L'Encyclopédie sur la mort


La mort d'Empédocle (Extraits)

Friedrich Hölderlin

Hölderlin (1770-1843) a écrit trois versions, toutes inachevées, de La mort d'Empédocle, initialement conçue comme un poème tragique en 5 actes. D'une version à l'autre, il y a une évolution en ce qui concerne la sobreté scénique et littéraire dans un désir manifeste d'aller vers l'essentiel. Mais le noyau central des trois versions reste celui d'«une libre mort et dans la loi divine». En effet, Empédocle vit douloureusement la séparation avec son peuple et avec ses dieux. Hölderlin s'identifie à Empédocle et, à travers celui-ci, au Christ abandonné par son peuple et par Dieu, son Père. Dans le présent passage, Empédocle donne la réplique à Manès qui lui demande: «Oh! parle, dis qui tu es! Et qui suis-je?»

Et quand j'entendis, silencieux sous les portiques,
La foule en révolte pousser ses plaintes dans la nuit,
Puis, lasse de vivre, se jeter par les champs
Et détruire de ses mains ses propres maisons
Avec les temples abandonnés de dégoût,
Quand je vis les frères se fuir, et les amants
Passer sans se voir, le père ne plus connaître
Son fils, les paroles des hommes
Et la loi humaine cesser d'être comprises,
L'effroi me saisit avec le sens de ces choses:
C'était son Dieu qui se séparait de mon peuple!
Je l'entendis qui partait, je levai les yeux
Vers l'astre muet d'où il était descendu.
Et j'allais m'offrir en expiation. Ce fut encore
De beaux jours une abondance. Et même il parut
Enfin comme un renouveau; et au souvenir
De l'âge d'or où régnait seule la confiance,
Matin limpide et fort, se dissipa
Du peuple à moi le terrible ressentiment,
Et des liens solides librement nous unirent,
Et de toute vie nous invoquâmes les Dieux.
Mais quand le peuple par gratitude me couronnait,
Que je sentais l'âme du peuple m'approcher
Toujours plus, et moi seul, souvent j'étais saisi:
Quand un pays va mourir, l'Esprit se suscite
Un dernier élu que sa voix traverse,
Son chant du cygne aux derniers accents de la vie.
Mais je l'ai servi, malgré ce pressentiment, docile.
Tout est accompli. Désormais je n'appartiens
Plus aux mortels. Ô consommation de mon temps!
Ô Esprit, toi qui nous a nourris, toi qui règnes
En secret au plein du jour et dans la nuée,
Et toi, ô lumière, et toi la Terre, ô ma Mère!
Me voici, serein, puisque mon heure m'attend,
L'heure nouvelle de longue date fixée.
Je vais le trouver non plus en image, ni l'instant
D'un bref bonheur comme autrefois chez les mortels,
Vais le trouver dans la mort, le Dieu du vivant,
Et aujourd'hui même l'affronter, aujourd'hui
Qu'il nous prépare, le Maître du Temps, en signe
De fête pour moi et pour lui, un orage.
Comprends-tu ce calme, alentour? connais-tu ce silence
Du Dieu qui jamais ne dort? attends-le ici !
À la mi-nuit tout sera par lui accompli.
Et si tu es, comme tu dis, du Dieu Tonnant
Le familier, si, accordé à ses pensées,
Ton esprit par les voies qu'il connaît l'accompagne,
Viens avec moi maintenant que le cœur de la Terre
Gémit de solitude et qu'au souvenir
De leur union d'autrefois la Mère, la ténébreuse,
Lève vers l'Éther ses bras de feu déployés,
Et maintenant que le Dominateur vient dans sa foudre,
Attestant notre affinité
Avec lui jusqu'en bas dans les flammes sacrées.
Mais si tu préfères, quant à toi, rester à l'écart,
Pourquoi m'envier ce destin? s'il n'est point la part
À toi dévolue, ton bien, pourquoi me le prendre,
Pourquoi te mettre en travers? Ô vous, les Génies,
Vous qui m'assistiez dans mes premiers pas,
Pères des projets lointains! je vous remercie,
Libéré de tout autre devoir, vous m'avez donné
De conclure ici la longue somme de mes souffrances
Par une libre mort et dans la loi divine !
Mais pour toi c'est fruit défendu! laisse alors et pars!
Et quand tu ne peux me suivre, ne juge pas.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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