L'Encyclopédie sur la mort


La révision de l'homme

Edgar Morin

Le dernier chapitre (II), intitulé «Entre l'indéfini et l'infini», la réédition en 1970 de L'homme et la mort, révèle les nouvelles conclusions auxquelles Edgar Morin est arrivé. L'assurance de l'amortalité biologique ou la possibilité de dissocier mort et vie lui semblent de moins en moins concevables. Ce qui reste, c'est l'espoir de réformer la mort, c'est-à-dire de prolonger la vie individuelle. Mais au-delà de ce premier horizon, il entrevoit un second horizon : la seule façon de surmonter la mort est de l'intégrer au plus intime de la vie. Le couple mort-vie est indissociable et la seule amortalité possible réside dans le changement, le dépassement de l'individu et de l'espèce dans un métanthrope.

La révision de l'homme
Tandis que la nouvelle biologie m'obligeait à considérer la fragilité fondamentale de la vie, je me trouvais, par ailleurs, amené à ressentir la fragilité de la notion d'homme, telle qu'elle se trouvait agitée, comme une amulette, dans mon dernier chapitre.
Certes, j'avais conçu l'homme, non pas seulement comme individu, mais comme triade Individu-Société-Espèce, où les termes sont à la fois interdépendants et en contradiction. Ainsi le développement de l'individu supposait le développement de l'espèce humaine et de la société, mais l'individu, du fait de ce développement, se trouvait amené à rompre partiellement et d'une certaine manière avec le cycle spécifique et la polis; bien entendu, je mettais en relief la grande rupture qu'illustraient le traumatisme de la mort et les mythes d'immortalité.

Toutefois, au cours de mes conclusions, je perdais le sens trinitaire, et l'individu suçait la substance vivante de l'espèce et de la société, réduites à l'état de simples supports. Certes, j'envisageais bien, une fois abolies les contraintes spécifiques de la mort, et avec l'espoir planétaire du communisme universel, la réconciliation générale de l'individu, la société et l'espèce. Mais j'oubliais que l'individu, s'il doit s'inscrire dans un cycle et une totalité où il est à ta fois (et contradictoirement) moyen et fin, ne peut être considéré comme une figure supérieure aux deux autres figures de la triade, et ne peut surmonter radicalement la différence, c'est-a-dire la source permanente de contradictions entre lui, l'espèce et la société. Autrement dit, je vois maintenant, qu'entraîné par l'éthylisme intellectuel qui me caractérise parfois, je versais en dépit d'inquiétudes et de gros soupirs (la phrase de Henri Heine «chaque pouce de terrain») dans le péché d'euphorie.

D'autre part, au sein de cette euphorie, mon anthropologisme se dégrade en vulgate humaniste où l'homme seul et seule valeur, radicalement étranger au cosmos et à la création, est voué à devenir sujet et propriétaire du monde. Aujourd'hui, je suis loin d'abandonner l'anthropologisme, comme on l'a vu dans la nouvelle préface, mais je suis disposé à y inoculer de plus en plus profondément du biologisme, et à l'inscrire dans un cosmologisme. Ce que je rejette, c'est l'humanisme insulaire-propriétaire. Il m'apparaît de plus en plus que l'homme est non seulement le plus avancé des êtres vivants connus, mais aussi le porteur de ce que la vie a de principiel et fondamental. Car l'homme est indéterminé, comme le fut la cellule originaire et comme l'est encore l'amibe, mais il dispose de membres, de cerveaux, d'outils, de langage. Chacun de ses progrès correspond à la création d'un organe, d'un outil, d'un art, d'une aptitude, et en même temps correspond à une régression vers l'indétermination originelle et les structures premières d'où sont issus précisément tous ses progrès fondamentaux. Son langage, progrès révolutionnant, retrouve en fait le secret structurel du code génétique, source première de toute vie ... Et ses mythes les plus profonds, ceux de la mort - le double et la mort-renaissance - traduisent en fantasmes et aspirations ce qui caractérise génétiquement la vie: la duplication et le cycle germen-soma.

Le soleil de la mort.
Comme la vie, l'homme vit dans le hasard, contient en lui le hasard, est fait pour rencontrer le hasard, le combattre, le domestiquer, le fuir, le féconder, jouer avec lui, en subir le risque, en subir la chance ... Or si l'on conçoit l'intimité profonde entre la vie et l'homme, et si l'on conçoit en même temps l'intimité profonde entre la vie et la mort, alors on conçoit du même coup que pour l'homme la mort est inexpugnable de sa source, de son support, de son horizon. la mort c'est tout d'abord le risque permanent, l'aléa, qui naît à chaque changement du monde et à chaque bond en avant de la vie, et, dans ce sens, comme l'a dit de façon admirable Jonas Salk (14), la Vie est toujours au bord du désastre. La mort est dans l'univers physico-chimique où la vie est sans cesse menacée de retomber, mais où elle s'est formée, s'est tissée, s'est développée, La mort, elle, est dans l'indétermination micro-physique, mais cette indétermination est en même temps à la source des mutations et des créations, de toute création. La mutation, source de la mort, est indistincte de la source de la vie. Ce qui n'est pas en ordre, ce chaos souterrain et permanent, est à la fois ce qui crée et ce qui détruit. On ne peut concevoir.. Pourra-t-on un jour concevoir? De toute façon la mort s'enfonce, s'enracine dans le mystère qui est à la fois celui de la Matière et de la Vie. La mort, pour l'homme, est dans le tissu de son monde, de son être, de son esprit, de son passé, de son futur.

Erreur théorique donc que d'avoir, d'une part, trop séparé l'individu de l'espèce et la société, d'autre part, trop séparé la vie de la mort, Fol espoir donc que de songer à divorcer de la mort (et de cela, j'en étais vaguement conscient, puisque après avoir arraché l'homme à la mort spécifique, je l'offrais à la mort cosmique), Mais ceci n'annule pas l'espoir de réformer la mort.



Note

(14) J. Salk, Biology and Human Life, Salk Institute, San Diego, mai 1969, p. 29.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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