L'Encyclopédie sur la mort


La mort d'une mère

Nous remercions Dan de Bourgogne ( Daniel Leveillard) de nous autoriser de reproduire ce poème. Daniel Levieillard est le président national de l'Académie de Recherche, sociétaire des Hautes Etudes en Sciences Religieuses et conférencier. Auteur de "Les Mystères du Sang Royal", "Lilith", "Conviction et Dissidence". Auteur de poèsies "La Nouvelle Albatride" et de nombreuses communications.

 

LA MORT D’UNE MERE

 

La veille encore, nous mangions ensemble.

Elle était un peu triste, mais sans plus ;

je lui avais dit « à demain ».

Aux aurores glaciales de cette fin d’hiver,

un coup de fil me fit sortir de mes rêves :

c’était ma mère :

« Je ne suis pas bien, viens tout de suite :

je ne peux plus bouger mes jambes ».

Aussitôt, je me rends à son chevet.

Ses yeux traduisent tout le désarroi de son âme ;

elle sait déjà qu’elle va mourir.

« J’appelle un docteur ; ça va aller » ;

mais « Non, me dit-elle, parlons un peu ».

*

Ses yeux se couvrirent de larmes discrètes ;

le temps des effusions n’était plus.

« Laisse-moi profiter de toi, mon fils. »

Et ce discours d’adieu me restera gravé à tout jamais.

*

Quelle leçon sur la mort !

Nulle crainte, la certitude même

d’atteindre à un autre monde,

forcément meilleur que celui-ci

où le pire côtoie souvent la routine.

*

J’étais parvenu à l’asseoir ;

et j’étais à ses côtés.

Nous étions là, à bavarder :

« Te souviens-tu, maman ? »...

et l’enfant renaissait un moment,

comme quand j’avais dix ans.

« Te souviens-tu ma mère ? »

et l’adulte naissant requittait la maison,

comme quand j’avais vingt ans.

Le temps était aboli ;

sans lendemain pour elle,

que des hiers déjà pour elle et moi.

Elle parlait encore, mais elle n’était déjà plus.

*

Souvent, à table, nous en avions parlé :

« Mon fils, j’ai vécu ;

la vie ne m’apportera plus rien que tu ne m’aies donné :

je suis grand-mère et tes enfants sont ma joie.

S’il m’arrive un malheur, je te le demande :

laisse moi partir comme je serai alors.

Ne fais rien qui puisse prolonger mes jours :

les artifices ne sont pas de ma nature.

Mon rêve serait de partir, avec toi auprès de moi ;

ici, dans ma maison.

Ne m’impose pas cette déchirure

de vivre encore,

en un ailleurs qui m’est étranger

et sans n’être plus moi-même. »

*

Je lui avais dit :

« Ne t’inquiète pas, je ferai selon ta volonté ».

*

Il est des phrases que l’on dit pour faire plaisir,

et qui au jour venu ne sont plus que serments rompus.

Mon père m’avait enseigné la valeur des mots,

et qu’une promesse n’est pas un dire virtuel.

Lui, savait ce dont il parlait :

Quand la guerre fut venue, cette tueuse de jeunes gens,

à celle qu’il aimait et qu’il quittait malgré lui, il lui avait dit : « Quand je reviendrai, nous nous marierons ».

Après cinq ans prisonnier, il revenait, changé,

transfiguré même par tant de souffrances et de sang versé ; mais intact dans ses mots :

« Marions-nous ».

Elle, l’avait attendu, fidèle et véritable

épousée avant l’heure ; sa jeunesse flétrie.

*

« Mon père ».

Il était mort voici trente ans, bien avant que d’être vieux ; usé par ces blessures de guerre

où les plus cruelles sont celles qu’on ne voit pas.

*

« Son époux ».

Où était-il à l’heure où celle qu’il avait tant chérie

allait fermer les yeux ?

Qui l’a connu ne peut en douter ?

Il était là,

sur le lit même de leurs amours défunts.

« Je vais le retrouver » ;

c’était comme des noces nouvelles

dont j’étais le témoin.

 

Elle mit sa tête sur mon épaule.

Etais-je encore moi, ou était-ce déjà lui,

je ne saurai jamais

à qui était cette main qu’elle serrait maintenant.

Son souffle devenait haletant

qui annonçait l’inévitable du dernier ;

douloureuse attente.

Par cet étrange mystère, dans l’instant,

je devenais comme un père

dans l’imminence de la naissance de son enfant.

Là, celle qui m’avait donné la vie, allait naître à l’Eternité.

*

Les volets étaient clos ; mais le jour se levait.

Le sentit-elle ? Elle me demanda d’ouvrir la fenêtre.

Avait-elle besoin d’air ? Je l’ai cru ;

je n’avais pas compris.

Quand je me rassis auprès d’elle, elle me dit :

« Je vais m’envoler ;

comme un oiseau à qui on a ouvert la cage. »

*

Cinq heures étaient passées comme un éclair.

Nous avions tout revécu de nos années  communes ;

nous avions tout recelé de nos discordes passées.

Aucun regret dans nos âmes, sinon celui de se quitter.

Peut-être, et même sans doute, elle, me reverra-t-elle

de son Ciel,

mais moi, sans nul doute, je ne la reverrai plus.

*

Elle avait cessé de parler.

Tout était dit, tout était clair.

Seul mon cœur était sombre d’elle.

Son cœur battait encore, mais elle n’était plus.

*

J’aurais pu l’étendre sur son lit ;

la coucher, la regarder peut-être.

Je l’ai gardé dans mes bras ;

et tandis qu’elle souriait,

à mon père sans doute,

moi je me mis à pleurer.

Doucement, comme pour ne pas la réveiller.

*

Un soleil radieux entra dans la chambre,

comme s’invitant, importun, à ce funèbre adieu.

Je serrai la main de ma mère où le froid s’installait ;

je sentis quelques soubresauts,

et puis plus rien.

*

Je pris son visage dans mes mains.

Ses yeux morts me fixaient dans un ultime adieu.

*

J’ai pris son front,

où les rides des ennuis semblaient s’enfuir,

et j’y ai déposé un long baiser.

*

Qu’est-ce que l’homme ?...

L’airain dans lequel je suis coulé,

à force de luttes et de contraintes,

s’est alors  fait de neige :

je lui ai dit ce mot que jamais de sa vie je ne lui avais osé :

*

« Maman, je t’aime. »

 

***

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de création:2013-03-12 | Date de modification:2013-03-12

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