Dans Raphaêl, roman autobiographique écrit en 1849, Lamartine nous raconte sous forme idéalisée, mais néanmoins ardente, ses amours de 1816 avec Julie Charles au bord du lac du Bourget. Un amour transcendantal et souffrant. Lamartine trace une ligne d'identification entre aimer, souffrir et mourir. Il y a un bonheur paisible et intime dans cette douleur d'aimer jusqu'à la mort qui libère de la chair. Il y a quelque chose d'éternel dans cet amour qui touche à l'infini et que des amants peuvent atteindre à des moments sublimes: un instant d'éternité dans la banalité de l'existence quotidienne. Une coïncidence de sentiments, une collusion d'identités, un bonheur éphémère. La mort, finitude de la vie et de l'amour. «L'amour tue», car elle est anhistorique: située hors de l'histoire, elle tue le temps, elle est la mort de l'avenir. À cette plainte de Julie répond le discours de Raphaël, son amant, sur le sens sacrificiel* de l'amour, inspiré d'un christianisme «doloriste» et «passionniste» (aimer, c'est pâtir) très éloigné de la conception originelle d'une religion bâtie sur la convivialité joyeuse dans l'amour où l'image de la table commune l'emporte sur celle de la croix, car celle-ci est vaincue par la résurrection. Raphaël ne désire-t-il pas la joie dans la douleur d'aimer: souffrir, «une goutte de plus à la coupe du bonheur»? Le feu de l'amour noble et chaste pour sa Dame, inaccessible beauté, éteint la flamme de l'amour dit charnel et vulgaire.
CVIV. Quelquefois Julie pleurait tout à coup d'une tristesse étrange. C'était de me voir condamné, par cette mort toujours cachée, mais toujours présente entre nous, à n'avoir devant les yeux en elle qu'un fantôme de bonheur qui s'évanouirait et ne me laisserait qu'un linceul dans les mains!... Elle gémissait, elle s'accusait de m'avoir inspiré une passion qui ne pourrait jamais me rendre heureux. «Oh! je voudrais mourir, mourir vivre, mourir jeune et encore aimée! me disait-elle. Oui mourir! puisque je ne puis être à la fois que l'objet et l'illusion de l'amour pour toi! ton délire et ton supplice tout ensemble! Ah! c'est plus divin des bonheurs et la plus cruelle des condamnations confondus dans la même destinée! que l'amour me tue! et que tu me survives pour aimer, après moi, selon ta nature et selon ton coeur! Je serai moins malheureuse en mourant que je ne le suis en sentant que je vis de tes peines et que je te voue à la perpétuelle mort de ta jeunesse et de ton avenir!
«- O blasphème contre la suprême félicité! lui répondis-je en posant ma main tremblante sous ses yeux, pour que ses larmes tombassent sur me doigts. Quelle vile idée vous faites-vous donc de celui que Dieu a trouvé digne de vous rencontrer, de vous comprendre et de vous aimer? N'y a-t-il pas plus d'océans de tendresse et de bonheur dans cette larme qui tombe toute chaude de votre coeur sur ma main et que je bois comme la goutte d'une source céleste, que dans les désirs coupables où se noient les vulgaires attachements que vous regrettez pour moi? est-ce que je vous ai jamais paru envier autre chose que cette souffrance à deux? Ne fait-elle pas de nous deux victimes volontaires et pures? N'est ce pas cet éternel holocauste de l'amour qui, depuis Héloïse jusqu'à nous, n'avait peut-être jamais été offert en spectacle aux anges? Est-ce que j'ai jamais reproché une seule fois à la destinée, dans le délire même de mes heures solitaires, de m'avoir élevé par vous et pour vous au-dessus de la condition des hommes? de m'avoir donné à aimer en vous non une femme, mais une incarnation impalpable et sacrée de l'immatérielle beauté? Est-ce que le feu céleste dont je brûle délicieusement ne consume pas en moi tout charbon des désirs vulgaires? Est-ce qu'il ne me convertit pas tout entier en flamme? Est-ce que cette flamme n'est pas aussi pure et aussi suave que les rayons de votre âme qui l'ont allumée et qui l'entretiennent éternellement par vos yeux? Ah! Julie, prenez de vous une idée plus digne de vous-même, et ne pleurez pas sur les peines que vous croyez m'imposer! Je ne souffre pas. Ma vie est un continuel débordement de bonheur, une plénitude de vous seule, une paix, un sommeil dont vous êtes le rêve. Vous m'avez transformé dans une autre nature. Moi souffrir? Ah! je voudrais quelquefois souffrir en effet, pour avoir quelque chose à vous offrir au ciel, en retour de qu'il m'a donné en vous, ne fût-ce que le sentiment d'une privation et l'amertume d'une larme! Car souffrir pour vous serait peut-être la seule chose qui pût ajouter une goutte de plus à la coupe de bonheur dont je suis inondé. Souffrir ainsi, est-ce donc souffrir ou jouir? Non, vivre ainsi, c'est mourir, il est vrai; mais c'est mourir quelques années plus tôt à cette misérable vie, pour vivre d'avance une vie doublée en nous!»
(Lamartine, Raphaël, Pages de la vingtième année, Éditions du Rocher, «Alphée», 1990, p. 220-223)
«- O blasphème contre la suprême félicité! lui répondis-je en posant ma main tremblante sous ses yeux, pour que ses larmes tombassent sur me doigts. Quelle vile idée vous faites-vous donc de celui que Dieu a trouvé digne de vous rencontrer, de vous comprendre et de vous aimer? N'y a-t-il pas plus d'océans de tendresse et de bonheur dans cette larme qui tombe toute chaude de votre coeur sur ma main et que je bois comme la goutte d'une source céleste, que dans les désirs coupables où se noient les vulgaires attachements que vous regrettez pour moi? est-ce que je vous ai jamais paru envier autre chose que cette souffrance à deux? Ne fait-elle pas de nous deux victimes volontaires et pures? N'est ce pas cet éternel holocauste de l'amour qui, depuis Héloïse jusqu'à nous, n'avait peut-être jamais été offert en spectacle aux anges? Est-ce que j'ai jamais reproché une seule fois à la destinée, dans le délire même de mes heures solitaires, de m'avoir élevé par vous et pour vous au-dessus de la condition des hommes? de m'avoir donné à aimer en vous non une femme, mais une incarnation impalpable et sacrée de l'immatérielle beauté? Est-ce que le feu céleste dont je brûle délicieusement ne consume pas en moi tout charbon des désirs vulgaires? Est-ce qu'il ne me convertit pas tout entier en flamme? Est-ce que cette flamme n'est pas aussi pure et aussi suave que les rayons de votre âme qui l'ont allumée et qui l'entretiennent éternellement par vos yeux? Ah! Julie, prenez de vous une idée plus digne de vous-même, et ne pleurez pas sur les peines que vous croyez m'imposer! Je ne souffre pas. Ma vie est un continuel débordement de bonheur, une plénitude de vous seule, une paix, un sommeil dont vous êtes le rêve. Vous m'avez transformé dans une autre nature. Moi souffrir? Ah! je voudrais quelquefois souffrir en effet, pour avoir quelque chose à vous offrir au ciel, en retour de qu'il m'a donné en vous, ne fût-ce que le sentiment d'une privation et l'amertume d'une larme! Car souffrir pour vous serait peut-être la seule chose qui pût ajouter une goutte de plus à la coupe de bonheur dont je suis inondé. Souffrir ainsi, est-ce donc souffrir ou jouir? Non, vivre ainsi, c'est mourir, il est vrai; mais c'est mourir quelques années plus tôt à cette misérable vie, pour vivre d'avance une vie doublée en nous!»
(Lamartine, Raphaël, Pages de la vingtième année, Éditions du Rocher, «Alphée», 1990, p. 220-223)