Dans son «Avant-propos» de Chaque fois unique, la fin du monde, présenté par P.-A Brault et M. Naas, Jacques Derrida que le vers, qui clôt un des poèmes de Paul Celan*, ne le quitte plus depuis des nombreuses années: Die Welt ist fort, ich muss dich tragen. Ce poème fait partie du recueil Atemwende (Renverse du souffle, traduit en français et annoté par Jean-Pierre Lefèbvre, Paris, Le Seuil, 2003, p. 113). «Un vers dissocié», écrit Derrida, mais en même temps «conjoint au poème et à toute l'oeuvre de Celan». Ce vers est «une signature eschatologique».
Arrêté comme une sentence, dans la forme du soupir ou du verdict, c'est le dernier vers d'un poème que nous pouvons lire dans le recueil Atemwende, dont Celan, peu avant sa mort, m'offrit un exemplaire à l'École normale supérieure, où il fut pendant quelques années mon collègue. Autre brisure, autre interruption. [...]
La profonde respiration d'un tout autre souffle. La sentence est toute seule. Elle se tient, elle se soutient, elle se porte seule sur une ligne.
Le monde s'en est allé, déjà, le monde est au loin, le monde est perdu, le monde est perdu de vue, le monde est hors de vue, le monde est parti, adieu au monde, le monde est décédé, etc. [...] Mais quel monde? Qu'est-ce que le monde? Qu'est-ce que ce monde? Qui est le je? le il et le toi du poème dans son ensemble?
Seul dans l'éloignement du monde, le poème salue ou bénit, porte l'autre, je veux dire «toi», à la fois comme on porte le deuil* et comme on porte l'enfant, de la conception à la gestation, à la mise au monde. En gestation, ce poème est le «toi» et le «je» qui s'adresse à «toi» mais aussi à tout autre.
Quand le monde n'est plus, quand il est en passe de n'être plus ici, mais là-bas, quand il n'est plus proche, quand il n'est plus ici (da) mais là (fort), quand il n'est même plus là (da) mais au loin parti (fort) peut-être infiniment inaccessible, alors je dois te porter, toi tout seul, toi seul en moi ou sur moi seul.
[À moins qu'on n'inverse l'ordre des propositions], là où il y a nécessité ou devoir envers toi, [là où] je dois, moi, te porter, toi, eh bien, alors le monde tend à disparaître, il n'est plus là ou plus ici, die Welt ist fort. Dès lors que je suis obligé, à l'instant où je te suis obligé, où je dois, où je te dois, me dois te porter, dès lors je te porte et suis responsable de toi ou devant toi, aucun monde, pour l'essentiel, ne peut plus être là. Aucun monde ne peut plus nous soutenir, nous servir de médiation, de sol, de terre, de fondement ou d'alibi. Peut-être n'y a-t-il plus que l'altitude abyssale d'un ciel. Je suis seul au monde là où il n'y a plus de monde. Ou encore: je suis seul dans le monde dès lors que je me dois à toi, que tu dépends de moi, que je te porte et dois assumer, en tête à tête ou face à face, sans tiers, médiateur ou intercesseur, sans territoire ou mondiale, la responsabilité à laquelle je dois répondre devant toi pour toi. Je suis seul avec toi, seul à toi seul, nous sommes seuls: cette déclaration est aussi un engagement.
Source: J. Derrida, Béliers. Le dialogue interrompue: entre deux infinis, le poème, Paris, Galilée, «La philosophie en effet», 2003.
La profonde respiration d'un tout autre souffle. La sentence est toute seule. Elle se tient, elle se soutient, elle se porte seule sur une ligne.
Le monde s'en est allé, déjà, le monde est au loin, le monde est perdu, le monde est perdu de vue, le monde est hors de vue, le monde est parti, adieu au monde, le monde est décédé, etc. [...] Mais quel monde? Qu'est-ce que le monde? Qu'est-ce que ce monde? Qui est le je? le il et le toi du poème dans son ensemble?
Seul dans l'éloignement du monde, le poème salue ou bénit, porte l'autre, je veux dire «toi», à la fois comme on porte le deuil* et comme on porte l'enfant, de la conception à la gestation, à la mise au monde. En gestation, ce poème est le «toi» et le «je» qui s'adresse à «toi» mais aussi à tout autre.
Quand le monde n'est plus, quand il est en passe de n'être plus ici, mais là-bas, quand il n'est plus proche, quand il n'est plus ici (da) mais là (fort), quand il n'est même plus là (da) mais au loin parti (fort) peut-être infiniment inaccessible, alors je dois te porter, toi tout seul, toi seul en moi ou sur moi seul.
[À moins qu'on n'inverse l'ordre des propositions], là où il y a nécessité ou devoir envers toi, [là où] je dois, moi, te porter, toi, eh bien, alors le monde tend à disparaître, il n'est plus là ou plus ici, die Welt ist fort. Dès lors que je suis obligé, à l'instant où je te suis obligé, où je dois, où je te dois, me dois te porter, dès lors je te porte et suis responsable de toi ou devant toi, aucun monde, pour l'essentiel, ne peut plus être là. Aucun monde ne peut plus nous soutenir, nous servir de médiation, de sol, de terre, de fondement ou d'alibi. Peut-être n'y a-t-il plus que l'altitude abyssale d'un ciel. Je suis seul au monde là où il n'y a plus de monde. Ou encore: je suis seul dans le monde dès lors que je me dois à toi, que tu dépends de moi, que je te porte et dois assumer, en tête à tête ou face à face, sans tiers, médiateur ou intercesseur, sans territoire ou mondiale, la responsabilité à laquelle je dois répondre devant toi pour toi. Je suis seul avec toi, seul à toi seul, nous sommes seuls: cette déclaration est aussi un engagement.
Source: J. Derrida, Béliers. Le dialogue interrompue: entre deux infinis, le poème, Paris, Galilée, «La philosophie en effet», 2003.