L'Encyclopédie sur la mort


La mort de Toulouse-Lautrec

Henri Perruchot

Toulouse-Lautrec Henri de
Peintre français (1864-1901)

http://agora.qc.ca/Dossiers/Henri_de_Toulouse-Lautrec

Voici la lettre que le comte Alphonse, père de Lautrec, écrit à Gabrielle de Toulouse-Lautrec, sa mère et grand-mère du peintre, le soir de la mort de son fils : « Malromé, 9 septembre 1901 : Ah chère Maman, que de tristesses. Dieu n'a pas béni notre union. Que sa volonté soit faite, mais c'est bien dur de voir renverser l'ordre de la nature. J'ai hâte de vous rejoindre après le triste spectacle de l'agonie longue de mon pauvre enfant si inoffensif, n'ayant jamais eu pour son père un mot enfiellé. Plaignez-nous. Alphonse (Archives des Tapié de Celeyran). »
camillerenault.comXIII
Les mouches.

Cette fois, l'air marin de Taussat ne revivifie pas Lautrec. Dans la touffeur de cet été orageux, il traîne une lassitude de plus en plus pesante, De jour en jour, il s'étiole, décline, Ses bras, ses jambes se décharnent, Il souffre de la poitrine, Des médecins l'ont dit phtisique.

Une nuit, à la mi-août, il s'écroule, frappé d'une attaque de paralysie.

Viaud a expédié une dépêche à la comtesse Adèle, qui, aussitôt accourue, a ramené son fils au château de Malromé; tel était le souhait du peintre, Ils y sont arrivés le 20 août.

A Malromé, Lautrec sort de sa torpeur. Il semble se ranimer quelque peu.

Et il essaie de rire. Ses yeux, quant à eux, ne rient plus. Dans la salle à manger du château, au-dessus de la cheminée, le portrait de Viaud en amiral est toujours là, inachevé, Lautrec le regarde. Va~t-il abandonner ainsi? Il se hisse sur une échelle et applique des coups de brosse, Mais il est trop faible pour continuer longtemps une telle tâche.

Bientôt, il doit renoncer. Le pinceau lui échappe des mains, Peu à peu, la paralysie gagne tous les membres. Lautrec ne marche pas plus qu'il ne mange, On le promène en voiture dans le parc, Aux repas, on le véhicule jusqu'à la table dans un fauteuil roulant, Le portrait de son « cornac » est en face de lui, il ne le finira jamais, Ses mains sont désormais les mains de n'importe qui.

Sa mère souhaiterait qu'il reçût la visite d'un prêtre. Pourquoi pas? C'en est fait. Sa vie est morte, la méchante vie qu'on lui avait donnée. Plus jamais, il ne scandalisera personne. Comme le chevreuil pourchassé par les chiens, il rentre à son gîte. Il a follement couru à travers les halliers, Il a encore sur lui les parfums de l'existence libre et dangereuse qu'il a menée. Maintenant, il est exténué; il doit se rendre, Qu'il rentre dans le giron des siens!

L'œil absent, il revoit le Bosc et, plus loin, les hautes futaies où cavalcadait le Prince Noir. Les chevaux, la meute, les piqueux, tout ce qu'il n'aura pas eu. La vie de château, hein? quoi?

Les raisins mûrissent, gorgés de suc, dans les vignes incendiées. Lautrec ne quitte plus sa chambre.

Il est devenu presque complètement sourd. Il ne rit plus - plus du tout. Il ne parle pas, ou très peu. Il regarde à peine ce qui se passe autour de lui. Il n'a plus de désirs - plus aucun.

Trente-sept ans! Il allait avoir trente-sept ans, l'âge où mourut son « copain » Vincent*, l'âge où sont morts Raphaël et Watteau. La Goulue danse avec Valentin le Désossé, Rosa la Rouge a sa tête de chien, Bruant rugit ses invectives. Le cortège des femmes inaccessibles ou impudiques, crucifiantes ou consolatrices tourbillonne, Misia, la Passagère du 54, Elsa la Viennoise, Rolande de la rue des Moulins, Mireille de la rue d'Amboise, Valadon, Marie Charlet... Et lorsqu'il commence à faire noir, j'attends pour savoir si Jeanne d'Armagnac viendra près de mon lit, Elle vient quelquefois, et veut bien me distraire et jouer avec moi, et je l'écoute parler, sans bien oser la regarder. Elle est si grande et si belle! Et moi, je ne suis ni grand ni beau..., Le Bosc, Les chevaux. La vie perdue. La vie brûlée, Tout se paie en ce monde. Le génie, comme le reste.

Les yeux grands ouverts, Lautrec délire. Dehors, la lourde chaleur de ce début de septembre accable Malromé. Des mouches bourdonnent, piquant Lautrec, Il tente par moments de se soulever pour les chasser, mais il ne peut plus faire même ce geste. Il halète. « Maman ...», appelle-t-il.

« Maman, j'ai soif. »

L'orage va-t-il éclater? On étouffe en ce dimanche 8 septembre. L'air est électrisé. Les mouches harcèlent l'agonisant. Au pied du lit, sa mère, agenouillée, prie à côté d'une religieuse,qui égrène son rosaire. On soutient encore Lautrec avec du porto et des grogs, Il ne délire plus. Le curé de Malromé l'a administré; et, tout à l'heure, quand son père, arrivé in extremis de Paris par le train du soir, est entré dans la chambre, il l'a considéré un instant, puis il a dit : « Je savais bien, papa, que vous ne manqueriez pas l'hallali. »

D'autres parents sont là aussi, Tapié, Louis Pascal et sa mère. Personne ne parle. La respiration de Lautrec est de plus en plus difficile. De temps à autre, la comtesse Adèle se relève, vient appuyer sa main sut le front moite de son enfant. D'un effort, il se tend vers elle : « Maman ... Vous! Rien que vous! » Et dans un souffle : « C'est bougrement dur de mourir l »

L'orageuse chaleur l'oppresse. Autour de lui, les mouches bourdonnent, importunes.

Le comte Alphonse, qui cherche à s'employer utilement, a proposé de couper la barbe de son fils; les Arabes pratiquent ainsi, paraît-il. On l'en a empêché. Il s'est donc lui aussi agenouillé auprès du lit, et arrachant des élastiques à ses bottines, il ajuste avec soin des mouches sur le drap.

Tapié, penché sur son cousin dans la pénombre, s'aperçoit du manège. Lautrec baisse les yeux sur lui : « Le vieux conl » murmure-t-il.

Il ne prononcera plus d'autres mots. La nuit a envahi la pièce.

Le tonnerre roule au loin, dans un grondement sourd. La comtesse Adèle et la religieuse ne cessent de prier, Interminable, l'agonie se prolonge. Quand Lautrec ferme les yeux, il est 2 h 15 du matin. L'orage éclate enfin sur Malromé, La pluie s'abat avec violence. Alors, soudain, entre deux déflagrations, des coups de feu déchirent la nuit, répondant à l'orage : c'est le comte Alphonse qui, dans une des tours du château chasse des chouettes.

La comtesse Adèle prie. Là-haut, dans la tour, le comte Alphonse poursuit sa fusillade.

Quatre cierges grésillent autour du lit de l'infirme (1).

DIEU LO VOLT

Notes

(1) Lautrec fut enterré au cimetière de Saint-André-du-Bois, près de Malramé. Ultérieurement, la comtesse Adèle, craignant que ce cimetière ne fût désaffecté, transféra les cendres de son fils dans une localité voisine, à Verdelais.

Pendant l'enterrement, le comte Alphonse se fit remarquer par de nouvelles excentricités. Au lieu de suivre le convoi, il prit place sur le siège à l'avant du corbillard « pour voir comment le cocher tenait les guides et si son Henri était conduit à sa dernière demeure comme il convient à gentleman ». (Rapporté par Mary Tapit': de Céleyran) Fouettant le cheval, qui, dans les chemins boueux, n'allait pas assez. vite à son gré, il accéléra l'allure tant et si bien que les personnes du cortège durent courir pour ne pas être distancées. (Rapporté par Albert Rèche
)
On a beaucoup discuté de la maladie de Lautrec. Le docteur G. Séjournet a parlé d'achondroplasie à apparition tardive, le professeur Maurice Lamy d'ostéogenèse imparfaite. Pour délicat que soit un diagnostic rétrospectif, il semble toutefois que ce soit la thèse du docteur Gaston Lévy qui corresponde le plus étroitement aux faits. Selon ce médecin, il se serait agi d'une maladie appartenant au groupe des dysplasies polyépiphysaires, peut-être même, plus précisément, de la dystrophie polyépiphysaire de Clément.

Dans ces affections, « le tissu osseux autour des épiphyses est friable, et les épiphyses elles-mêmes sont malades ». Il est donc fort vraisemblable que les fractures de Lautrec ne se sont pas présentées comme de simples fractures. « On peut admettre, écrit le docteur Levy, que des fractures se soient faites sur un col de fémur coxa vara, extrêmement friable, ou par une subluxation entraînant une chute et, à sa suite, des fractures du fémur. Mais l'hypothèse de subluxations se complétant en luxations n'est pas à exclure. »

De toute façon, Contrairement à cc qu'un examen superficiel des données biographiques a pu souvent laisser croire, les fractures de Lautrec ne furent nullement la cause de son arrêt de croissance; sa croissance aussi bien, n'avait jamais été réellement satisfaisante. Ces fractures furent une conséquence, « l'aboutissement dramatique d'une évolution antérieure », sous l'effet d'un facteur pathologique osseux. Que, d'autre part, les deux accidents de Lautrec se soient situés au moment de sa puberté n'est en rien étonnant. Si les affections de cette sorte mettent quelquefois des années avant de se manifester (le diagnostic en était d'ailleurs impossible du temps de Lautrec en raison de l'inexistence de la radiographie), elles s'aggravent effectivement lors des poussées de croissance et de la puberté. Lautrec, dès l'origine, portait en lui son destin; il ne pouvait y échapper.

N'est-ce pas ici le lieu de rappeler cette fatalité biologique qui, le jour même où nous sommes conçus, referme sur nous une « porte inexorable » (Jean Rostand)? Déterminisme sans merci, dont Lautrec est la navrante illustration.

(D'après des renseignements recueillis par le docteur Lévy, une cousine de Lautrec aurait été naine) .

Source

Henri Perruchot, La vie de Toulouse Lautrec, Paris, Le Cercle Historia, 1962, p. 362-535, « Les mouches », p. 530-535.

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Toulouse-Lautrec de, Henri
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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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