus justes de ce qu'est l'âme ont été faites par Platon dans le Parménide et le Timée, et ils en ont fait un des pivots de leur enseignement» (ibid., p. 46). «Les âmes se retrouvent dans la prairie du mythe comme à une fête, dans la joie, pour s'acheminer à une nouvelle naissance. Une telle joie marque à la fois la spontanéité et un certain excès dans le désir qui mène à la naissance. "Là est tout le risque de l'homme": cet épisode, où l'âme est montrée choisissant une vie et un corps, est l'instant critique du récit.» (ibid., p. 12) Le lieu central du mythe est un lieu de passage et de décision, un lieu de changement instantané, un lieu où le mélange se fait: l'âme dans le corps et le corps dans l'âme.
614c Ce n'est point, dis-je, le récit d'Alkinoos que je vais te faire, mais celui d'un homme vaillant (753), Er, fils d'Arménios, originaire de Pamphylie (754). Il était mort dans une bataille; dix jours après, comme on enlevait les cadavres déjà putréfiés, le sien fut retrouvé intact. On le porta chez lui pour l'ensevelir, mais le douzième jour, alors qu'il était étendu sur le bûcher, il revint à la vie; quand il eut repris ses sens il raconta ce qu'il avait vu là-bas. Aussitôt, dit-il, que son âme était sortie de son corps, elle avait cheminé avec beaucoup d'autres, et elles étaient arrivées en un lieu divin (755)

[...]

et toutes ces âmes qui sans cesse 614e arrivaient semblaient avoir fait un long voyage; elles gagnaient avec joie la prairie et y campaient comme dans une assemblée de fête. Celles qui se connaissaient se souhaitaient mutuellement la bienvenue et s'enquéraient, les unes qui venaient du sein de la terre, de ce qui se passait au ciel, et les autres qui venaient du ciel, de ce qui se passait sous terre. Celles-là racontaient leurs aventures en gémissant et en pleurant, au souvenir des maux sans 615 nombre et de toutes sortes qu'elle avaient soufferts ou vu souffrir, au cours de leur voyage souterrain - voyage dont la durée est de mille ans (757) -, tandis que celles-ci, qui venaient du ciel, parlaient de plaisirs délicieux et de visions d'une extraordinaire splendeur.

[...]

Chaque groupe passait sept jours dans la prairie; puis, le huitième, il devait lever le camp et se mettre en route pour arriver, quatre jours après, en un lieu d'où l'on découvre, s'étendant depuis le haut à travers tout le ciel et toute la terre, une lumière droite comme une colonne (763), fort semblable à l'arc-en-ciel, mais plus brillante et plus pure. Ils y arrivèrent après un jour de marche; et là, au milieu de la lumière, ils virent les extrémités des attaches 616c du ciel (764) - car cette lumière est le lien du ciel;

[...]

Le spectacle des âmes choisissant leur condition, ajoutait Er, valait la peine d'être vu, car il était pitoyable, 620 ridicule et étrange. En effet, c'était d'après les habitudes de la vie précédente que, la plupart du temps, elles faisaient leur choix. Il avait vu, disait-il, l'âme qui fut un jour celle d'Orphée* choisir la vie d'un cygne, parce que, en haine du sexe qui lui avait donné la mort, elle ne voulait point naître d'une femme; il avait vu l'âme de Thamyras choisir la vie d'un rossignol, un cygne échanger sa condition contre celle de l'homme, et d'autres animaux 620b chanteurs faire de même: L'âme appelée la vingtième à choisir prit la vie d'un lion : c'était celle d'Ajax*, fils de Télamon, qui ne voulait plus renaître à l'état d'homme, n'ayant pas oublié le jugement des armes. La suivante était l'âme d'Agamemnon; ayant elle aussi en aversion le genre humain, à cause de ses malheurs passés, elle troqua sa condition contre celle d'un aigle. Appelée parmi celles qui avaient obtenu un rang moyen, l'âme d'Atalante, considérant les grands honneurs rendus aux 620c athlètes, ne put passer outre; et les choisit. Ensuite il vit l'âme d'Epéos, fils de Panopée, passer à la condition de femme industrieuse, et loin, dans les derniers rangs, celle du bouffon Thersite revêtir la forme d'un singe (775). Enfin l'âme d'Ulysse*, à qui le sort avait fixé le dernier rang, s'avança pour choisir; dépouillée de son ambition par le souvenir de ses fatigues passées, elle tourna longtemps à la recherche de la condition tranquille d'un homme privé; avec peine elle en trouva une qui gisait dans un coin, dédaignée par les autres; et quand elle 620d l'aperçut, elle dit qu'elle n'eût point agi autrement si le sort l'avait appelée la première, et, joyeuse, elle la choisit. Les animaux, pareillement, passaient à la condition humaine ou à celle d'autres animaux, les injustes dans les espèces féroces, les justes dans les espèces apprivoisées; il se faisait ainsi des mélanges de toutes sortes. Lors donc que toutes les âmes eurent choisi leur vie, elles s'avancèrent vers Lachésis dans l'ordre qui leur avait été fixé par le sort. Celle-ci donna à chacune le génie 620e qu'elle avait préféré, pour lui servir de gardien pendant l'existence et accomplir sa destinée. Le génie la conduisait d'abord à Clôthô et, la faisant passer sous la main de cette dernière et sous le tourbillon du fuseau en mouvement, il ratifiait le destin qu'elle avait élu. Après avoir touché le fuseau, il la menait ensuite vers la trame d'Atropos, pour rendre irrévocable ce qui avait été filé par Clôthô; alors, sans se retourner, l'âme passait sous le trône de la Nécessité; et quand toutes furent de l'autre 621 côté, elles se rendirent dans la plaine du Léthé, par une chaleur terrible qui brûlait et qui suffoquait : car cette plaine est dénuée d'arbres et de tout ce qui pousse de la terre. Le soir venu, elles campèrent au bord du fleuve Amélès, dont aucun vase ne peut contenir l'eau. Chaque âme est obligée de boire une certaine quantité de cette eau, mais celles que ne retient point la prudence en boivent plus qu'il ne faudrait. En buvant on perd le souvenir de 621b tout (776). Or, quand on se fut endormi, et que vint le milieu de la nuit, un coup de tonnerre éclata, accompagné d'un tremblement de terre, et les âmes, chacune par une voie différente, soudain lancées dans les espaces supérieurs vers le lieu de leur naissance, jaillirent comme des étoiles. Quant à lui, disait Er, on l'avait empêché de boire de l'eau; cependant il ne savait point par où ni comment son âme avait rejoint son corps; ouvrant tout à coup les yeux, à l'aurore, il s'était vu étendu sur le bûcher. Et c'est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l'oubli et ne s'est point perdu; et il peut nous sauver 621c nous-mêmes si nous y ajoutons foi; alors nous traverserons heureusement le fleuve du Léthé et nous ne souillerons point n otre âme. Si donc vous m'en croyez, persuadés que l'âme est immortelle et capable de supporter tous les maux, comme aussi tous les biens, nous nous tiendrons toujours sur la route ascendante, et, de toute manière, nous pratiquerons la justice et la sagesse. Ainsi nous serons d'accord avec nous-mêmes et avec les dieux, tant que nous resterons ici-bas, et lorsque nous aurons remporté 621d les prix de la justice, comme les vainqueurs aux jeux qui passent dans l'assemblée pour recueillir ses présents. Et nous serons heureux ici-bas et au cours de ce voyage de mille ans que nous venons de raconter (777).

Platon. République, Livre X,
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/rep10.htm
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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