L'Encyclopédie sur la mort


Le maître et le serviteur

Léon Tolstoï

Émouvant récit d'un marchand fourbe et avare, qui abuse de la bonté de son serviteur dévoué. Tous deux ont été surpris par une tempête de neige et sont confrontés à la mort dans la froidure hivernale de la campagne russe. Chacun des deux personnages vit, en solitaire, le tragique de leur situation aussi imprévisible que désespérante. De sa part, le serviteur, à qui la vie ne réserve que peu de bien, demeure assez indifférent devant son sort. Impuissant, il se fie au bon vouloir de Dieu et, s'endormant, il consent à mourir gelé par le froid. Le maître, par contre, a tout à gagner ou tout à perdre. Il était en route pour conclure l'achat d'une large terre de forêt. Son grand souci, c'est l'argent et le profit. Son rêve, c'est devenir millionnaire. Il s'obstine à ne pas vouloir mourir. Il s'engage dans une lutte contre la mort et, abandonnant son compagnon, il se lance sur son cheval dans une course folle à travers les bourrasques de vent et de neige. Il y fait l'expérience de sa finitude. À son insu, il revient à son point de départ et retrouve le traîneau et son compagnon. Métamorphose! Le maître se fait le serviteur de l'autre. Devant la mort, il ne sera plus solitaire, mais solidaire. Sa vie à lui n'est plus en lui, mais en son serviteur couché sous lui et protégé par son corps. Son corps frigorifié se paralyse, mais son esprit est en éveil: maintenant il sait! Ce nouveau savoir de ce qui est la quintessence de la vie le remplit de joie. Son souffle s'éteint et celui de son serviteur se réanime.
Commentaires de N. Elias
Si l'époque moderne insiste particulièrement sur l'idée que l'on meurt seul, c'est aussi parce qu'elle souligne plus fortement le sentiment que l'on est seul dans la vie. De ce point de vue aussi, l'image de la mort personnelle est très étroitement liée à l'image de soi, de sa propre vie, et en même temps de la manière de vivre. Dans une courte nouvelle intitulée Maître et serviteur, qui n'est pas tout à fait transparente, Léon Tolstoï a opposé la mort du marchand issu de la paysannerie et celle de son serviteur, resté paysan. Le marchand a réussi dans la vie - par son énergie, son activité inlassable, toujours à la recherche d'une bonne affaire, toujours en rivalité avec des concurrents qui veulent la lui souffler. Nikita, son valet, dont il assure la subsistance, non sans le voler un peu sur son salaire, est à ses ordres. Il [Nikita] prend les choses comme elles viennent, bonnes ou mauvaises, car il ne peut pas faire autrement. Il n'a aucun moyen d'échapper à cette existence, de s'en évader - sinon dans la vodka. Il lui arrive de s'enivrer au-delà de toute mesure. Il devient alors violent et dangereux. Quand il est à jeun, il est patient, docile, aimable et attaché à son maître. Ils sortent tous deux dans une tempête de neige, avec un traîneau attelé d'un cheval robuste. Une affaire à conclure, l'achat d'un bois qu'il ne voudrait pas laisser à son concurrent, attend le marchand non loin de là. La tempête de neige redouble au cours de leur voyage. Ils se perdent, restent finalement bloqués pendant la nuit dans un défilé et sont peu à peu ensevelis sous la neige. Ils parviennent encore à hisser une sorte de drapeau au bout d'un bâton, comme il est d'usage, afin qu'on puisse les dégager le jour venu. Le marchand reste fort actif presque jusqu'à la fin, autant que ses forces le lui permettent. Il rêve de tout ce qu'il a réalisé et de tout ce qui lui reste à faire, mais il se ressaisit quand il s'aperçoit que son serviteur est en train de mourir de froid, il se couche sur lui avec son épaisse pelisse de fourrure pour le réchauffer, s'endort peu à peu et meurt gelé. Nikita, le paysan serviteur accepte la mort avec docilité, sans résister: [...]

Tolstoï décrit la soumission coutumière du serviteur à son maître terrestre, qui n'est dépassée que par celle du fidèle cheval, et du même coup sa soumission à son Seigneur céleste. Il s'efforce donc tout à fait explicitement de montrer le rapport entre la manière de vivre et celle de mourir.

Pour le maître, le marchand arriviste, la vie a beaucoup de sens et de valeur, et donc aussi la survie. Il reste actif et cherche donc à maintenir en vie son dévoué serviteur, jusqu'à ce qu'il soit lui-même vaincu par le froid. Le serviteur, à qui la vie apporte beaucoup de travail, de peine et d'oppression, mais guère de tâches ou de buts propres, entre docilement, en rêvant, dans la mort à laquelle - ainsi le veut Tolstoï - il finit tout de même par échapper, protéger par le corps et la chaude pelisse de fourrure de son maître. (N. Elias, La solitude des mourants, Paris, Christian Bourgeois, 1988, p. 80-82)

Tolstoï, Maître et serviteur
(Extraits)

Vassili Andréitch regardait faire Nikita en hochant la tête d'un air désapprobateur; il réprouvait toujours d'ailleurs l'ignorance et la bêtise des paysans.

Il se mit à son tour en devoir de s'installer pour la nuit.

Il étala la paille qui restait dans le fond du traîneau, la tassa sous son côté, et ayant enfoncé ses mains dans ses poches, il s'étendit dans le coin, la tête appuyée au devant relevé du traîneau, qui le protégeait ainsi contre la bise.

Il n'avait pas envie de dormir. Il réfléchissait; il réfléchissait toujours la même chose, à ce qui constituait le but, la signification, la joie et l'orgueil de son existence à l'argent qu'il avait gagné et qu'il pouvait encore gagner, à l'argent que possédaient d'autres gens qu'ils connaissait, et aux moyens par lesquels ils avaient fait fortune et aux procédés grâce auxquels il pourrait, tout comme eux, gagner encore beaucoup d'argent. L'achat de la forêt de Goriatchino avait pour lui une importance immense; il espérait tirer de cette affaire de très gros profits: une dizaine de mille roubles peut-être. Et il se mit à évaluer en imagination la forêt qu'il avait parcourue en automne et dont il avait compté tous les arbres sur une étendue de deux déciatines.

[...]

«Qu'ai-je ici à attendre la mort? J'enfourche le cheval, et en avant! se dit-il tout à coup. Avec un cavalier le cheval s'en tirera. Quant à lui, songea-t-il à Nikita, ça lui est égal de mourir. Sa vie n'est pas gaie. Il n'en a cure. Mais moi, grâce à Dieu, j'ai de quoi vivre...»

Et ayant détaché le cheval, il lui passa la bride et voulut monter dessus; mais sa pelisse et ses bottes étaient si lourdes qu'il tomba. Alors il se mit debout sur le traîneau pour atteindre le dos du cheval; mais le traîneau oscilla sous son poids et il tomba de nouveau. Enfin, la troisième tentative fut plus heureuse: il amena le cheval près du traîneau et ayant prudemment posé son pied sur le rebord du véhicule, il réussit à se coucher sur le ventre en travers du cheval. Après être resté allongé ainsi quelques instants, il parvint, après deux, trois efforts, à faire passer une de ses jambes par-dessus l'animal et il s'assit, les pieds appuyés sur la coutroie de l'avaloir. L'oscillation que Vassili Andréitch avait imprimée au traîneau réveilla Nikita; il se souleva, et Vassili Andréitch crut qu'il lui disait quelque chose.

«Je serais bien bête de vous écouter, vous autres, imbéciles! Alors quoi? Je devrais me laisser mourir ici pour rien?» cria Vassili Andréitch.

Et tout en ramenant sur ses jambes les pans de sa pelisse que le vent faisait voltiger, il poussa le cheval dans la direction où devaient se trouver, d'après lui, la forêt et la cabane de garde.

[...]

Demeuré seul, Nikita réfléchit un instant à ce qu'il allait faire. Il se sentait incapable de marcher à la recherche de quelque logis. Il ne pouvait pas non plus se rasseoir à la place qu'il venait d'abandonner, car elle avait déjà disparu sous la neige. Il sentait qu'il ne se réchaufferait pas dans le traîneau, car il n'avait rien pour se couvrir, son caftan et sa pelisse ne pouvant plus le protéger contre le froid. Il avait aussi froid que s'il n'avait eu qu'une chemise.

Il eut peur.

«Père céleste!» dit-il, et le sentiment qu'il n'était pas seul, que quelqu'un l'entendait et ne l'abandonnait pas, le tranquillisa.

Il soupira profondément et, sans enlever la serpillière qui recouvrait sa tête, il monta dans le traîneau et s'y étendit à la place de son maître.

Mais dans le traîneau non plus il ne parvenait pas à se réchauffer. Un tremblement secouait son corps; puis ce tremblement cessa et peu à peu il perdit connaissance. Il ne savait pas s'il mourait ou s'il s'endormait, mais il se sentait prêt aussi bien à l'un qu'à l'autre.

[...]

[Vassili, de retour après ses errances dans le tempête]

Parvenu auprès du traîneau, Vassili Andréitch en empoigna le rebord et resta ainsi quelque temps debout, essayant de reprendre souffle et de se calmer. Nikita n'était plus à son ancienne place; mais Vassili Andréitch aperçut dans le traîneau une sorte de tas, recouvert de neige, et il devina que c'était Nikita. [...]

«Qu'as-tu? demanda-t-il à Nikita. Que dis-tu?
- Voilà! je ... meurs, prononça avec difficulté, d'une voix saccadée, Nikita... Ce que tu me dois, donne-le au gars... ou à ma femme... N'importe...
- Quoi... tu es congelé? demanda Vassili Andréitch.
- Je le sens, c'est la mort. Pardonne... au nom du Christ», dit d'une voix pleurante en continuant d'agiter ses mains devant son visage comme s'il chassait des mouches.

Vassili Andréitch resta quelques secondes immobile et silencieux, puis, brusquement, de ce même air décidé qu'il prenait pour frapper dans la main d'un client en concluant une affaire avantageuse, il recula d'un pas, releva les manches de sa pelisse et se mit à rejeter des deux mains la neige qui recouvrait Nikita et le traîneau. Ayant rejeté la neige, Vassili Andréitch défit sa pelisse et poussant Nikita au fond du traîneau, il s'étendit sur lui, le recouvrant ainsi de sa pelisse, de son corps brûlant. Ayant glissé les pans de pelisse entre les parois du traîneau et Nikita, Vassili Andréitch, tout en les maintenant sous ses genoux, resta couché sur le ventre, la tête appuyée contre le devant du traîneau. Il n'entendit plus maintenant ni les mouvements du cheval ni les sifflements de la tempête, mais tendait seulement l'oreille au souffle de Nikita.

[...]

[Vassili Andréitch Brékhounov] se réveille, mais il se réveilla tout autre qu'il s'était endormi. Il veut se lever, et il en est incapable; il veut remuer la main, impossible; le pied, impossible aussi. Il veut remuer la tête - non plus. Cela l'étonne beaucoup, mais il n'en est nullement désolé. Et il se rappelle que Nikita est couché sous lui. Vassili Andréitch, c'est Nikita, et que Nikita, c'est lui, et que sa vie à lui n'est pas en lui, mais en Nikita. Il écoute et il entend la respiration et même les légers ronflements de Nikita. «Nikita vit, c'est donc que je vis aussi.», se dit-il avec une joie triomphale.

Et il se souvient de son argent, de sa boutique, de sa maison, des ventes et des achats et des millions des Mironov. Il est difficile de comprendre pourquoi cet homme qu'on appelait Vassili Brékhounov se préoccupait de toutes ces choses-là. «Oui, il ne savait pas de quoi il s'agissait, se disait-il en songeant à Vassili Brékhounov. Il ne le savait pas comme je le sais maintenant. Il n'y a plus d'erreur maintenant. Maintenant je le sais.» Et de nouveau, il entend l'appel de celui qui l'avait interpellé tantôt. «Je viens, je viens!» crie tout son être plein d'une allégresse attendrie. Et il sent qu'il est libre et que rien ne le retient plus.

Et Vassili Andréitch après cela ne vit, n'entendit, ne sentit plus rien dans ce monde.

La tempête continuait toujours. La neige dansait en tourbillon épais et recouvrait le corps de Vassili Andréitch. le Bai glacé qui tremblait de tous ses membres, le traîneau déjà plus qu'à moitié enseveli, et tout au fond du traîneau, sous son maître mort de froid, Nikita qui dormait, réchauffé.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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