L'Encyclopédie sur la mort


La mort de Socrate

Alphonse Lamartine (1790-1869)

«Quoique ce morceau porte le nom de Socrate, on y sent cependant déjà une philosophie plus avancée, et comme un avant-goût du christianisme près d’éclore. Socrate avait combattu toute sa vie cet empire des sens que le Christ venait renverser ; sa philosophie était toute religieuse… ; elle avait deviné l’unité de Dieu, l’immortalité de l’âme plus encore… Il était inspiré, il était un précurseur de cette révélation définitive que Dieu préparait de temps en temps par des révélations partielles. La mort de Socrate est certainement ce que j’estime le plus de ce que j’ai fait.» (Lamartine)
La Vérité, C'est Dieu.
Le soleil se levant aux sommets de l'Hymette
Du temple de Thésée illuminait le faîte,
Et, frappant de ses feux les murs du Parthénon,
Comme un furtif adieu glissait dans la prison ;
On voyait sur les mers une poupe dorée,
Au bruit des hymnes saints, voguer vers le Pirée,
Et c'était ce vaisseau dont le fatal retour
Devait aux condamnés marquer leur dernier jour;
Mais, la loi défendait qu'on leur ôtât la vie
Tant que le doux soleil éclairait 'l'Ionie,
De peur que ses rayons, aux vivants destinés,
Par des yeux sans regard ne fussent profanés,
Ou que le malheureux, en fermant sa paupière.,
N'eût à pleurer deux fois la vie et la lumière.
Ainsi l'homme. exilé du champ de ses aïeux,
Part avant que l'aurore ait éclairé les cieux !
Attendant le réveil du fils de Sophronique,
Quelques amis en deuil erraient sous le portique;
Et sa femme, portant son fils sur ses genoux,
Tendre enfant dont la main joue avec les verroux,
Accusant la lenteur des geôliers insensibles,
Frappait du front l'airain des portes inflexibles.
La foule inattentive au cri de ses douleurs
Demandait en passant le sujet de ses pleurs,
Et, reprenant bientôt sa course suspendue,
Et dans les longs parvis par groupes répandue,
Recueillait ces vains bruits dans le peuple semés,
Parlait d'autels détruits et des dieux blasphémés,
Et d'un culte nouveau corrompant la jeunesse.
Et de ce dieu sans nom étranger dans la Grèce.
C'était quelque insensé, quelque monstre odieux,
Quelque nouvel Oreste aveuglé par les dieux,
Qu'atteignait à la fin la tardive justice,
Et que la terre au ciel devait en sacrifice.
Socrate*! et c'était toi qui, dans les fers jeté,
Mourais pour la justice et pour la vérité!!!
Enfin, de la prison les gonds bruyants roulèrent;
A pas lents, l'oeil baissé, les amis s'écoulèrent..
Mais Socrate, jetant un regard sur les flots,
Et leur montrant du doigt la voile vers Délos :
« Regardez sur les mers cette poupe fleurie;
C'est le vaisseau sacré, l'heureuse Théorie !
Saluons-la, dit-il : cette voile est la mort !
Mon âme, aussitôt qu'elle, entrera dans le port:
Et cependant parlez;. et que ce jour suprême,
Dans nos doux entretiens, s'écoule encore de même !


Mais Socrate élevant sa coupe dans ses mains :
«Offrons, offrons d'abord aux maîtres des humains
De l'immortalité cette heureuse prémice !»
Il dit; et vers la terre inclinant le calice
Comme pour épargner un nectar précieux, .
En versa seulement deux gouttes pour les dieux,
Et, de sa lèvre avide approchant le breuvage,
Le vida lentement, sans changer de visage,
Comme un convive avant de sortir d'un festin
Qui dans sa coupe d'or verse un reste de vin,
Et, pour mieux savourer le dernier jus qu'il goûte,
L'incline lentement et le boit goutte à goutte.
Puis, sur son lit de mort doucement étendu,
reprit aussitôt son discours suspendu :
« Espérons dans les dieux, et croyons-en notre âme !
De l'amour dans nos coeurs alimentons la flamme!
L'amour est le lien des dieux et des mortels;
La crainte ou la douleur. profané leurs autels.
Quand vient l'heureux signal de notre délivrance,
Amis, prenons vers eux le vol de l'espérance!
Point de funèbre adieu! point de cris! point de pleurs !
On couronne ici-bas la victime de fleurs :
Que de joie et d'amour notre âme couronnée
S'avance au-devant d'eux, comme à son hyménée!
Ce sont là les festons, les parfums précieux, .
Les voix, les instruments, les chants mélodieux;
Dont l'âme, convoquée à ce banquet suprême,
Avant d'aller aux dieux, doit s'enchanter soi-même !»
Relevez donc ces fronts que l'effroi fait pâlir!
Ne me demandez plus s'il faut m'ensevelir;
Sur ce corps, qui fut moi, quelle huile on doit répandre;
Dans quel lieu, dans quelle urne il faut garder ma cendre.
Qu'importe à vous, à moi, que ce vil vêtement
De la flamme, ou des vers, devienne l'aliment?
Qu'une froide poussière à moi jadis unie
Soit balayée aux flots ou bien aux gémonies?
Ce corps vil, composé des éléments divers,
Ne sera pas plus moi qu'une vague des mers,
Qu'une feuille des bois que l'aquilon promène,
Qu'un atome flottant qui fut argile humaine,
Que le feu du bûcher dans les airs exhalé,
Ou le sable mouvant de vos chemins foulé!
Mais je laisse en partant à cette terre ingrate
Un plus noble débris de ce que fut Socrate :
Mon génie à Platon*, à vous tous mes vertus !
Mon âme aux justes dieux! ma vie à Mélitus,
Comme au chien dévorant qui sur le seuil aboie,
En quittant le festin, on jette aussi sa proie!... »
Tel qu'un triste soupir de la rame et des flots
Se mêle sur les mers aux chants des matelots;
Pendant cet entretien une funèbre plainte
Accompagnait sa voix sur le seuil de l'enceinte :
Hélas! c'était Myrto demandant son époux,
Que l'heure des adieux ramenait parmi nous!
L'égarement troublait sa démarche incertaine,
Et, suspendus aux plis de sa robe qui traîne,
Deux enfants, les pieds nus, marchant à ses côtés,
Suivaient en chancelant ses pas précipités.
Avec ses longs cheveux elle essuyait ses larmes;
Mais leur trace profonde avait flétri ses charmes;
Et la mort sur ses traits répandait sa pâleur :
On eût dit qu'en passant l'impuissante douleur,
Ne pouvant de Socrate atteindre la grande âme,
Avait respecté l'homme et profané la femme.
De terreur et d'amour saisie à son aspect,
Elle pleurait sur lui dans un tendre respect..
Telle, aux fêtes du dieu pleuré par Cythérée,
Sur le corps d'Adonis la bacchante éplorée,
Partageant de Vénus les divines douleurs,
Réchauffe tendrement le marbré de ses pleurs,
De sa bouche muette avec respect l'effleure,
Et paraît adorer le beau dieu qu'elle pleure.
Socrate, en recevant ses enfants. dans ses bras,
Baisa sa joue humide et lui parla tout bas :
Nous vîmes une larme, et ce fut la dernière,
Sous ses cils «abaissés rouler dans sa paupière.
Puis, d'un bras défaillant offrant ses fils aux dieux
«Je fus leur père ici, vous l'êtes dans les cieux!
Je meurs, mais vous vivez! Veillez sur leur enfance;
Je les lègue, ô dieux bons, à votre providence!... »
Mais déjà le poison dans ses veines versé
Enchaînait dans son cours le flot du sang glacé :
On voyait vers le coeur, comme une onde tarie,
Remonter pas à pas la chaleur et la vie,

Et ses membres raidis, sans force et sans couleur,
Du marbre de Paros imitaient la pâleur.
En vain Phédon penché sur ses pieds qu'il embrasse
Sous sa brûlante haleine en réchauffait la glace,
Son front, ses mains, ses pieds se glaçaient sous nos doigts:
Il ne nous restait plus que son âme et sa voix !
Semblable au bloc divin d'où sortit Galatée
Quand une âme immortelle à l'Olympe empruntée,
Descendant dans le marbre à la voix d'un amant,
Fait palpiter son coeur d'un premier sentiment,
Et qu'ouvrant sa paupière au jour qui vient d'éclore,
Elle n'est plus un marbre, et n'est pas femme encore.
Était-ce de la mort la pâle majesté,
Ou le premier rayon de l'immortalité*?
Mais son front rayonnant d'une beauté sublime
Brillait comme l'aurore aux sommets de Didyme,
Et nos yeux, qui cherchaient à saisir son adieu*,
Se détournaient de crainte et croyaient voir un dieu!
Quelquefois l'oeil au ciel il rêvait en silence;.
Puis déroulant les flots de sa sainte éloquence,
Comme un homme enivré du doux jus du raisin
Brisant cent fois le fil de ses discours sans fin,
Ou comme Orphée errant dans les demeures sombres,
En mots entrecoupés il parlait à des ombres.
Courbez-vous, disait-il, cyprès d'Acadéilius!
Courbez-vous, et pleurez; vous ne le verrez plus!
Que la vague, en frappant le marbre du Pirée,
Jette avec son écume une voix éplorée !
Les dieux l'ont rappelé! ne le savez-vous pas?...
Mais ses amis en deuil, où portent-ils leurs pas?
Voilà. Platon, Cébès, ses enfants et sa femme!
Voilà son cher Phédon, cet enfant de son âme !
Ils vont d'un pas furtif, aux lueurs de Phcebé,
Pleurer sur un cercueil aux regards dérobé,
Et, penchés sur mon urne, ils paraissent attendre
Que la voix qu'ils aimaient sorte encor de ma cendre.
Oui, je vais vous parler, amis, comme autrefois,
Quand penchés sur mon lit vous aspiriez ma voix!.:.
Mais que ce temps est loin! et qu'une courte absence
Entre eux et moi, grands dieux, a jeté de distance!
Vous qui cherchez si loin la trace de mes pas,
Levez les yeux, voyez!... Ils ne m'entendent pas!
Pourquoi ce deuil*? pourquoi ces pleurs dont tu t'inondes?
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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